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Cartographier la crise des réfugiés. Enjeux géographiques, éthiques et politiques

Compte-rendu du Café géographique de Chambéry – 2 décembre 2015 au Café Le Beaujolais, avec Sarah Mekdjian, Maître de conférences en géographie à l’Université Grenoble-Alpes

Sarah Mekdjian s’intéresse particulièrement aux questions migratoires et frontalières contemporaines par le biais d’approches critiques. Dans le cadre d’un projet de recherche européen, elle a participé à une réflexion portant sur le franchissement des frontières et la production de cartes participatives et expérimentales. Grâce au collectif de chercheurs AntiAtlas des frontières, ces productions feront l’objet d’une exposition à partir du 3 février 2016 au 29 mai 2016 au Centre d’Histoire de la Résistance et de la Déportation à Lyon.

Ces recherches et productions ont été au cœur de ce Café géo dont l’objet était : « Cartographier la crise des réfugiés. Enjeux géographiques, éthiques et politiques ».

Photographie 1 : cartographie d’un réfugié (© Sarah Mekdjian)

Photographie 1 : cartographie d’un réfugié (© Sarah Mekdjian)

 

Ce sujet est au cœur de l’actualité médiatique. Un des enjeux de ce Café géo est de comprendre, d’analyser la crise des réfugiés et de l’historiciser.

Depuis quand les médias parlent de crise ? Est-ce qu’il y a quelque chose de nouveau dans les faits et les processus migratoires ? Qu’est-ce qui est en train de se jouer de nouveau ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Comment cartographier la crise des réfugiés en partant des réfugiés eux-mêmes ?

Tout d’abord, pourquoi traiter de ce sujet à partir de la cartographie ? Une des hypothèses est que la crise des réfugiés, telle qu’elle est représentée dans les médias, passe beaucoup par les images. C’est un des éléments voire l’élément central du discours médiatique. Avant la carte, ce sont les photographies qui sont majoritairement utilisées. La photographie à la Une du Monde le 27 novembre 2015 est une image de radeau surchargé au milieu de la mer. Cette photographie a été prise au large de l’île de Lesbos, au large de la Grèce en novembre 2015. Cette image est même une icône, qui fait référence au Radeau de la Méduse de Géricault. C’est un topos de l’art, c’est aussi la figure d’innocents à la mer. C’est une esthétique connue dans l’art de l’Occident qui rejoue la figure du naufragé.

Il faut bien sûr prendre de la distance par rapport à ce type de figure. Une autre figure existe, elle est moins connue mais très présente dans les médias, et notamment dans Le Monde : c’est la carte. Il s’agit souvent d’une carte de flux et de routes migratoires, généralement composée de flèches. Nous constatons donc un double registre représentatif : la photographie qui fait appel aux sensibilités, à l’empathie et la carte qui serait l’objet de raisonnement, de compréhension. Il s’agira de montrer que cette opposition entre émotion et raison, photographie et carte, ne tient pas. Ces images combinent des fonctions émotionnelles, cognitives, informatives, en plus de fonction politique.

La crise des réfugiés est une crise humanitaire et une crise politique qui amène l’Union européenne à repenser l’espace Schengen notamment.

En quoi la photographie et la carte, notamment la carte de presse, interviennent comme élément de discours politique ?

A partir des images quelle politique de crise est constituée ? Les images sont des éléments de discours  ; elles illustrent autant qu’elles contribuent à critiquer les crises politiques. Ce ne sont pas que des illustrations, on les problématise et cela a des implications sur l’imaginaire que nous avons de ces moments. Au-delà du regard de géographe, c’est aussi notre position de citoyen et de citoyenne qui est en jeu.

Quelles images et pour quelles politiques ? En quoi la cartographie joue un rôle dans les débats autour des questions migratoires, autour des questions éthiques notamment autour de la représentation des individus.

Les notions de réfugié et de migrant

Initialement lancé par Al Jazzera UK, un débat s’est tenu dans les médias à propos de l’usage du terme « réfugié » à la place du mot « migrant ». Tous les médias français se sont ensuite positionnés. Même le Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) s’est interrogé sur l’utilisation de ces deux mots sur son site internet.

Le migrant, c’est une personne qui change de domicile pour une période d’au moins trois mois et qui change de lieu de résidence. Il y a des profils très différents, le terme est descriptif, général.

Le mot réfugié est un statut juridique défini par une convention qui relève du droit international : la Convention de Genève de 1951. Elle définit le réfugié comme « toute personne qui craint avec raison d’être persécutée en raison de sa race, sa religion, son appartenance à une groupe social, ses opinions politiques… ». Celui ou celle qui est réfugié(e) est reconnu comme tel et donc il est reconnu comme une personne qui a fui pour des raisons jugées valables par les institutions.

Les médias et les représentants politiques européens distinguent très fréquemment migrations forcées et migrations choisies. Cette opposition suggère en quelque sorte que la pauvreté ne tue pas, qu’elle n’est pas une menace qui « force » à migrer. Cette opposition en termes éthique et scientifique n’est pas pertinente. Selon Bernard Guetta, journaliste éditorialiste de France Inter, il faut absolument que l’Europe réussisse à différencier ceux qui fuient la mort et ceux qui fuient la misère. Cette opposition est extrêmement critiquable et impossible à objectiver. Par exemple, il y a beaucoup de Syriens qui disent vouloir partir par peur des bombes mais avant même que le conflit soit si violent, ils disaient aussi qu’ils partaient d’abord parce qu’ils n’avaient plus de travail. La guerre anéantit toutes les formes de vie et de subsistance. Est-ce que ce sont des migrants économiques ? Le débat tourne donc autour de l’usage du terme de migrant ou de celui de réfugié, et s’il faut légitimer le fait qu’ils partent. Ainsi, selon Al Jazeera, « migrant » est péjoratif alors que « réfugié » permet de reconnaître les personnes ayant une légitimité à partir. Le Monde a préféré continuer à utiliser les deux car « migrant » permet de désigner une catégorie de population assez large. Ce journal utilise le terme de réfugié pour parler de celles et ceux qui ont déjà obtenu ce statut juridique.

A chaque fois, dans tous les débats, il faut replacer les termes dans leur contexte. La question derrière ce débat est de savoir qui accueille-t-on et pourquoi, qui est légitime et illégitime.

La question de la crise

D’après son étymologie grecque, la crise signifie “décider”, “faire un choix”, “distinguer”, tandis que son usage moderne désigne un épisode critique de maladie avec un pic à partir duquel le corps retrouve sa santé. La crise est censée être un épisode court, qui implique un repositionnement pour retrouver un état de stabilité, c’est un état instable temporaire.

Historicisation de la notion de crise

Cette notion est pleinement d’actualité et, en même temps, il peut être intéressant de la remettre en perspective dans le temps et dans l’espace pour appréhender plus justement cette expression de « crise des réfugiés ».

Peut-on parler d’une crise dans ce cas présent ?

Si l’on s’intéresse à la carte réalisée par Olivier Clochard et Philippe Rekacewicz en 2005 et intitulée « Des morts par milliers aux portes de l’Europe », on note qu’il y a déjà onze ans, un géographe et un cartographe ont jugé que ces morts étaient suffisamment nombreux pour publier cette carte dans Le Monde diplomatique et, aussi, en faire un instrument scientifique de preuve des difficultés que rencontraient Schengen et Frontex, agence par ailleurs créée au même moment.

Donc puisque dès 2005 des cartes sont produites à ce sujet, depuis quand dure cette crise ?

La question est peut-être celle de l’intensité du phénomène plutôt que sa nouveauté. Cela est dû à la guerre en Syrie qui implique pour l’Europe une hausse extrêmement forte des demandes d’asiles qui ont augmenté entre 2013 et 2014 de 45% dans l’Union européenne, entre 2014 et 2015 de 85%. Cela concerne énormément de morts, non plus près de Gibraltar mais entre la Turquie et la Grèce, qui est le passage le plus meurtrier en termes de naufrages.

Donc les morts ne sont pas un phénomène nouveau. Au moment où l’espace Schengen est créé en Europe (1985 puis 1990 et 1995), les frontières intérieures sont ouvertes et celles extérieures se referment. Cette fermeture entraîne des voyages de plus en plus surveillés et périlleux. L’augmentation du nombre de morts date du début des années 1990 avec une accélération postérieure liée à la guerre en Iraq et en Afghanistan, puis aux printemps arabes, à la crise libyenne et aujourd’hui à la guerre en Syrie.

Ce qui est nouveau dans cette crise est la couverture médiatique, l’intensité des représentations picturales et cartographiques. Il y a une hypervisibilité. Il y a un changement d’intensité et aussi de visibilité du phénomène.

En 2014, 3% de la population mondiale était composée de migrants internationaux. En 1990, c’était 2,9% et il y a 45 ans, 2%.. Il est question d’une extrême minorité de la population mondiale. Migrer coûte cher, migrer entraîne des risques importants, des difficultés certaines.

En comparaison de ces 214 millions de migrants internationaux estimés en 2010, le HCR compte environ 60 millions de « personnes déplacées de force », en lien avec le contexte géopolitique. Les “déplacés de force” désignent les demandeurs d’asile, les réfugiés et les déplacés internes.

On distingue trois catégories parmi les déplacés de force : les réfugiés qui ont le statut reconnu par la Convention de Genève, les déplacés internes qui sont des réfugiés n’ayant pas franchi de frontière internationale et les demandeurs d’asile, qui veulent devenir réfugiés mais qui ne le sont pas encore. Les déplacés internes se trouvent en Syrie, dans le Proche et Moyen-Orient, mais aussi beaucoup en Colombie dans un contexte de guérilla menée par les FARC et à cause de l’accaparement des terres par les narcotrafiquants. Les réfugiés représentent la deuxième catégorie en nombre ; ainsi, il y a neuf fois plus de réfugiés que de demandeurs d’asile dans le monde.

En fait, il y a plusieurs formes de reconnaissance du statut de réfugiés. Certains sont considérés de fait par le HCR sans vraiment avoir à demander le statut. C’est le cas par exemple en Turquie ou au Liban, où les Syriens sont automatiquement orientés vers des camps et reconnus comme réfugiés par le HCR. Dans les pays dits industrialisés, l’application de la Convention de Genève est beaucoup plus stricte et implique que des individus fassent des demandes individuelles par des procédures administratives complexes. Pendant la période d’attente, ils sont demandeurs d’asile. Les réfugiés sont essentiellement originaires des pays des Suds et essentiellement pris en charge par le HCR par le biais de camps et d’ONG. La plupart des réfugiés dans le monde sont essentiellement à proximité des zones de conflits, dans les zones limitrophes, dans l’Arc des réfugiés (de la Turquie jusqu’au Pakistan), dans la Corne de l’Afrique. Dans ces camps, les réfugiés ont très peu de droits. Très loin derrière, on retrouve les réfugiés qui ont des droits et qui sont dans des pays notamment européens.

Les demandeurs d’asile, soit un peu plus d’un million de personnes, sont très peu nombreux dans les Suds. Parmi les principaux pays d’accueil on trouve l’Allemagne, la France, la Turquie, la Suède, l’Afrique du Sud, les Etats-Unis, c’est-à-dire les pays dits industrialisés et riches. Le nombre de demandeurs d’asile est beaucoup moins important que celui des réfugiés car le phénomène des réfugiés provient des pays des Suds.

Quant aux déplacés internes, soit 38 millions de personnes, ils s’observent dans l’arc des réfugiés, de l’Afrique subsaharienne au Moyen-Orient. L’exception colombienne se retrouve ici également.

La géographie des migrations montre que la situation des réfugiés et des demandeurs d’asile est très minoritaire (moins d’un tiers). L’Europe est une marge, très peu concernée par la question des réfugiés, par les personnes déplacées de force. Nous sommes concernés par des demandes d’asile qui sont en très forte augmentation depuis 2013 (mais ne dépassent pas le taux de demande d’asile en Europe en 1992 qui était alors supérieur à 700 000 demandes dans l’Europe à 15). En 2011, le Pakistan, l’Iran, la Syrie étaient les trois premiers pays d’accueil des réfugiés loin devant l’Allemagne. Parmi les principaux pays d’origine des réfugiés, on constate la présence de l’Afghanistan, de l’Iran, du Soudan… Les premiers pays d’Europe sont loin derrière. A la fin 2014, les principaux pays qui reçoivent les réfugiés en leur octroyant le statut, étaient la Turquie, le Pakistan, l’Iran, l’Ethiopie, la Jordanie et l’Allemagne n’apparaît même plus tellement les pays les plus proches sont les premiers receveurs des réfugiés.

Il faut penser cette crise en se disant qu’elle est observée avec des lunettes européo-centrées. Certes, pour l’Europe c’est une crise qui pose des questions politiques indéniables. Mais aujourd’hui, ce n’est pas l’Europe qui supporte l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés. L’Europe se conçoit en crise alors qu’au Liban un habitant sur cinq est réfugié depuis 2013. La plupart des réfugiés fuient en fait vers les pays voisins.

Les principaux pays de destination des demandeurs d’asile sont l’Allemagne, les Etats-Unis, l’Afrique du Sud et la France. Ainsi, c’est moins une crise des réfugiés qu’une crise des demandeurs d’asile à laquelle est confrontée l’Europe, si l’on parle en termes de statuts juridiques. Toutefois, il faut noter qu’en France, entre 2013 et 2014, les demandes d’asile ont diminué de 5%.

Quelle place pour la crise des réfugiés dans les médias depuis 2013 ?

La crise apparaît le 3 octobre 2013 dans les médias avec le naufrage au large de Lampedusa, le deuxième le plus important en termes de morts avec 366 décès. Le 2 septembre 2015, la photographie du cadavre d’Aylan Kurdi fait le tour du monde dans les journaux. Pourquoi entre 2013 et 2015, y a-t-il cette forte mise en avant dans les médias ?

En 2013, l’Europe essaie de réformer la Convention de Dublin, qui stipule que les demandeurs d’asile peuvent demander refuge uniquement dans le premier pays dans lequel ils sont enregistrés à leur entrée en Europe. A cette époque, la Grèce vit une crise grave et demande de l’aide. Des enfants comme Aylan Kurdi meurent tous les jours mais alors pourquoi cette photographie émerge à ce moment là ?

Face aux images de souffrance, des cartes pour comprendre ?

La carte est présentée dans les médias comme un instrument de compréhension et de raisonnement sur la crise des réfugiés. Le Monde a par exemple essayé de comprendre et faire comprendre la situation grâce à la publication de 20 cartes dans un dossier.

En quoi la carte nous aide à comprendre et que nous aide-t-elle à comprendre ?

Certaines cartes induisent plus en erreur qu’elles n’aident à comprendre…elles poussent à la confusion, notamment lorsque l’on confond demandeurs d’asile et réfugiés dans le titre.

Le plus gros problème est que les cartes sont souvent européo-centrées. On ne voit la crise qu’à partir d’une seule échelle alors que nous sommes qu’à une périphérie. Avant il y a eu aussi d’autres crises comme celle des boat-people d’Asie. Ce n’est pas la première fois dans la très courte époque contemporaine que l’Europe fait face à une crise depuis le XXe siècle.

Il y a des représentations qui nourrissent le mythe de l’invasion comme le site internet Lucify, qui propose une carte dynamique des flux de demandeurs d’asile de l’Union européenne de 2012 à 2015. Cette représentation donne l’impression que tout converge vers l’Europe alors que ce n’est pas le cas.

Il y a dans les médias une prédominance de cartes de flux et de routes qui « lissent les espaces migratoires » pour reprendre une expression d’Armelle Choplin et Olivier Pliez (Mappemonde, 2011). L’idée est que le dessin de trait continu de routes migratoires occulte toutes les aspérités spatiales et temporelles qui jalonnent les itinéraires empruntés par les migrants. Nous avons besoin des cartes de flux, de routes mais aussi des cartes d’itinéraires qui racontent comment les personnes franchissent les frontières. Or ces cartes sont très peu présentes malgré le fait qu’elles nous intéressent.

Vers quelle cartographie critique et comment représenter la crise différemment ?

Pour représenter la crise des réfugiés, il faut considérer la crise comme mondiale. Il faut replacer l’Europe à d’autres échelles, dans un contexte géopolitique plus large, en interrogeant aussi la question des quotas et de la solidarité des pays.

Il faut penser la crise en emboîtant les échelles. Ces cartes critiques existent. Elles opèrent selon deux principes :

– celui du dévoilement en montrant les contradictions et les effets déshumanisants des politiques migratoires,

– celui qui documente les expériences vécues des individus et collectifs concernés par les migrations et les politiques migratoires.

Les cartes montrant les contradictions des politiques

Sarah Mekdjian présente une série de cartes dont :

– certaines issues de L’atlas des migrants en Europe d’Olivier Clochard, publié en 2012. Par exemple, l’auteur produit des cartes montrant les temps de détention des migrants dans les camps.

– Philippe Rekacewicz réalise de son côté des cartes pour montrer que la Méditerranée est un espace d’interaction.

– une carte heuristique d’un collectif de scientifiques et d’artistes.

– une carte du réseau associatif Migreurop montrant le parcours d’un Afghan, en associant à la fois l’espace et le temps.

– une carte plus artistique exposée au MuCEM de Marseille présentant des toponymes transcrits de l’arabe : une réappropriation de la carte par l’expérience migratoire s’opère. Par exemple, la Méditerranée ne s’appelle plus « mer » mais mort Méditerranée.

– une carte de Lucie Bacon qui montre le déplacement de deux collègues qui venaient d’Afrique. Elle est une histoire migratoire, très loin de la flèche, avec un vécu différent.

Le projet Cartographies Traverses

C’est un projet cartographique participatif et créatif mené pendant 2 mois en 2013 à Grenoble. Les chercheurs se sont retrouvés avec 12 personnes en situation de demandes d’asile ou déjà réfugiées. Il leur a été demandé de dessiner des cartes. L’idée était de réaliser des cartes de l’expérience migratoire, mais toute la difficulté d’une telle démarche fut de trouver la manière d’interagir avec ces personnes. En fait, le chercheur est vite perçu comme un juge, qui leur pose des questions dans le cadre des démarches de procédure d’asile. D’un point de vue éthique, cela est problématique. Ce sont des procédures qui sont violentes, on leur demande de prouver qu’ils ont souffert, les personnes attendent une réponse pendant des années. Des personnes s’automutilent pour montrer qu’elles ont souffert. Une des mutilations les plus connues est la mutilation des empruntes digitales, afin de ne pas être tracés. La frontière est incorporée, la violence de ces procédures administratives est extrêmement forte.

Afin de ne pas remettre en acte cette violence forte, l’idée était de ne poser aucune question lors de ce projet Cartographie Traverse. Les chercheurs ont eu l’idée de les amener à dessiner en élaborant un langage commun et collectif qui a permis de construire une légende.

Photographie 2 : légende collective (© Sarah Mekdjian)

Photographie 2 : légende collective (© Sarah Mekdjian)

 

L’idée était de créer des cartes collectives avec des mots : danger, stress, mort, être tranquille, amitié, amour, police, avoir de la chance, injustice, peur… Puis chacun s’est mis à dessiner des cartes collectives ou individuelles. La méthode est entre la cartographie mentale et la cartographie classique qui repose sur un langage symbolique partagé (la légende).

Dans ce processus de cartographie, il y a eu aussi des artistes qui ont développé d’autres supports comme du tissu ou en modelant des figurines (photographie 3). Un réfugié a fait toute une carte en terre en replaçant la légende. Sa carte est ponctuée des éléments qui ont organisé son voyage.

Photographie 3 : carte modelée par un réfugié (© Sarah Mekdjian)

Photographie 3 : carte modelée par un réfugié (© Sarah Mekdjian)

Cet atelier s’est voulu un espace hospitalier et de libre d’expression, les réfugiés ont cherché à cartographier, à proposer des productions individuelles et collectives. Ces cartes ne sont ni vraies ni fausses ; elles suspendent la question de ce qui a été « vraiment » vécu.

Ce projet circule dans toute l’Europe. La prochaine exposition est prévue à Lyon à partir du 3 février 2016 jusqu’au 29 mai 2016 au Centre d’histoire de la résistance et de la déportation. Cela a notamment aidé quelques migrants à changer de statut : le migrant qui a réalisé la carte en terre est devenu réfugié à la suite de ses réalisations et il est en train de monter un film documentaire.

Questions :

Ph. Piercy : Peut-on dire que les cartes dans les médias sont utilisées, produites à des fins explicitement politiques et idéologiques ?

S. Mekdjian : Des représentants nationaux notamment utilisent ces images pour s’en saisir et en faire des arguments politiques. C’est une co-construction ; il y une sorte de jeu de renforcement. C’est un jeu d’imaginaire qui crée des discours voire des décisions. Cela joue sur des inconscients collectifs, il y a des formes récurrentes.

Ph. Piercy : Vous nous avez montré des photographies qui peuvent être iconiques, ce sont celles qui mettent les photos de migrants en mer. On observe une imagerie de la mer très significative. Sur mer on est victime, on ne peut rien faire, on est dans un milieu hostile.

S. Mekdjian : Effectivement, ceux qui sont en mer sont fréquemment représentés en ce qu’ils permettent notamment de susciter la pitié, d’incarner la vulnérabilité.

AA : Quelle est la réaction des médias du Sud et hors d’Europe vis-à-vis de cette question ?

Sarah Mekdjian : Le Sud est à mettre au pluriel. Par exemple, il y a toute une presse turque qui essaie de développer un accueil en Turquie. Beaucoup des images produites au sujet des migrants sont mondiales, on les retrouve partout, également via internet. Les cartes européocentrées se retrouvent aussi dans le monde entier. Il est important d’aller chercher d’autres sources d’informations. Nous sommes au centre du monde mais il n’y a que des centres du monde.

C.Girault : Dans le cadre des ateliers grenoblois, quel rapport les participants entretenaient avec l’outil cartographique (avant les ateliers et pendant) ?

Sarah Mekdjian : Les migrants produisaient pour la première fois des cartes. Mais la carte est très utilisée par celles et ceux qui se déplacent, sous la forme de GPS notamment sur les portables. C’est une carte en mouvement, relative au corps en mouvement. L’aspect de surplomb est très peu considéré. Certains migrants n’ont d’ailleurs dessiné aucune frontière, aucun pays vus depuis une perspective zénithale dans leur dessin. C’est une carte de GPS, une carte vue du sol, en marchant qui a été dessinée. Ce qui est mis au centre, c’est la route parcourue, la trajectoire personnelle. Leur cartographie est une cartographie d’itinéraire.

Compte-rendu d’Anne Barrioz