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Christiania,  un quartier de Copenhague comme espace commun paradoxal

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Visiter Christiania, une pratique touristique ambivalente au sein d’un espace public communautarisé. (Cliché Camille Girault, août 2014)

Visite de quartier sous surveillance

Deux routards se font face. Celui de droite, en bleu, porte un sac à dos énorme et il semble vouloir se délester de deux sachets blancs en les donnant à son amie. Par ce geste anodin, le voyageur cherche sans doute à se libérer les mains pour une raison ou pour une autre, mais certainement pas pour prendre une photographie. Un panneau au symbole explicite le lui interdit, et la même icône est reproduite sur le bâtiment juste derrière, en rouge et d’une plus grande taille, pour que l’injonction soit évidente.

Leur banal échange de sacs plastiques est en outre sous surveillance. Aucune caméra n’est fixée ici ou là, mais il y a ce jeune homme, torse nu, qui observe avec attention l’attitude des deux voyageurs. L’insouciance du couple contraste avec la méfiance du témoin. Derrière lui, cinq personnes se promènent, sans doute une famille qui visite le quartier avec une légèreté propre aux vacances. Un autre contraste se dégage de l’image : le jeune homme en bermuda est seul et immobile alors que les autres passants, toujours en petits groupes, se déplacent. D’ailleurs, c’est bien l’arrêt momentané des deux routards qui semble avoir attiré l’attention de cet observateur solitaire.

Christiania, un quartier piéton et fortement végétalisé, invite à la flânerie. Pourtant notre vigie et le double symbole « Pas de photographie » distillent une tension palpable. Ce constat n’est pas dû au hasard d’un cliché qui aurait été pris au mauvais moment.

L’ambiance est suspicieuse. En fait, la raison d’une telle défiance se trouve hors-champ, dans une rue  à droite, Pusher Street. Celle-ci est bien connue à Copenhague pour son commerce de haschich et de cannabis à ciel ouvert, protégé seulement par quelques treillis militaires comme celui que l’on distingue sur l’image. Inclus dans le quartier autogéré de Christiania, l’endroit a été nommé Green Light District et la feuille de chanvre en est le symbole. L’homme torse nu est probablement un guetteur. Il travaille peut-être pour le service d’ordre du quartier puisque depuis 1971 Christiania s’est autoproclamée « Ville libre » et se présente comme une utopie urbaine reposant sur la liberté et l’autogestion. A moins qu’il ne soit au service de dealers de Pusher Street qui, en contrepartie, lui offrent de quoi entretenir une addiction à moindre frais ? Toujours est-il que cette personne, en permanence aux aguets du moindre passant qui sortirait son appareil photo de son étui ou son téléphone portable de sa poche, lâche régulièrement des « No photo ! ». Même le panneau d’interdiction ne doit pas être photographié : « It makes no sense to take a picture of a ‘’No picture sign’’ », assène-t-il, peu sensible à la curiosité des visiteurs et à l’intérêt géographique du cliché. Ici, l’infraction n’est pas de vendre de la marijuana sur des étals à découvert, mais bien de ne pas respecter une règle élémentaire, celle de ne pas photographier Pusher Street.

L’argument est simple, la vente et l’achat de cannabis étant toujours prohibés au Danemark, il ne faut pas diffuser des images de ce négoce illégal. Mais le raisonnement vient à l’encontre de la liberté, supposée être un pilier du lien social tissé entre les habitants de Christiania. Comment, au nom de la liberté de vendre, d’acheter et de consommer, est-il possible d’interdire la photographie dans l’espace public ? D’autant que le commerce de drogues « douces » à Christiania est un secret de polichinelle, aussi bien pour les habitants, que pour les politiciens ou les touristes.

Tourisme, drogues, libertés et espace public    

Cela peut sembler étonnant, mais Christiania, et en particulier Green Light District, est devenue une attraction touristique majeure à Copenhague, à l’image du Quartier Rouge d’Amsterdam. Chaque jour, des centaines de visiteurs guidés par leur curiosité se rendent dans ce quartier atypique[1]. Touristes étrangers et habitants de Copenhague parcourent les ruelles de Freetown Christiania un peu au hasard, au gré des sons et des odeurs. Pour le piéton, qui déambule dans le quartier résidentiel de Christianshavn, l’entrée dans la « ville libre » est des plus simples. Elle est marquée par l’absence de voitures, par un changement architectural et surtout par une nouvelle ambiance urbaine qui serait difficile de qualifier précisément : hippie, désordonnée, anarcho-libertaire, expérimentale… Mais une certitude se dessine rapidement, il ne s’agit pas d’un banal changement de quartiers. Nous avons immédiatement l’impression de pénétrer dans un espace communautaire régi par ses propres normes. En plus d’être contrôlés dans l’acte de photographier, les visiteurs doivent aussi se déplacer calmement et ne surtout pas courir, comme le suggère la signalisation en vigueur, un joggeur barré d’un trait vert. Sur un autre panneau entouré d’un ruban vert, les deux injonctions précédentes sont rappelées en toutes lettres en anglais, et pour profiter pleinement du lieu le badaud est simplement invité à « s’amuser »[2].

Une telle réglementation questionne l’idée même d’espace public au sens où il échappe en partie à la puissance publique. En refusant l’autorité nationale et municipale pour la remplacer par une autogestion locale, notamment en organisant leur propre service d’ordre pour faire respecter les règles des habitants de ce quartier (les « Christianites ») qui remettent en cause le statut public de cette portion de l’espace urbain. Les pratiques spatiales des rues, des places ou des espaces verts sont implicitement normées ou explicitement contrôlées en dehors du cadre juridique danois. Si notre prise de vue peut illustrer une expérience sociale d’autogestion voire une utopie urbaine, elle traduirait également une dislocation de l’espace urbain, une dissolution de l’espace public.

Pourtant, il ne s’agit pas d’une enclave urbaine délaissée par le pouvoir politique et exclue de la ville. Au contraire, Christiania est au cœur de Copenhague. Le clocher en spirale qui se découpe à l’arrière-plan est celui de l’église de Notre Sauveur située dans l’hypercentre de la capitale danoise ; nous sommes à moins d’un kilomètre du parlement national. En quelques pas, les touristes peuvent passer de ce monument historique qui est un des lieux remarquables de la ville au Green Light District non moins emblématique de Copenhague. A priori, le quartier est accessible à tous, l’espace est commun aux visiteurs et occupants ; cette forte fréquentation touristique – clientèle potentielle ? – est acceptée par les habitants de Christiania qui cherchent juste à la réguler. Mais les logiques spatiales en œuvre semblent plus complexes.

Le quartier de Christiana, un espace commun au cœur de l’espace urbain copenhaguois (source : OpenStreetMap, 2014 ; réalisation : Camille Girault, 2014)

 

D’un certain côté, la touristification peut être recherchée. En effet, le tourisme est un moyen d’établir une reconnaissance sociale de fait de la singularité de Christiania et par conséquent de rendre impossible, ou du moins très délicate, la reconquête du quartier par les autorités politiques. Pour préserver une tolérance du commerce de cannabis dont la consommation est revendiquée comme ordinaire, les habitants de Christiania utilisent le tourisme comme outil de pérennisation de leur quartier « libre et autogéré ». Par ailleurs, même l’office du tourisme de Copenhague invite les voyageurs à se plonger dans l’atmosphère d’une « communauté alternative »[3]. Dans ce contexte, avec quelle légitimité le pouvoir politique pourrait-il vouloir mettre un terme à une telle situation ? Cependant, s’il échoue à exercer le moindre droit d’ingérence dans ce quartier, alors c’est une acceptation de facto de la perte du caractère public de Christiania.

D’un autre côté, le tourisme transforme l’espace communautaire en lieu d’une société mondialisée et pleinement intégrée à une grande métropole européenne. D’où la méfiance, voire le rejet, qui s’exprime par l’attitude du jeune homme torse nu envers les nombreux visiteurs : officiellement bienvenus, ils ne sauraient être inclus dans le contrat social scellé à Christiania. Trop nombreux, les touristes viendraient perturber l’équilibre d’une communauté d’à peine un millier d’habitants. L’imbrication entre un espace touristique et un espace communautaire engendre des tensions, un espace commun paradoxal émerge. L’office du tourisme de Copenhague met même en garde contre la violation des règles communautaires[4], ce qui est de nouveau un consentement de facto à l’effacement de l’autorité publique dans une portion de l’espace urbain.

Différents aspects d’une expérimentation sociale sont présents : lieu de libre expression artistique comme le suggère la sculpture à gauche de la photographie, lieu d’habitat collectif dans d’anciens bâtiments militaires comme celui de l’arrière plan du cliché, lieu d’autogestion des déchets par un service dédié de la communauté. Mais ne nous y trompons pas, c’est bien la consommation d’herbe débridée et revendiquée qui attire les touristes. Ce commerce de drogues, si « douces » soient-elles, est pleinement assumé et il influence fortement le rapport des habitants aux passants. La différence de légitimité qui distingue les premiers des seconds dans l’espace du quartier est un autre élément de renoncement à l’espace public.

S’il est possible d’affirmer que les touristes sortent de l’espace public copenhaguois dès lors qu’ils entrent à Christiania, il est néanmoins difficile de caractériser l’espace dans lequel ils pénètrent. Certainement pas privé, en partie public, pas pleinement communautaire, Christiania interroge l’espace urbain. Dépourvu de réels caractères publics mais agrémenté d’une dimension communautaire, ce lieu apparaît comme un espace commun paradoxal. Pourtant ce quartier hérité du mouvement hippie est installé dans une ancienne caserne et, plus de 40 ans après sa désaffection, il est toujours propriété de l’Etat dont les fonctions régaliennes sont ici profondément remises en cause. L’objet construit par une telle appropriation d’un lieu public est nécessairement singulier : un espace public communautarisé a progressivement émergé au sein du domaine public. Aujourd’hui, avec le développement touristique, il se transforme de plus en plus en espace communautaire devenu public.

Camille Girault
Doctorant en géographie
Laboratoire EDYTEM (Environnements, Dynamiques et Territoires de la montagne)
CNRS – Université de Savoie – UMR 5204
camille.girault@univ-savoie.fr

[1] La ville de Copenhague estime que 500 000 visiteurs se rendent à Christiania chaque année.

[2]For 100 % enjoyment, we welcome you with 3 simple rules : have fun, don’t run, no photos

[3] http://www.visitcopenhagen.com/copenhagen/sightseeing/alternative-christiania

[4] http://www.visitcopenhagen.com/copenhagen/christiania-gdk573881