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« Après les frontières ? »

« Après les frontières ? » tel était le titre café géo qui s’est déroulé le jeudi 21 Mars 2019, au café librairie BD Fugue du Centre Bonlieu d’Annecy. Valéry Pratt, professeur de Philosophie au lycée Berthollet d’Annecy, s’est attelé à la question en s’interrogeant notamment sur la manière par laquelle on pourrait penser la frontière dans un contexte de mondialisation. La transdisciplinarité était à l’œuvre lors de ce rendez-vous.

Philippe Piercy, professeur de Géographie au lycée Berthollet d’Annecy ouvre cette conférence-débat en qualifiant la frontière de « fait social total » (Mauss), qu’aucune discipline ne peut s’approprier en exclusivité, et en soulignant la précocité de l’étude géographique de la frontière. En effet, explique-t-il, la frontière a très tôt fait l’objet d’une étude géographique. La géographie académique du XIXème siècle s’est davantage intéressée à la question des frontières interétatiques particulièrement à travers l’invention de la Géopolitique par Ratzel, dont l’expression « espace vital » devient centrale chez Karl Haushofer. Selon Philippe Piercy, la Géographie adopte deux grandes directions d’étude de la frontière. La première s’intéresse à la ligne, sa genèse, ses supports, ses marquages, et traduit la conception tardive de la frontière comme ligne, qui apparaît sous la Révolution française, avec une frontière entendue comme naturelle. Dans une autre direction, les géographes s’intéressent à la zone frontalière entendue comme le terrain d’un ensemble d’effets de la proximité frontalière ; la limite de souveraineté se traduit en effet par un ensemble de différentiels (économiques, juridiques, culturels…) dans la proximité géographique, constituant la notion de « l’effet-frontière », entre porosité et étanchéité, continuité et obstacle. Avant de laisser la parole à Valéry Pratt, Philippe Piercy conclut : « Qu’elle joue comme barrière ou comme charnière, comme coupure ou comme suture, la frontière ne disparaît jamais ». La formule laisse donc entendre que la frontière est enracinée, comme une « mémoire » du territoire, tant dans l’espace que dans nos représentations, ce qui interroge sur un « après », ou un au-delà.

« La question des frontières est le sujet géopolitique par excellence puisque c’est du temps inscrit dans l’espace », débute Valéry Pratt, citant Michel Foucher. Le professeur pose les grands enjeux de ce café géo. « Après les frontières ? » S’agit-il d’un après spatial ? D’un après temporel ? Comment dépasser l’idée de la frontière comme clôture ? Il s’agit en effet de penser la frontière et d’apporter de nouvelles perspectives par l’epochê, « la suspension de l’assentiment sur le fait frontière », l’idée étant de « désenchanter la frontière ». Valéry Pratt distribue des cartographies dans le public pour appuyer la définition de la frontière où l’on observe que la frontière produit des jonctions entre les espaces en supprimant les interstices sur une carte des traités de Westphalie du XVIIème siècle, ou encore que les toponymes sont écrits sur la carte de l’Europe dans la langue d’origine, ce qui met l’accent sur la frontière comprise comme limite identitaire et culturelle. Enfin, sur une troisième carte, on peut observer que dans certaines régions du monde (la « Zomia » du sud-est asiatique, ensemble des régions où des groupes minoritaires refusent l’État), on a su s’affranchir de la logique de la frontière.

Pourquoi avons-nous encore besoin des frontières ? Quel est le sens des frontières dans des pays qui se revendiquent tolérants, ouverts et où il n’y a plus d’ethnies ? Faut-il pour autant être partisan de la thèse du « no border » ?

Si la frontière marque la limite, ou bien plus généralement, une zone d’échanges entre deux espaces, elle est également une expérience. « Le fait de traverser une frontière est toujours quelque chose de singulier, d’intéressant, ou de dangereux », affirme Valéry Pratt. Ceci est bien la preuve que la frontière, loin de se réduire à une abstraction, ou à un fait objectif, appartient à notre corps vécu, elle est un fait empirique.

Néanmoins, et Valéry Pratt insiste longuement sur ce point, il n’y a pas de frontière par nature. Toute frontière est le produit de la culture, de l’histoire et précisément, de la convention. C’est d’ailleurs parce qu’elle est consubstantielle au droit qu’elle peut poser problème dans le domaine juridique. Lors du Procès militaire international de Nuremberg, explique Valéry Pratt, les juges se sont confrontés au problème du traitement des crimes nazis qui ont été réalisés en dehors des limites de l’État souverain. Ceci est important dans la mesure où l’argument de la frontière est impuissant face au crime contre l’humanité. Il s’agit de « crimes sans localisation géographique précise »[1], soit en un sens des « crimes sans frontières », affirme Valéry Pratt, aussi bien en tant qu’ils sont des crimes ayant été réalisés par-delà les frontières qu’en tant qu’ils dépassent l’entendement.

La thèse défendue par le philosophe propose de penser la frontière comme un entre, constituant un lieu de passage, un pont liant des cultures différentes. La frontière pensée comme « pont » suppose un humanisme, une ouverture, une solidarité transnationale, sans aucun brouillage identitaire. « Pour être soi, il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui (…) entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont », affirme Valéry Pratt reprenant les termes de Jean-Pierre Vernant[2]. La frontière n’est plus un mur, une barrière mais ce n’est pas pour cela que la frontière culturelle, qui reste effective/affective, est remise en cause. L’idée est de mettre en contact, de faire commerce entre les cultures en apprenant à apprécier une identité réflexive, qui n’est pas celle de l’enracinement originel qui suppose une frontière « par nature », mais celle qui se construit à travers l’étranger, par un effet de réflexivité. Pour illustrer cet argument, Valéry Pratt prend l’exemple du modèle de la Pentecôte (suivant en cela Heinz Wismann, Penser entre les langues) où les apôtres parviennent à se comprendre, alors qu’ils parlent des langues différentes et il oppose à cela l’image de Babel, qui, au contraire, ne promeut pas d’ouvrir son identité à l’autre. Le philosophe prend donc l’exemple de la Pentecôte pour montrer qu’il est possible de traverser les frontières sans porter atteinte aux identités puisqu’il s’agit d’ouvrir son identité à l’autre.

Comme le veut la tradition philosophique cartésienne qui établit avec ordre et rigueur une méthode spéculative, Valéry Pratt distingue trois temps et dresse un cadre – qui s’inspire des stades de la conscience morale chez Kohlberg – pour penser la frontière. De prime abord, il y aurait un stade pré-conventionnel qui est en quelque sorte celui d’un état de nature, où il n’y aurait ni l’État, ni le droit civil, ni aucune frontière. L’homme obéit à ses instincts, dans cet état fictif qu’est l’état de nature et ceci peut mener à des conflits puisque les besoins et désirs des hommes semblent ne pas être conciliables. Avant le contrat social et les conventions, la notion de frontière est nulle. Puis, se distingue de ce premier temps, qui n’est en rien un temps historique d’ailleurs, le stade conventionnel, celui du contrat social. A ce stade, l’homme respecte les conventions car il a une certaine conscience de la règle. En termes de frontière, avec l’apparition de l’État, des États, l’homme va « substantialiser son rapport à l’autre » puisqu’apparaît dès lors, une identité conventionnelle. L’homme pense son identité. De fait, l’écueil est donc que l’homme a tendance à naturaliser son identité, et par conséquent, la frontière, alors qu’elle est bien un fait culturel. Mais l’enjeu est de penser le monde par-delà les frontières, d’abolir cette naturalisation de l’identité en pensant le post-conventionnel et notamment, le post-national. Ceci est la preuve que la frontière est un enjeu concret, car dans un contexte de mondialisation et de volonté de fermeture des frontières, philosopher semble être nécessaire. Hegel explique d’ailleurs que la philosophie a pour finalité de toucher « à la chose-même ». La frontière n’est donc pas une notion abstraite, mais elle doit toutefois être pensée dans un cadre post-national. Selon le philosophe, il faut détacher la citoyenneté de sa définition nationale et garantir des droits sociaux qui seraient transnationaux. Valéry Pratt propose une véritable réinvention de la politique mondiale, l’idée étant que l’on peut reconstruire les frontières et nos représentations vis-à-vis d’elles.

Trois grands axes d’étude pour ce travail de réflexion sur la frontière se présentent : une souveraineté partagée, une solidarité civique abstraite et une politique mondiale. La politique mondiale serait donc le résultat des deux premiers que Valéry Pratt développe ainsi. La souveraineté partagée suppose une entité politique publique commune. Par exemple, la souveraineté française se double d’une souveraineté européenne, ce qui suppose de fait un espace public transfrontalier, à l’échelle de l’Europe. Il y aurait donc des médias qui traiteraient des grandes thématiques communes qui concernent les pays de cet espace public transfrontalier, qui n’efface en rien les frontières nationales mais qui les ouvre à l’espace donné. De fait, les citoyens européens qui resteraient tout de même des citoyens français pourraient davantage penser la démocratie à l’échelle européenne. De plus, la construction de l’État moderne s’est faite par l’avènement de la conscience d’une certaine solidarité civique abstraite. Sur le plan conventionnel, un Marseillais paie des impôts au même titre qu’un Parisien et bénéficie pareillement de la redistribution et ceci est valable pour tous les citoyens à l’échelle nationale. Valéry Pratt propose un paradigme similaire mais à l’échelle supranationale en pensant une solidarité universelle transfrontalière. Cette solidarité universelle transfrontalière permettrait de se représenter l’Europe et le monde comme un espace où circulent, commercent et communiquent les citoyens du monde, il ne s’agit pas pour autant d’un État mondial, l’idée étant que « les frontières sont là pour ouvrir des portes ». Certaines thématiques politiques seraient supranationales et liées à une « politique intérieure mondiale ». S’appuyant sur Balibar il explique que si l’on veut démocratiser les frontières, il faut qu’elles cessent d’être le lieu de la violence légitime. Il faut un droit cosmopolitique qui définit le droit de l’hospitalité universelle conclut Valéry Pratt.

C’est donc une véritable solution politique que propose le philosophe et qui nous mène à réfléchir sur l’enjeu d’un « après-frontière », à quelques mois des élections européennes.

 

Compte rendu établi par J. Sanchez (HK Lycée Berthollet, revu par les intervenants).

 

[1] Voir l’article premier du Statut de Londres instituant le Tribunal qui reprend la formule de la Déclaration de Moscou (30 oct. 1943) : « Un Tribunal Militaire International sera établi, après consultation avec le Conseil de Contrôle en Allemagne, pour juger les criminels de guerre dont les crimes sont sans localisation géographique précise, qu’ils soient accusés individuellement, ou à titre de membres d’organisations ou de groupes, ou à ce double titre. »

[2] https://resistanceinventerre.wordpress.com/2017/05/10/jean-pierre-vernant-un-pont-entre-les-tours/

 

 

 

Quelques références :

Anne-Laure Amilhat-Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, PUF, 2015.

Anne-Laure Amilhat-Szary, « Aujourd’hui, les frontières ne font que filtrer les flux de la mondialisation », Libération : 3 juillet 2015.

Anne-Laure Amilhat-Szary, Marie-Christine Fourny. Après les frontières, avec la frontière. Nouvelles dynamiques transfrontalières en Europe. France. Editions de l’Aube, pp. 169, 2006.

Étienne Balibar, “Qu’est-ce qu’une frontière ?”, in Étienne Balibar (dir.), La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1996, p. 371-380.

Étienne Balibar, Nous, citoyens d’Europe : Les Frontières, l’État, le peuple, La Découverte, 2001.

Jürgen Habermas, 2012, La Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, « NRF Essais », trad. C. Bouchindhomme, 224 p.

Jürgen Habermas, « La constitutionnalisation du droit international a-t-elle encore une chance ? » in Parcours II, 2018, Paris, Gallimard, « NRF Essais », trad. V. Pratt.

Michel Foucher : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/03/31/michel-foucher-on-assiste-a-la-reaffirmation-des-frontieres-qui-n-avaient-jamais-disparu_5104058_3212.html

James C. Scott, Zomia. Ou l’art de ne pas être gouverné (2009), Paris, Seuil, 2013.