- Les Cafés Géo - http://cafe-geo.net -

Changer Barcelone (Hovig Ter Minassian)

changer-barceloneHovig Ter Minassian, Changer Barcelone. Politiques publiques et gentrification dans le centre ancien (Ciutat Vella), collection « Villes et Territoires », Presses Universitaires du Mirail, 2013.

Cet ouvrage du géographe français Hovig Ter Minassian est le fruit d’un travail de thèse réalisé entre 2005 et 2009 et, par la suite, remanié et enrichi. Deux axes principaux organisent la réflexion, celui de la métropole catalane, bien sûr, et celui, plus conceptuel, de la gentrification comme l’annonce clairement le sous-titre de l’ouvrage.

Après le beau travail de Robert Ferras[i] publié en 1977, ce livre confirme l’intérêt des géographes français pour Barcelone dont les mutations récentes, essentiellement depuis trente ans, traduisent en particulier un processus de gentrification qui doit beaucoup aux actions des pouvoirs municipaux. L’approche de l’auteur qui utilise largement les entretiens et les enquêtes[ii] a permis une riche production cartographique reproduite en noir et blanc dans le corps de l’ouvrage (37 figures sans compter 16 tableaux) et en couleur sous forme d’un cahier de 17 figures particulièrement expressives. Au total, une analyse claire et rigoureuse des transformations sociales et urbaines qui ont bouleversé depuis deux ou trois décennies le paysage du centre ancien de Barcelone. Et en même temps, « l’exemple de la métropole catalane est une invitation à s’interroger sur les mutations qui affectent les grandes villes européennes depuis les années 1980 : patrimonialisation, développement du tourisme urbain, mais aussi gentrification, transformation démographique des quartiers anciens et renouvellement de leur population, parfois au détriment de leurs catégories populaires »[iii].

Les objectifs du chercheur

Dès la première page de son ouvrage, l’auteur souligne la rupture majeure de la fin des années 1970 qui voit le passage progressif des programmes de « rénovation » aux opérations de « réhabilitation » dans les politiques urbaines relatives aux centres-villes. Dans ce contexte, la question de la « gentrification » lui semble une clé de lecture intéressante pour relier les politiques urbaines et les transformations sociodémographiques de ces quartiers anciens centraux. Une gentrification définie comme le « processus de récupération d’un parc de logement dans les centres anciens et de substitution des classes moyennes ou aisées aux classes populaires. ». En Europe occidentale, un enjeu majeur des mutations urbaines consiste à se demander dans quelle mesure les politiques urbanistiques transforment directement ou indirectement les caractéristiques des populations des centres-villes. Pour répondre à cette question, le choix de Barcelone semble à la fois original et pertinent car « la politique de réhabilitation qui y a été menée depuis le début des années 1980 a été rapide et de grande ampleur, dans un contexte de mutations d’une métropole industrielle et de croissance des emplois de services ». La politique d’urbanisme adoptée par la nouvelle municipalité postfranquiste s’est voulue innovante pour résoudre la crise économique et sociale du centre ancien tout en réhabilitant un tissu urbain particulièrement dégradé. C’est sous l’étiquette de Modelo Barcelona que cette politique de revitalisation a été présentée, faisant ici et là l’objet d’éloges ou de critiques, mais ne laissant personne indifférent. Le travail du géographe a surtout posé la question de « la capacité des pouvoirs publics à organiser l’espace urbain », d’autant plus qu’une grande partie de Ciutat Vella échappe encore aux processus de gentrification et qu’il est donc légitime de s’interroger sur les responsabilités de cette sélectivité sociospatiale.

Le contexte des politiques de réhabilitation à la fin des années 1970

Le centre ancien de Barcelone, du milieu du XIXe siècle (démolition des murailles en 1854) aux années 1970 (début de la transition démocratique en 1975), a régulièrement fait l’objet de réflexions  et d’aménagements urbanistiques, reflétant ainsi l’évolution des attentes des sociétés et des pouvoirs publics. Un seul exemple : le projet Cerdà, qualifié par certains de type « haussmannien », est adopté en 1859 pour construire un nouveau quartier à l’extérieur de la vieille ville de façon à répondre aux exigences nouvelles de la bourgeoisie et de l’industrie, même si le centre ancien va rester un espace monumental et un lieu de résidence pour une partie de la bourgeoisie. Avec la période franquiste, l’urbanisme revient à un modèle plus conservateur et cherche entre autres à « monumentaliser » le centre ancien.

Lorsqu’une coalition de gauche prend la tête de la Municipalité de Barcelone en 1979, ses choix urbanistiques entendent se démarquer clairement de ceux de la période antérieure tout en tenant compte du contexte de  crise urbaine  de Ciutat Vella. Celle-ci présente des aspects sociodémographiques (chute et vieillissement de la population) et économiques (chômage élevé, crise des activités industrielles) mais aussi politiques (forte mobilisation des mouvements sociaux). La crise (ancienne) du logement résulte en bonne part des flux migratoires qui privilégient notamment les quartiers centraux populaires. A cela, s’ajoutent des enjeux politiques, en particulier la volonté des pouvoirs publics de rompre avec l’autoritarisme et la spéculation foncière, répondant ainsi aux attentes des associations de riverains des quartiers populaires. Ajoutons que la politique de récupération du centre ancien s’inscrit dans le contexte d’une époque qui abandonne  la rénovation « lourde » au bénéfice de la réhabilitation, cette « nouvelle façon de « faire la ville », accordant beaucoup plus d’attention à la conservation du patrimoine ».

Un modèle d’intervention urbaine : le Modelo Barcelona

Entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, la Municipalité élabore progressivement un « modèle d’intervention urbaine à Barcelone » (le Modelo Barcelona). Pour l’auteur, « ce dernier a peut-être tenu autant d’un effort réel de repenser la politique urbaine au début des années 1990 » que d’un « marketing urbain », « c’est-à-dire avant tout une volonté de faire la promotion économique et touristique de la ville ». Dans ce contexte, la politique de récupération du centre ancien représente incontestablement un des axes forts du modèle barcelonais tout en étant très représentative de la politique conduite dans le reste de la ville.

Quelles sont les spécificités du Modelo Barcelona depuis les années 1980, en particulier dans le centre ancien ? Dans une perspective de redynamisation sociale et économique, la politique municipale, coordonnée par l’architecte O. Bohigas, conjugue une attention privilégiée portée aux espaces publics avec une politique volontariste en matière de logements. Il s’agit à la fois de maintenir la population et d’intervenir pour trouver un nouvel équilibre entre la structure du bâti et les nouveaux usages contemporains, tout en affirmant le rôle de la participation citoyenne. A partir des années 1990, la Municipalité se fixe de nouveaux objectifs de développement et élargit l’échelle d’intervention, elle coordonne l’action urbanistique soit autour de grands chantiers, soit autour de l’organisation de grands événements (Jeux Olympiques d’été de 1992,  Forum universel des cultures de 2004). Ces grandes opérations qui affectent indirectement la vieille ville donnent néanmoins le sentiment que Ciutat Vella est progressivement marginalisée dans l’espace urbain comme dans les discours.

La réalité du processus de gentrification à Ciutat Vella

Un chapitre particulièrement riche et intéressant s’interroge sur le rôle du Modelo Barcelona dans l’apparition du processus de gentrification à Barcelone en examinant notamment  les relations entre trois groupes de population : ceux que l’auteur appelle les « gentrifieurs » (les nouveaux résidents appartenant aux « nouvelles couches moyennes »), les résidents traditionnels et les immigrants (particulièrement nombreux et en nombre croissant dans le  district de Ciutat Vella avec 43 % de la population en 2007). La place manque ici pour rendre compte de l’analyse fine du géographe qui étudie les conditions d’apparition et de diffusion de la gentrification, montre l’amélioration progressive des conditions de vie de la population et souligne le rôle de l’immigration étrangère comme facteur limitant du processus de gentrification, pour aboutir à la conclusion d’une « microgentrification » de Ciutat Vella laissant à l’écart tout un ensemble de secteurs marginalisés. Cette démonstration étayée par de solides arguments quantitatifs propose une typologie de l’espace étudié en fonction des trajectoires sociales des quartiers du centre ancien entre 1991 et 2005. Les deux figures ci-dessous permettent de localiser précisément les quatre grands profils mis en valeur : les quartiers à trajectoire stable (la majeure part du centre ancien), les quartiers à trajectoire sociale ascendante (marqués par un phénomène de gentrification au sens classique du terme), les quartiers à trajectoire sociale descendante (caractérisés par un phénomène de « désembourgeoisement » ou bien de « marginalisation »), enfin, les quartiers en cours de basculement (mais dont le sens de l’évolution est difficile de caractériser).

Le découpage statistique du centre ancien de Barcelone

Le découpage statistique du centre ancien de Barcelone

Ciutat Vella entre 1991 et 2005 : un centre ancien fragmenté par de multiples processus

Ciutat Vella entre 1991 et 2005 : un centre ancien fragmenté par de multiples processus

Comment les habitants du centre ancien vivent-ils ces transformations ?

Les politiques d’urbanisme conduites par la Municipalité à Ciutat Vella depuis le début des années 1980 suscitent parfois des formes de contestation, dans la tradition des mouvements sociaux urbains catalans. Pour comprendre ces réactions, l’auteur a recueilli la parole d’observateurs privilégiés des mutations du centre ancien par le biais d’entretiens semi-directifs. De nombreuses personnes interrogées constatent des améliorations réelles des conditions de vie des habitants mais en ajoutant tout de suite après qu’elles n’ont guère profité aux anciens résidents. D’autres questions ont pour objet le jugement des riverains sur la Municipalité depuis les années 1980  par rapport à celle de la période précédente, sur le traitement du patrimoine à la fois lieu de mémoire et espace de vie… Au bout du compte, le centre ancien, dont certains secteurs se marginalisent de plus en plus, apparaît encore peu attractif pour les classes moyennes.

Fin ou mutation d’un modèle de politique d’urbanisme ?

« Dès le début des années 1980, les pouvoirs publics ont pris conscience de l’urgence à intervenir dans le centre ancien. Mais en près de trente ans, leurs stratégies et les méthodes ont évolué ». L’auteur met en évidence une « simplification » de la méthode d’intervention par rapport au projet initial, avec le choix de privilégier des opérations radicales de transformation du tissu urbain, de déléguer une partie de l’action au secteur privé, parallèlement à la marginalisation progressive de la réflexion sur les quartiers anciens au sein du Modelo Barcelona. « Les inflexions récentes de la politique urbanistique soulignent la volonté de la Municipalité de faire de l’agglomération catalane une métropole mondiale ».

En 2011, les socialistes perdent les élections municipales après 32 années de pouvoir sans interruption. L’effondrement de la base électorale du PSC (Parti socialiste catalan) traduit une défiance, voire une déception à l’encontre des politiques urbaines menées par la Municipalité. La réhabilitation urbaine des quartiers anciens ne fait plus recette tandis que le développement durable devient un nouveau paradigme des politiques d’urbanisme.

Daniel Oster
Août 2013


[i] Robert Ferras, Barcelone. Croissance d’une métropole, Anthropos, 1977.

[ii] En plus des entretiens (avec des agents immobiliers et des représentations d’associations de riverains ou de commerçants), l’auteur a assisté à deux audiences publiques qui ont permis de prendre le pouls des préoccupations des habitants du centre ancien.

[iii] Phrase citée en quatrième de couverture de l’ouvrage.