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Alain Robbe-Grillet : un écrivain géographe ?

Écrivain et cinéaste français, Alain Robbe-Grillet (1922-2008) est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, parus entre 1953 (Les Gommes) et 2007 (Un roman sentimental), et de dix films, sortis entre 1963 (L’immortelle) et 2007 (C’est Gradiva qui vous appelle).

Il demeure en partie connu pour avoir incarné, en compagnie des écrivain.e.s Michel Butor, Nathalie Sarraute et Claude Simon, l’un des chefs de file du mouvement littéraire appelé le « nouveau roman », apparu dans les années 1950[1].

Ce mouvement se caractérise par l’utilisation de règles en rupture avec celles du roman traditionnel, en cherchant notamment à détruire l’illusion du réel, avec par exemple la succession d’événements ne respectant aucune chronologie ou encore la présence de personnages non individualisés.

Si des travaux en littérature et études cinématographiques ont porté sur des thématiques récurrentes dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet, telles l’érotisme (Colard, 2010 ; Demangeot, 2015), ou encore sur la structure narrative de ses livres et de ses films (Gardies, 1983 ; Allemand, 2010), plusieurs études littéraires se sont également intéressées à la place de l’espace dans certains de ses ouvrages. Ces dernières traitent tour à tour de la représentation et concrétisation sémiotiques de l’espace dans l’œuvre romanesque (Lissigui, 1996), de la subjectivité de l’espace sans cesse adapté à la vision et aux ressentis des personnages (Balighi, 2012), et du positionnement spatial comme moyen d’exister pour le narrateur, comme dans La Jalousie (Sarda, 2016).

Si cette utilisation que fait Alain Robbe-Grillet de l’espace m’a également marqué lors de mes premières lectures, elle m’a aussi conduit à me demander si l’espace et plus largement la géographie ne constituaient pas un moyen, pour l’auteur, de traduire le déroulement de certaines de ses intrigues et de donner davantage de sens à celles-ci.

Ainsi, ce texte propose quelques grandes pistes de réflexion sur le rôle joué par la géographie dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet. Il s’inscrit dans le prolongement de travaux déjà menés sur cette question par l’universitaire américain Tom Bishop, qui s’étaient plus spécifiquement penchés sur la géographie imaginaire dépeinte par l’écrivain dans plusieurs de ses livres (Bishop, 1975). A partir de l’étude de deux romans, La Jalousie (1957) et Projet pour une révolution à New-York (1970), et d’un ciné-roman[2], C’est Gradiva qui vous appelle (2002), cette contribution entend montrer comment les trois exemples mobilisés (dans un ordre chronologique) nous éclairent à chaque fois sur un rôle spécifique joué par la géographie dans l’œuvre de l’auteur.

Débutons par La Jalousie, roman certainement le plus cité et mobilisé dans les travaux portant sur la place de l’espace dans l’œuvre littéraire d’Alain Robbe-Grillet.

L’intrigue, qui se déroule dans une maison coloniale, confronte le narrateur, dont le nom n’est à aucun moment cité, à sa femme, prénommée A.…, ainsi que Franck, un ami de cette dernière soupçonné d’être son amant.

Si le livre est remarquable par l’ambiance étrange qu’il dégage, l’un de ses points les plus forts se situe certainement dans la narration : en effet, il n’est à aucun moment fait mention du narrateur. Tout est raconté comme si celui-ci était extérieur à l’histoire et absent de chacune des scènes.

Cependant, il semble que c’est justement grâce à la disposition spatiale des personnages, dans les scènes de repas et de repos (les plus courantes), qu’ils soient assis à table ou allongés sur des transats, que l’on devine la présence du narrateur.

Dans d’autres travaux consacrés à cette œuvre (Bloch, 2010), des chercheurs soulignent le fait que le schéma de ce livre pourrait être comparé à celui du triangle amoureux, constitué ici de la façon suivante : A.…, Franck et le narrateur.

Or, c’est justement en forme de triangle que sont disposés les personnages lorsqu’ils se trouvent dans un même lieu, comme en témoigne par exemple cette phrase à la page 21 du livre : « Les trois couverts occupent trois des côtés… A.… est à sa place habituelle ; Franck est assis à sa droite – donc devant le buffet » (LJ, 21).

Dans Projet pour une révolution à New York, nous suivons une multitude de personnages qui préparent en plein New York une « révolution » dont on ignore les motifs.

Si l’histoire se caractérise par une succession de récits de plus en plus étranges et inquiétants, le plus frappant, dans ce roman, reste la géographie de New York qui nous est proposée par l’auteur.

En effet, le New York auquel nous avons affaire est en partie faux et imaginaire : comme le souligne Tom Bishop dans ses travaux, les rues de New York possèdent par exemple des numéros bis, ce qui n’existait pas aux Etats-Unis à l’époque où est paru l’ouvrage (Bishop, 1975). Le métro est apparenté à une zone de « non-droit » et coupé de la vie courante, où les projets de révolution battent leur plein. La ville semble livrée au grand banditisme et aux gangs, bien qu’il soit vrai qu’à la fin des années 1960, période où Alain Robbe-Grillet a rédigé ce roman, New York ait connu une importante période de criminalité (Bishop, 1975).

De même, le New York de l’intrigue est une ville vide et « éteinte », dans laquelle aucune activité réelle ne semble exister. Si plusieurs passages mentionnent des passants, il apparaît généralement que les rues, les boulevards ou encore les stations de métro sont déserts. Une image bien éloignée de la réalité de l’époque, où si New York était effectivement encore loin d’être cette « ville qui ne dort jamais », son activité était tout de même plus importante que celle décrite dans le livre.

A cette lecture, la question qui se pose est de savoir pourquoi Alain Robbe-Grillet a choisi de situer son intrigue dans un New York imaginaire.

Dans le cadre d’une conférence donnée en novembre 2009 à Bordeaux[3], André Gardies, ancien professeur des universités en études cinématographiques à l’Université Lumière-Lyon 2, proposait les deux entrées suivantes pour répondre à cette interrogation : Robbe-Grillet utilise-t-il les références géographiques à des fins « réalistes » ou sont-elles là au contraire pour déréaliser le monde de référence, le mettre en doute ?

A cette question, il me semble plus pertinent d’avancer qu’Alain Robbe-Grillet, dans ce livre, utilise des références géographiques pour déréaliser le monde de référence.

Car c’est bien grâce à cette fausse géographie de New York que l’histoire peut s’ancrer et prendre corps. Ce New York imaginaire rend ainsi réaliste l’intrigue qui s’y déroule, tandis que dans le New York tel qu’il existait réellement à l’époque, l’intrigue aurait au contraire et sans doute paru plus irréaliste.

C’est Gradiva qui vous appelle, un ciné-roman qui deviendra l’œuvre cinématographique testamentaire d’Alain Robbe-Grillet en 2007, a pour intrigue le séjour d’un orientaliste européen du nom de John Locke (en référence au célèbre philosophe anglais) dans une médina au Maroc. Il tombe amoureux du fantôme d’une jeune femme nommée Gradiva, morte assassinée dans ces mêmes lieux plusieurs années auparavant, qu’il se met à pourchasser.

Dans ce livre, la structure est totalement labyrinthique, et il semble difficile pour John Locke de s’y retrouver et de comprendre véritablement ce qu’il lui arrive, à savoir s’il évolue dans la réalité ou dans ses rêves. Aussi, il semble peu étonnant de voir qu’Alain Robbe-Grillet situe son intrigue au cœur d’une médina. Car ce qui les caractérise, au-delà de leurs ruelles et passages étroits, c’est justement leur aspect labyrinthique. Et la médina au sein de laquelle se déroule l’action du livre devient finalement une métaphore de l’histoire et des errances mentales que traverse John Locke.

Cet aspect se retrouve également dans un autre roman d’Alain Robbe-Grillet, à savoir Dans le labyrinthe (1959).

On y suit l’errance d’un soldat (du moins est-il suggéré qu’il s’agit d’un soldat) dans une ville désertée et à l’aspect labyrinthique, où doit prochainement attaquer l’ennemi. Comme pour C’est Gradiva qui vous appelle, c’est ici encore la géographie de la ville qui semble illustrer l’incertitude dans laquelle se trouve le personnage. En effet, il n’est à aucun moment possible de deviner ce que va rencontrer le soldat au croisement et bout des rues qu’il ne cesse d’arpenter. Ce « flou géographique » participe également à refléter le flou de l’intrigue, et par là-même, du lecteur.

A partir des exemples mobilisés, nous voyons ainsi quel rôle la géographie peut potentiellement jouer dans quelques œuvres littéraires d’Alain Robbe-Grillet.

Dans un premier temps, elle parait tout autant constituer une clé de compréhension (La Jalousie) qu’une traduction de l’intrigue qui se déroule et se joue dans le roman (C’est Gradiva qui vous appelle).

Dans un second temps, en participant à la transformation de lieux réels et existants en lieux imaginaires, elle contribue par ce procédé à donner corps et réalité à une histoire qui, sans cela, n’en aurait pas forcément autant (Projet pour une révolution à New York).

Ces premières pistes de réflexion, qui ne peuvent en aucun cas prétendre aboutir à une généralisation, devront être approfondies et complétées par l’analyse d’une série d’autres ouvrages d’Alain Robbe-Grillet, qui si elle concourra potentiellement à mettre en lumière d’autres formes de lien entre la géographie et l’œuvre de l’auteur, permettrait également d’identifier si oui ou non la géographie constitue l’un des principaux aspects de sa production littéraire.

 

Pierre-Louis Ballot, septembre 2018
Doctorant contractuel en géographie
Université Grenoble Alpes
UMR 5194 Pacte

 

Bibliographie

– Allemand Roger-Michel, 2010, Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Paris, Presses Sorbonne Nouvelles, 576 p.

– Balighi Marzieh, 2012, « L’étude de l’espace dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet », Recherches en Langue et Littératures Françaises. Revue de la Faculté des Lettres, n°10, pp.20-40.

– Bloch Béatrice, 2010, « L’immersion du lecteur de Robbe-Grillet : partager la conscience (« Les Gommes ») ou vivre la circonstance (« La Jalousie »), Roman 20-50, hors-série n°6, pp. 51-66.

– Bishop Tom, 1975, « Géographie de Robbe-Grillet », in Ricardou Jean (dir.), Robbe-Grillet : analyse, théorie, Paris, Union coll.10/18, pp.52-67.

– Colard Jean-Max, 2010, « L’écriture du tableau vivant dans La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet », Roman 20-50, hors-série n°6, pp.165-176.

– Demangeot Fabien, 2015, L’imaginaire érotique d’Alain Robbe-Grillet, Paris, Edilivre, 210 p.

– Gardies André, 1983, Le cinéma de Robbe-Grillet : essai sémiocritique, Editions Albatros, Aix-en-Provence, 194 p.

– Lissigui Abdallah. La représentation de l’espace dans l’œuvre d’Alain Robbe-Grillet. Thèse de doctorat en littérature française. Paris : Université Paris III Sorbonne-Nouvelle. Soutenue en 1996.

– Robbe-Grillet Alain, 1957, La Jalousie, Editions de Minuit, Paris, 217 p.

– Robbe-Grillet Alain, 1959, Demain le labyrinthe, Editions de Minuit, Paris, 224 p.

– Robbe-Grillet Alain, 1970, Projet pour une révolution à New York, Editions de Minuit, Paris, 214 p.

– Robbe-Grillet Alain, 2002, C’est Gradiva qui vous appelle, Editions de Minuit, 157 p.

– Sarda Laure, 2016, « Espace et structures locatives », in Fuchs Catherine (dir.), L’espace de La Jalousie : traduire, transférer, transposer, Bibliothèque de Syntaxe et Sémantique, Caen, Presses universitaires de Caen, pp.59-93.

 

 

[1] Le terme de « nouveau roman » est utilisé pour la première fois en 1957, dans un article écrit par le journaliste français Emile Henriot au sujet du roman La jalousie de Alain Robbe-Grillet, et publié dans le quotidien français Le Monde.

[2] Forme littéraire oscillant entre le scénario et le roman.

[3] Cette conférence s’est tenue suite à la projection du film L’Eden et après (1970) auprès d’étudiants en licence de lettres et de philosophie de l’Université Bordeaux Montaigne.