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Le calcaire et le terroir. Gustave Courbet, peintre géographe

Le calcaire et le terroir. Gustave Courbet, peintre géographe

A l’occasion de l’exposition au Grand Palais (Paris) 13 octobre 2007-28 janvier 2008. Metropolitan Museum of Art (New York) 27 février – 18 mai 2008. Musée Fabre (Montpellier) 14 juin – 28 septembre 2008.

« Un bâtisseur, un rude gâcheur de plâtre, un broyeur de tons » (Cézanne, à propos de Courbet)

 

Portrait de l’artiste, dit Le désespéré, 1844-1845 Coll. particulière

Portrait de l’artiste, dit Le désespéré, 1844-1845
Coll. particulière

Ils n’étaient pas peu surpris, les quatre étudiants qui planchaient ce début de juillet 2002 à la bibliothèque de l’Institut de géographie de Paris : ils passaient l’agrégation et voici qu’on leur donne à traiter les « paysages du calcaire ». Cartes géologiques, photos de lapiaz, bloc-diagramme de l’érosion karstique, textes et, in fine, une reproduction d’une peinture de Gustave Courbet (1819-1877), Le gour, exposée au Musée d’Orsay. Je me souviens avoir assisté à l’un des exposés à la fin duquel un membre du jury demande à l’impétrant : « Finalement, cette toile avec ce trou noir au pied de la falaise, cela ne vous fait pas-il penser à un autre tableau ? ». Le candidat avance prudemment une réponse on ne peut plus géographique : « L’Origine du monde ? – Monsieur, répond l’interrogateur pour clore la séance, nous vous remercions ».
Ce micro-événement pourrait être interprété comme une entrée en géographie physique des peintres de paysage. Avec ou sans la « Joconde d’Orsay », la référence à l’origine est une des préoccupations les plus essentielles de la géographie : se situer, savoir d’où l’on vient, où l’on va, chercher les lieux imprimés en soi. Chez les géographes, les peintres ont été aimablement vus comme des décorateurs ou les témoins d’une quête de l’ailleurs. Or, avec Courbet, on a affaire à un explorateur de soi par la géographie d’un pays natal, en l’occurrence Ornans, petite bourgade de la haute vallée de la Loue, où le cañon s’élargit et laisse un paysage moins vertical que les falaises abruptes de Mouthier. Grâce à cette quête de soi et comme Cézanne qui l’admirait devait faire découvrir la Sainte-Victoire, Courbet se fait le révélateur d’une région peu connue, à l’écart des grands routes. Elle lui offre avec ses entablements calcaires, ses replats et ses failles spectaculaires, la métaphore de la vie qu’il veut mener, une vie de ruptures, une vie baroque de révolte, de provocation, de puissance, d’égotisme.

Les cent vingt toiles exposées au Grand-Palais à Paris – avec soixante photographies de Le Gray, Le Secq et Davanne – font voir le monde qui prend possession de l’art. Au diable les mythes et l’Histoire, la beauté idéale et les poses ! Ici, les humains sont tels que Courbet les dévisage, les paysages tels qu’ils s’imposent, la Loue qui sourd apaisée de sa résurgence n’est pas mise en scène. Courbet est plus qu’un peintre de paysage. C’est un chercheur de la matière, le calcaire qui le fascine, l’écume des vagues de la Manche à Étretat ou la lumière de la Méditerranée à Palavas, la sylve comme théâtre de la chasse dont l’Orée de la forêt (1856) qu’il fond en une même substance chromatique végétaux et minéraux verts, rouges et noirs.

Courbet, géomorphologue et stratigraphe

A l’instar des Inuits qui ont mille manières de décrire la neige, Courbet est un virtuose du calcaire et en épuise toutes les tonalités. Il faut dire que le calcaire abonde autour d’Ornans dont l’horizon est barré par ces falaises qu’il affiche sur L’Enterrement à Ornans ( 1849-1850). Ses Casseurs de pierre (1849) du musée de Dresde détruits par les bombardements américains, ont été l’une des premières toiles où il s’est confronté à la matière blanche du jurassique. Ici, à l’étage du Grand Palais, les tableaux sur la résurgence de la Loue et la Grotte Sarrazine, les roches de Hautepierre-Mouthier, le Château d’Ornans (1850), la Roche pourrie(1864), la Roche Bayard (1857) offrent un ensemble exceptionnel pour une fois réuni. LaRoche pourrie, étude géologique fait explicitement référence à la géomorphologie et la stratigraphie puisque c’est le basculement du rocher, à l’instar de la Sainte-Victoire pointée dans le ciel d’Aix, qui donne une tonalité dramatique liée à la tectonique. Cette toile est une commande de Jules Marcou, célèbre géopaléontologiste dont les travaux inspirèrent le Cosmos de Humboldt, et qui habitait Salins-les-Bains où Courbet lui rendait visite. Marcou était fasciné par les particularismes ferreux de cette grande table blanche faillée et qu’un pont relie au reste du paysage pour en donner l’échelle. Point de perspective ici, mais expérience sensorielle et poétique d’une nature dramatique. La cassure plonge le paysage dans un chaos à des échelles de temps géomorphologiques qui alimentent la fascination qu’exerce ce paysage du calcaire.

La Roche pourrie, étude géologique, 1864, Salins-les-Bains musée Max Claudet, déposé au Musée de Dole

La Roche pourrie, étude géologique, 1864, Salins-les-Bains
musée Max Claudet, déposé au Musée de Dole

Les trois Source de la Loue que Charles Nodier avait déjà décrites dans ses Voyages pittoresques ou romantiques de l’Ancienne France vont plus loin que les évocations du sublime chez Hubert Robert, James Ward ou Francis Nicholson. Courbet écrivit sur un carnet le sens qu’il donnait à ces toiles : « Va, bondis, ô ma Loue ! à travers leurs entraves / Et n’imite jamais ces rivières esclaves / Que les hommes, flairant partout un lucre vil / Alignent au cordeau de leur code civil ». Revendication politique radicale, la peinture de cette spectaculaire source vauclusienne est bien plus qu’une peinture des profondeurs et des origines. Le motif de Courbet n’est qu’eau et roche, fondues dans une monumentalité qui rappelle le magnétisme de la montagne chez le Suisse Caspar Wolf. Mais c’est un motif irréductible au pittoresque, foncièrement énigmatique où Courbet peint comme on sculpte une pierre, libérant le motif de l’emprise du réel.

Courbet, peintre du terroir

Avec près des deux tiers de ses toiles dans le genre paysager, Courbet est une référence essentielle de notre histoire du regard sur le monde entre Delacroix et les Impressionnistes. Peintre de la mer à Montpellier et en Normandie, de la forêt à Fontainebleau et en Saintonge, c’est surtout un peintre du terroir franc-comtois, d’un tout petit périmètre sur le deuxième plateau jurassien entaillé par la Loue. Bien que Parisien pour l’essentiel de sa vie, Courbet n’a pas peint la capitale. Il revenait souvent chercher un motif autobiographique dans la géologie de son pays qui le fascinait. Il y percevait une singularité qui nourrissait sa soif d’indépendance et de liberté. Puisant chez Corot les premières touches de lumière, il dévoile tôt une veine naturaliste nordique après ses visites à Fontainebleau à l’âge de 22 ans. Il donne, de l’intérieur, une compréhension subjective du monde, faite de retraits et de solitude. Pas de plans successifs pour créer une perspective, mais de gros trous noirs ramenant les toiles à leur planéité, aux pigments et, comme le disait Courbet, aux saillies de lumière qui font le tableau.

Courbet est aussi, comme il le dit lui-même, un paysagiste « de mer ». La planéité étrange des gours du Jura fait écho à l’écume blanche des vagues en fureur, la verticalité des falaises d’Ornans et des murailles crayeuses d’Étretat renvoie aux plages languedociennes et au château de Chillon, planté sur le Léman traçant la ligne basse du paysage alpin. Mais les très nombreux sous-bois et Puits noirs, les amples scènes de l’Hallali aux cerfs (1867) et de toutes les chasses que Courbet met en tableau dans la neige réinventent la nature en terroir. La nature devient politique, elle incarne métaphoriquement les révoltes et les plaisirs du peintre. Elle forme un système de signes que Courbet va donner à lire par sa technique picturale et sa rage de parvenir à décrypter le sens de la matière.

*

Peintre prolifique, Courbet comme Cézanne est plus que le géographe lyrique d’un lieu, fût-il riche en motifs. Avec Géricault et son Radeau de la méduse, ils se veulent des révolutionnaires de l’esthétique paysagère au moment où la photographie est en train de construire un nouveau regard sur le monde. Dans les sortilèges d’une nature qui l’ensorcelle, Courbet se donne à voir comme un exégète de son époque qu’il installe au cœur même de ses peintures. Et puisque la géologie est la science qui fascine les scientifiques d’alors, elle y sera au titre des quêtes qu’il mène sur le monde et, au premier chef, de son pays natal.

Gilles Fumey (université Paris-Sorbonne)

Pour en savoir plus :
– Gustave Courbet, Catalogue de l’exposition, RMN, 2007
–  Bruno Foucart, Courbet, Flammarion, 1995
– Musée d’Ornans : http://www.musee-courbet.com/
– Musée d’Orsay : http://www.musee-orsay.fr/fr/accuei…

Les géographes qui ont écrit sur les peintres :
– Cassandre : 44 : Cézanne et le géographe
–  Gauguin voyageur, du Pérou aux îles Marquises (Jean-François Staszak)

Que dit ce géographe célèbre qu’est Julien Gracq d’Ornans, la ville natale de Courbet ? Dans les Carnets du Grand chemin (Corti) :

« Ornans : toutes les maisons se serrent pour venir boire ensemble à la rivière, si pure avec ses longues chevelures d’herbes lissées par le courant, comme celles de l’Odet sous les ponts de Quimper. C’est la Loue qui est la rue centrale de cette Venise torrentueuse, toutes ses maisons en vis-à-vis ; les venelles latérales ne desservent que des resserres, des hangars, ou des murs aveugles de jardins. L’eau de la Loue, rapide encore, mais son bruyante, garde le friselis rêche des torrents de montagne, sans avoir leur clameur.

Maison natale de Courbet, entre rivière et ruelle. C’est la demeure cossue d’un notable de Maupassant, avec ses glaces à trumeau, son alcôve, et partout – dans la pénombre des pièces, pareille à celle d’une paupière baissée sur les secrets d’un drame de famille – les peintures, ou plutôt les pièces à conviction, du rejeton scabreux et iconoclaste. Et même le bâton d’épine de La Fortune saluant le Génie. »

Gilles Fumey