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Claude Simon : géographie de la mémoire

Café géographique du 25 janvier 2017,
animé par Jean-Yves LAURICHESSE
(Professeur de Littérature à l’Université de Toulouse 2 Jean-Jaurès)

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Claude Simon naît à Tananarive en 1913 et meurt à Paris en 2005. Il est l’auteur d’une œuvre abondante (La Route des Flandres en 1960, Histoire en 1967, L’Acacia en 1989, Le Jardin des plantes en 1997…) couronnée par le prix Nobel de littérature en 1985. Ses œuvres en deux volumes sont publiées dans la bibliothèque de la Pléiade. Il dit lui-même composer des « romans à base de vécu ». Comme il l’évoque dans « Lieu » en 1977, tout paysage s’assimile chez lui à un « paysage intérieur » :

« Tout spectacle, tout paysage […] qui font l’objet d’une description (ou d’une peinture) sont, […] avant tout, la description (ou la peinture) de l’univers particulier et constitutif de celui qui tient la plume ou le pinceau ».
(Claude Simon, « Lieu », 1977)

L’œuvre de Claude Simon, qui prête ainsi une attention toute particulière à l’espace du dehors et aux paysages, interroge le rapport entre la géographie et la mémoire. Le parcours proposé ici s’organise en cinq étapes qui permettent de prendre en considération à la fois une géographie du vécu, à travers certains éléments biographiques, et une géographie de la fiction qui met davantage l’accent sur le contenu des œuvres.

1. Initiations

Claude Simon est comme sensibilisé à l’histoire par la géographie. Son plus lointain souvenir d’enfance est la recherche, avec sa mère et ses tantes, de la tombe du père dans les anciens champs de bataille de la Grande Guerre Par son travail littéraire, il relève les empreintes des conflits sur les paysages, les traces de la guerre. Il met ainsi en relation le conflit et la terre, l’activité militaire et l’activité agricole :

« […] il pleuvait sur le paysage grisâtre, le cercle de collines sous lesquelles achevaient de pourrir les corps déchiquetés de trois cent mille soldats, sur les champs grisâtres, les maisons grisâtres – ou plutôt ce qu’il en restait, c’est-à-dire comme si tout, collines, champs, bois, villages, avait été défoncé ou plutôt écorché par quelque herse gigantesque et cahotante […]. »
(L’Acacia, p. 19)

Né à Madagascar, Claude Simon, après la mort de son père à Verdun en 1915, est élevé par sa mère, issue d’une famille catalane, à Perpignan. Il met ainsi en dialogue ses deux pays d’enfance :

« Vivant la majeure partie de l’année dans un pays méditerranéen, je quittais quelques semaines, l’été, cet univers un peu emphatique, éblouissant de lumière, desséché et poussiéreux, sa mer trop bleue, son ciel trop bleu, pour leur contraire : un monde à la fois simple et enchanté, verdoyant, aux forêts humides, aux mousses, aux senteurs de foin et d’herbe coupée, aux prés émaillés de fleurs, aux eaux vives. Peut-être, en dehors d’autres facteurs affectifs, […] n’avaient-ils (n’ont-ils encore) tant de prix pour moi que parce qu’ils m’apparaissaient comme la matérialisation soudaine, passagère, annuelle et éphémère d’entités qu’autrement je ne connaissais que par mes lectures, comme les forêts des contes de fées, ces glaciers ou ces déserts mentionnés dans les manuels de
géographie aux chapitres de la Suisse ou de l’Afrique […]. »
(« Lieux »)

Les deux univers s’opposent sur le plan géographique, mais aussi sur le plan des valeurs. D’un côté, un univers de l’excès, de l’autre, un univers enchanté. Les « facteurs affectifs » dont il est question correspondent au lien paternel : le père donne au pays un surplus de prestige. Le contraste entre les deux pays apporte à l’enfant une expérience géographique et un savoir vécu, non livresque, qui s’apparente à une expérience du « dépaysement » (pour reprendre le titre du livre de Jean-Christophe Bailly). Mais la géographie de l’enfance est aussi une géographie sociale qui est marquée par une différence de classe qui joue dans le contraste. Dans les deux cas, il existe bien un rapport à la terre mais, d’un côté, il s’agit d’un domaine viticole de grand propriétaire terrien, un peu décadent, de l’autre, d’une petite propriété de paysans qui se tuent à la tâche.

2. Généalogie

Jean-Pierre Lacombe Saint-Michel, général et conventionnel tarnais, est l’arrière-grand-père de la mère de Claude Simon. Il participe à la Révolution comme beaucoup de petits nobles de provinces à l’époque. Il fait partie de l’administration révolutionnaire et est réélu député lors de la Convention. Il sera général sous l’Empire. Il se construit donc une carrière malgré ses relations difficiles avec Napoléon. Claude Simon enfant est fasciné par ce personnage, dont le buste trône dans la maison familiale, et dont le portrait est accroché dans l’hôtel familial de Perpignan. C’est le personnage central des Géorgiques.

« […] cette Europe qu’il avait défiée, parcourue et reparcourue en tout sens dans un va-et-vient sans cesse recommencé qui le ramenait sans cesse aux mêmes lieux, aux mêmes rivages, aux mêmes places fortes, aux mêmes fleuves, sous les mêmes remparts, de l’Artois aux Alpes, des Alpes à la Corse, puis de la Corse aux Flandres, puis des Flandres au Rhin, puis du Rhin au Vésuve, puis de là aux ruines de Carthage, puis de nouveau au Rhin, puis au Pô, puis du Pô à la Baltique, puis de la Baltique à l’Èbre […]. »
(Les Géorgiques, p. 243-244)

Le personnage de Lacombe Saint-Michel s’inscrit dans une géographie de l’Europe qui possède une dimension épique. Son travail consiste donc à maîtriser la géographie de l’Europe, mais il va plus loin que cela : il remodèle l’espace européen.

Lacombe Saint-Michel est aussi un propriétaire terrien. Il possède un château près de Saint-Antonin Noble-Val, dont la gouvernante, Batti, s’occupe en son absence. Il lui envoie toutefois des lettres contenant des instructions pour diriger le domaine.

« […] ce dialogue poursuivi pendant des années à travers des centaines de lettres qui convergeaient d’un peu partout en Europe vers le même point […], les missives cachetées de cire qu’elle ouvrait, déchiffrait ou plutôt décryptait, essayant de voir dans ce qu’il appelait la division bleue, la division verte, la division rose, ces peupliers, ces acacias, ces champs, ces vignes expédiées en quelque sorte par la poste sur des rectangles de papier couverts de petits signes à partir desquels […] se matérialisaient à nouveau la terre exigeante, les coteaux, les vallons tour à tour verdoyants, roussâtres, desséchés ou boueux sous les ciels changeants, la lente dérive des nuages, la rosée, les orages, les gelées, dans l’immuable alternance des immuables saisons. »
(Les Géorgiques, p. 461-462)

Ces lettres constituent la correspondance méticuleuse d’un propriétaire terrien durant le temps où il est occupé par des affaires militaires et politiques. Il redevient momentanément le paysan qu’il est fondamentalement. Dans le roman, Claude Simon joue de ces deux échelles : il décrit la campagne militaire de Lacombe Saint-Michel et il reprend sa correspondance. L’une se passe à l’échelle « macro », européenne, l’autre à l’échelle « micro », celle du cadastre. Montrant que dans les deux cas c’est le même homme, l’auteur développe là encore le parallèle entre la guerre et l’agriculture.

Pour poursuivre la généalogie, au niveau parental, le père est militaire dans l’infanterie coloniale. Il incarne à la fois l’exotisme et l’oppression. Dans Histoire, Simon parle des cartes postales reçues par la famille restée en métropole comme de fragments d’exotisme. S’y dit aussi toute une époque, la Belle Époque, qui est aussi celle de la colonisation.

« […] fragments, écailles arrachées à la surface de la vaste terre : lucarnes rectangulaires où s’encadraient tour à tour des tempêtes figées, de luxuriantes végétations, des déserts, des multitudes faméliques […] »
(Histoire, p. 19)

Dans Album d’un amateur, Claude Simon décrit deux photographies où son père apparaît dans l’environnement de Madagascar. La première possède à la fois une valeur d’attestation mais fait aussi montre d’une dimension fortement onirique.

« Une grande variété de feuilles étincelantes […] forme un cadre luxuriant à cette scène où dans un bassin naturel, au pied d’une paroi rocheuse dont le sommet se découpe en escalier, se tient sous une cascade un homme à la barbe carrée, les mains posées sur les hanches, immergé jusqu’au ventre. […] L’homme sous la cascade est mon père. Je ne sais par qui cette photographie soigneusement composée a pu être prise (elle est datée Madagascar, 1907), sans doute à l’aide de l’un de ces volumineux appareils montés sur pied […] ; deux des fougères géantes, à gauche, un peu floues, se sont légèrement balancées pendant le temps de la pose, ce qui donne l’impression, au contraire des instantanés, de voir s’écouler le temps et palpiter la végétation, entendre le fracas de la cascade qui tombe, floue elle aussi, elle aussi en mouvement […]. »
(Album d’un amateur, p. 31)

La seconde photographie évoque le travail géodésique du père, qui renvoie à l’entreprise coloniale en tant que volonté de maîtrise de l’espace :

« […] puis des buissons d’épineux, d’herbes sèches, roussies, une butte de terre où sous un parasol déployé se tient le même homme à la barbe carrée vêtu d’un simple gilet de corps et d’un pantalon de treillis serré aux chevilles, coiffé d’un casque en forme de cloche à melon, le visage brûlé par le soleil, debout à côté de deux de ces trépieds qui servent de supports aux instruments de visées topographiques et autour desquels s’affaire un nègre aux jambes de sauterelle sortant d’un sarrau en guenilles […] » (L’Acacia, p. 80)

3. Guerre

Il s’agit bien de parler, cette fois, de la guerre vécue par Claude Simon, la Seconde Guerre mondiale. Il y a une forme de fatalité de la guerre pour la famille de Claude Simon, et cela s’avère vrai pour toute une génération. Dans la guerre telle qu’en rend compte l’auteur, géographie et histoire restent indissociables.

« Croira-t-on que ce paisible paysage de l’Ardenne belge, non loin de la ville où vécut Rimbaud, soit pour moi synonyme de mort, de peur ? Peu à peu, à la fin des journées, les bruits des explosions et des tirs s’espaçaient, repris parfois d’une ultime frénésie, puis s’égrenant, se taisant, laissant place au silence, à l’angoisse. Une brume légère et bleutée s’élevait du sol, des prés humides, estompait les bois. Pendant un temps on pouvait de nouveau entendre les chants des oiseaux qui, peu à peu aussi, se taisaient.
Il faut imaginer la forme gris-fer et massive d’un blindé s’avançant lentement – ou plutôt rampant – comme une sorte de bête, de crustacé venimeux, apparaissant et disparaissant entre les plumets des arbres régulièrement espacés le long de la route, ou une mitrailleuse se mettant soudain à tirer de la lisière du petit bois. »
(Album d’un amateur, p. 26)

La description de la nature n’a rien de romantique : elle est sombre, hantée par les mauvais souvenirs de la guerre, faussement calme. La dimension géographique, rationnelle, disparaît derrière une tonalité mythique, même si elle reste liée à un paysage réel. Claude Simon oppose au flux absurde de l’histoire une permanence qui est celle de la géographie. D’elle émane un sentiment rassurant contre l’angoisse du temps, très présente chez lui. « Le seul facteur permanent de l’histoire, c’est la géographie ». Claude Simon attribue cette phrase à Bismarck.

Dans La Route des Flandres, Claude Simon raconte l’entrée de son régiment en Belgique, en mai 1940, par la route qui traverse la Meuse vers les Flandres, puis la retraite précipitée de l’armée française. Il sera fait prisonnier après être tombé dans une embuscade allemande au cours de laquelle son colonel trouvera la mort.

« […] les quatre cavaliers avançant toujours parmi les pâturages cloisonnés de haies les vergers les archipels de maisons rouges tantôt isolées tantôt se rapprochant s’agglutinant au bord de la route jusqu’à former une rue puis s’espaçant de nouveau les bois épars sur la campagne taches semblables à des nuages verts déchiquetés hérissés de sombres cornes triangulaires […]. »
(La Route des Flandres, p. 282-283)

Le colonel, conscient des dangers que présentait cette route, a malgré tout tenté de forcer le destin, et les questions se posent autour de son comportement, entre folie et désir suicidaire. La citation adopte le point de vue des cavaliers, mobile, subjectif. Simon produit une carte à partir de ce déplacement, pour se repérer pendant l’écriture. La carte, spatialise les événements et le récit : elle permet de stabiliser un temps de la mémoire dont le roman s’attache à rendre la confusion.

4. Voyage

Le voyage reste l’autre grande expérience géographique de Claude Simon. Elle mobilise la mémoire visuelle qui est très forte chez lui. L’attention aux détails est une manière de capter les éléments du réel et de les ressaisir par l’écriture. Il enregistre, à travers les vitres des trains ou les hublots des avions, les paysages en mouvement (voir le livre de Marc Desportes, Paysages en mouvement).

« En Pologne, elles étaient toutes construites en bois, surgissant soudain, apparemment sans raison […] dans la plaine sans fin […], solitaires à côté d’un bouquet de bouleaux dont les feuilles remuaient sans arrêt, comme d’elles-mêmes, sans raison non plus puisque la fumée de la locomotive s’élevait toute droite, et seulement quelques enfants blonds, pieds nus, les petites filles avec des nattes, et des carrioles basses attelées de trois chevaux de front qui partaient en trottant dans diverses directions, soulevant d’immenses panaches de poussière sur l’étendue plate où si loin qu’on pouvait voir on n’apercevait aucune maison, et rien d’autre […]. »
(L’Acacia, p. 172)

Julien Gracq classe les écrivains en deux catégories : les myopes, pour qui « tout lointain est absent » et les presbytes, aptes à « déchiffrer […] la face de la terre », les uns saisissant les détails, les autres étant plutôt des écrivains des grands espaces. Claude Simon se retrouve dans les deux catégories. Il est notamment fasciné par les vues aériennes, que l’on retrouve notamment dans Le Jardin des plantes, et qui présentent pour lui un nouveau visage de la terre.

« L’aube qui se lève sur la Sibérie colore de rose les pentes d’un moutonnement de collines basses qui se succèdent à perte de vue en une vague étendue bleuâtre. Pendant des heures, elles glissent lentement au-dessous de l’avion, monotones, pareilles et désertes, sans trace de vie humaine (route, chemin de fer, ville ou hameau) […]. L’ensemble fait penser au cuir épais de quelque monstre, de quelque vieux pachyderme, gris, couturé de cicatrices et de rides, semé de poils rares. Parfois, se dirigeant vers le nord, serpentent les méandres convulsifs de quelque fleuve géant déjà pris par les glaces et dont la blancheur contraste avec la poudrée de la première neige automnale qui recouvre les collines. »
(Le Jardin des Plantes, p. 90-91)

Il voyage beaucoup, notamment après la réception de son prix Nobel. Il est frappant de constater que les éléments humains sont absents de ces descriptions. L’histoire faite par les hommes y est effacée. L’écrivain se confronte plutôt à la géographie physique, ce qui implique l’évacuation de l’homme. Le survol abolit l’homme.

Jean-Louis Tissier remarquait ainsi : « Claude Simon construit sa géographie en considérant la terre elle-même comme écrite. Il y a une sorte de rapport textuel à la terre. Pour moi, on est là au cœur de la géographie la plus authentique. C’est-à-dire que la géographie, quand elle naît, c’est l’étude de l’écoumène, la manière dont on habite le monde ». A la différence de Gracq, géographe de profession, c’est par l’écriture que Claude Simon se construit une géographie.

5. Écriture

On use souvent de la géographie comme métaphore de l’écriture. Dans Orion aveugle, il reprend le tableau de Poussin et en fait une allégorie de l’écrivain. Pour lui, l’écrivain est un voyageur.

« Je ne connais pour ma part d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est-à-dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture. […] Le mien, il tourne et retourne sur lui-même, comme peut le faire un voyageur égaré dans une forêt, revenant sur ses pas, repartant, trompé (ou guidé?) par la ressemblance de certains lieux pourtant différents, ou, au contraire, les différents aspects du même lieu […]. Aussi ne peut-il avoir d’autre terme que l’épuisement du voyageur explorant ce paysage inépuisable. »
(Orion aveugle)

La référence géographique revient au moment de parler de l’écriture. Claude Simon produit un dessin de lui-même écrivant : il se représente à la fenêtre de son appartement parisien de la place Monge : seule sa main qui écrit apparaît, devant lui la fenêtre ouverte sur la rue. L’objet privilégié de l’écriture, c’est le monde, dans sa géographie, mais aussi dans son histoire collective et personnelle. Au contraire du Nouveau roman, Claude Simon est un écrivain qui n’a jamais renoncé à écrire le monde.

Compte-rendu établi par Théo SOULA, doctorant en Littérature

Pour prolonger ce café géo, lire un entretien sur Claude Simon avec le géographe Jean-Louis TISSIER, dans les Carnets de Chaminadour (n° 10).