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Bùn cha et pad thai : quel avenir pour la “street food” en Asie du Sud-Est ?

Les Cafés Géo de Montpellier ont reçu Gwenn Pulliat, chargée de recherches en géographie au CNRS, UMR ART-Dev pour parler de « street-food » en Asie.

La conférence porte sur la vente alimentaire de rue en Asie du Sud-Est. Le terme de « street food » est très à la mode et un élément de l’identité internationale de l’Asie du Sud-Est connue pour sa gastronomie de rue. Netflix a d’ailleurs créé une série sur la « street food », qui commence à Bangkok. Or la street food fait l’objet d’un contrôle croissant voire d’une éviction par les autorités des grandes villes sud-est asiatiques. Il y a donc une ambivalence entre d’un côté une promotion internationale et de l’autre un contrôle accru des vendeurs. La présentation porte surtout sur Hanoï et Bangkok.

1) De quoi parle-t-on ?

La vente alimentaire de rue est un terme polysémique. La FAO la définit comme la vente de repas prêts à être consommés. Ici, dans l’étude, pas de prise en compte des petits restaurants car le fait qu’ils disposent d’un bâtiment fixe implique un rapport à l’espace différent de ceux qui vendent dans la rue. Ne sont donc prises en compte que les formes de vente qui sont déplaçables en 24 heures. En outre est considérée-en plus des repas- la vente des produits bruts (légumes, viande, poisson).

Les modalités de vente sont variées :

Il y a donc une très grande diversité des dispositifs de vente, liée à l’enjeu du caractère déplaçable.

La vente de rue est un élément essentiel dans l’approvisionnement des ménages en Asie du Sud-Est : plus de la moitié du budget alimentaire est composée de repas préparés à l’extérieur (chiffre qui prend en compte d’autres éléments que la street food). Il y a donc une forte externalisation de la préparation des repas. A Hanoï les marchés de frais restent le premier lieu d’achat pour les produits bruts. Pourtant, on assiste à une régulation, des restrictions voire une éviction complète de ces dispositifs de vente de l’espace public.

2) Quels motifs et quelles modalités de pratiques de régulation ?

A Bangkok : Exemple d’une rue secondaire sous le contrôle d’une agence publique pour le logement. Il y avait un marché qui s’installait sur cet espace semi-public. Mais le propriétaire du terrain a décidé de fermer le marché au début de l’année 2019 pour mettre à la place un parking privé. Le nouveau marché est réinstallé de l’autre côté de la rue mais il plus petit, plus en retrait et donc bénéficie de moins de passages directs et le paiement officiel de l’emplacement pour ce marché est plus élevé. La politique d’éviction des dispositifs de vente de rue s’est mise en place depuis 2016 en Thaïlande. La loi interdit en effet théoriquement la vente de rue. Mais au cours du temps un certain nombre d’espaces de vente ont été autorisés. S’est posée alors la question de la régulation de ces dispositifs de vente notamment au regard des questions concernant la propreté de la ville et la gestion des déchets. Ainsi les frais payés officiellement dans les espaces autorisés pour la vente de rue sont liés au nettoyage des rues. Une autorisation officielle exige également l’obtention d’une certification et d’une formation obligatoire pour vendre dans ces espaces autorisés (comme pour tout commerce alimentaire). Cette politique d’autorisation et de certification date des années 1990 mais elle s’est limitée aux vendeurs travaillant sur les lieux autorisés. Cela a favorisé la distribution d’une alimentation sûre à un coût abordable. Le problème c’est qu’il y a officiellement 24 000 vendeurs enregistrés, mais officieusement probablement 200 000 à 300 000 vendeurs de rue dont 40 % vendant de la nourriture. Depuis le coup d’Etat militaire de 2014, le gouvernement de la ville a affiché une politique générale de réorganisation de l’espace avec un discours d’interdiction complète de la vente de rue en 2016 y compris dans les espaces qui étaient autorisés. Cependant il existe un écart important entre le discours et la réalité.

A Hanoï : Dans cette métropole un plan de modernisation a été mis en œuvre concernant la vente ambulante et les marchés de rue, y compris formels. Ce plan est appliqué depuis 2009 et l’un de ses premiers résultats est l’éviction des petits marchés de rue informels. Une étude a montré par exemple la fermeture de 200 marchés informels dans le centre de Hanoï entre 2010 et 2013 (travaux de Claudia Atomei). La politique de régulation et d’éviction de ces marchés dépend des lieux  où ces derniers sont implantés. Ce sont surtout les zones centrales où la concurrence pour l’espace est la plus forte qui sont affectées par l’éviction. De plus, un dispositif a été adopté en 2008 interdisant la vente ambulante dans le quartier des 36 rues et principalement autour des pôles touristiques. La politique de modernisation, quant à elle, concerne la ville dans son ensemble.

3) Quelles raisons pour justifier ces évictions ?

Ces politiques n’ont pas été sans susciter des réactions importantes compte tenu de l’importance de la street food pour ces grandes métropoles et pour leur image. Ainsi, au moment de la politique d’éviction en 2016 à Bangkok, il y a eu une réaction rapide de l’autorité du tourisme en Thaïlande afin de permettre aux vendeurs de rue de rester dans les principaux quartiers touristiques (Khao San Road et Yaorawat). De plus, il y a un conflit très fort entre vendeurs formels et autorités de la ville, les premiers craignant que sans vendeurs de rue, il y ait moins de clientèle pour les vendeurs formels. La vente alimentaire de rue est, en effet, un élément de promotion touristique important avec des succès éclatants comme celui de Jay Fai, ce restaurant de rue de Bangkok (que l’on peut découvrir dans la série Netflix) qui a obtenu une étoile au Michelin et qui symbolise la reconnaissance internationale de la vente de rue. Pourtant, malgré la valorisation de cette gastronomie comme patrimoine et comme produit de loisirs pour touristes et résidents, les vendeurs continuent à être majoritairement informels et à subir les politiques d’éviction mises en place dans les grandes villes.

4) Quels espaces pour les vendeurs dans la ville?

Les espaces officiels nouvellement attribués après les évictions se trouvent en périphérie ou dans des endroits qui ne sont pas des lieux de circulation piétonne ; or une des modalités majeures de la vente de rue, c’est l’achat de produits sur le chemin du retour travail-domicile. Les autorités mettent en avant qu’il y a des aides pour la relocalisation mais elles sont mal adaptées. Les pratiques quotidiennes reposent sur l’habitude de faire ses courses plusieurs fois par jour et sans même descendre de son véhicule. Cas d’une personne s’installant sur la place d’un parking privé ; elle arrive à 6h pour vendre des beignets et à 9h s’en va au moment de l’ouverture de l’entreprise. Le lieu est avantageux car c’est un parking ouvert et surtout il y a un arrêt de bus important à proximité. Trouver un bon spot n’est pas évident et cela a un coût important ; il faut avoir un contact ; les contraintes horaires sont fortes ; l’avantage pour les vendeurs d’être protégé par la police est contrebalancé par la une grande précarité du contrat (accord informel, payé à journée). La solution de s’installer dans des espaces privés présente donc des limites.

Les vendeurs de rue restent cependant nombreux. L’éviction complète concerne certains espaces considérés du point de vue des autorités comme stratégiques (grands axes de circulation, lieu avec une image forte pour la ville) ; ailleurs, on observe une politique du compromis. Ces vendeurs font objet de contrôles mais poursuivent leur activité « en jouant au jeu du chat et de la souris » avec la police qui, passant 1 à 2 fois par jour, les chasse avant qu’ils ne reviennent s’installer ; cela provoque une baisse des revenus rendant l’activité difficile et davantage contraignante. Certains refusent de se déplacer dans les marchés autorisés car cela provoquerait la perte de la clientèle d’habitués. Ce jeu d’usure réduit les possibilités d’investissements et d’améliorations de l’activité (pour éviter de se faire confisquer trop de marchandises on limite les stocks) ; les modalités de vente sont alors adaptées au risque d’éviction. Dans tout ce processus de modernisation, les vendeurs ne sont pas consultés et leurs intérêts pas pris en compte. La constitution de réseaux de vendeurs de rues, comme une forme de « syndicats », reste rare en Asie du Sud-Est.

5) La question de la sécurité alimentaire :

Les motifs de la régulation de la vente de rue sont principalement non alimentaires. Or quatre éléments majeurs garantissent la sécurité alimentaire :

Bilan :

 

Questions posées à Gwenn Pulliat :

1) Que pouvez-vous nous dire, concernant l’éviction, sur les pratiques de corruption entre les vendeurs de street food et les autorités locales ?

Il est difficile de savoir qui payait et combien. Les sommes données aux autorités sont importantes pour éviter d’être expulsé. Il s’agit d’une forme de ressource financière pour les policiers locaux et donc ils ne sont pas incités réellement à faire partir définitivement les vendeurs. On peut se demander si cela n’est pas un frein à la mise en place effective de l’éviction. Cela donne un pouvoir important à l’échelle locale de la police.

 

2) A qui appartient l’espace sur lequel sont installés ces nouveaux marchés ?

Il y a eu des espaces publics dédiés aux vendeurs pour la vente officielle avec des coûts très bas ; le problème c’est que ces espaces publics sont peu pratiques et périphériques donc peu prisés ; en revanche des espaces privés sont davantage recherchés, mais généralement bien plus onéreux.

 

3) Que pouvez-vous dire au sujet des espaces agricoles urbains interstitiels ?

Globalement, la tendance, au Vietnam, est que tout espace, qui peut être cultivé, est cultivé (berges des fleuves, bords des routes avec des poules) ; certains espaces ont une fonction vivrière mais c’est l’espace périurbain qui fournit la plus grande partie de ce qui est produit dans la ville.

Mais l’agriculture périurbaine est confrontée à la question de la rentabilité du foncier. En effet, l’immobilier rapporte plus que l’agriculture d’autant plus qu’on se trouve dans des espaces de forte croissance démographique où la pression urbaine est forte.

Néanmoins, ces espaces périurbains restent des espaces de multi-activité. Il faut donc nuancer ces propos.

 

4) Est-ce que la pression sur l’agriculture urbaine change les pratiques alimentaires ?

Il est difficile de répondre à cette question mais dans des pays comme la Thaïlande ou le Vietnam, on a une vraie fonction vivrière ; le fait d’avoir une production vivrière, fournit un filet de sécurité.

5) Existe-t-il un processus de sélectivité dans la politique d’éviction et dans l’attribution des espaces selon que le vendeur est un migrant interne ou un migrant international ?

Il existe une grande diversité des profils des vendeurs, tout autant que la diversité des modes de vente. La vente de rue peut être très rentable (personne gagnant plus de 100 euros par jour à Bangkok). L’émergence d’une vente alimentaire de rue est vue comme quelque chose de moderne et d’attirant pour certains jeunes qui veulent éviter le salariat. La vente de rue reste une voie d’accès à l’emploi urbain pour des personnes précaires.

A Bangkok, c’est surtout la capacité économique qui est facteur sélectif plus que l’origine géographique.

6) Est-ce que vendeurs se confient facilement quand on mène des enquêtes ?

C’est très variable selon les personnes. Se présenter comme étranger et chercheur présente un avantage, les gens aiment bien raconter leur vie.

7) Quel est le circuit d’approvisionnement pour les vendeurs de street food ?

C’est principalement l’achat en marché de gros (tous les jours ou deux jours) ; ils stockent les produits chez eux alors que le logement est généralement exigu et ensuite font la vente au détail. On peut également avoir le modèle d’une personne issue d’une famille qui va en ville vendre la production familiale. Parfois, on a une récupération de la production à l’échelle du village pour la vendre en ville (noix de coco, légumes, etc). Le transport s’effectue en pick-up ou à moto.

 

8) Avec l’éviction des marchands de rue, les consommateurs changent-ils leurs habitudes alimentaires ?

Le développement des supermarchés favorise la consommation de produits transformés. C’est difficile de mesurer exactement l’impact de l’éviction car cela se mêle également à la modification des habitudes alimentaires dans le cadre de l’urbanisation, du processus de globalisation et le rôle de la publicité, qui accompagnent les modifications de la street food. Le contexte urbain et l’éviction de la street food vont de paire avec la transformation des habitudes alimentaires. Est-ce que la réduction de ces marchés va engendrer la croissance la consommation des produits transformés qui sont disponibles 24h/24 ? C’est possible et cela risque d’avoir un coût de santé public important.

 

Agathe Barral et Valentine Marc-Carda

Compte rendu Cafés géo tenu en vision, février 2021