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Constantin Paoustovski ((1892-1968), arpenteur et reporter de la Russie (soviétique ?)

Constantin Paoutovski. La tanche d’or. Ed. de l’aube, 2018. https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/la-tanche-dor/

Une traversée de l’espace-temps soviétique par un romancier qui rêvait d’un ouvrage purement géographique 

L’œuvre abondante de cet auteur, toujours très diffusée, alors même que l’héritage soviétique est souvent ignoré par les jeunes générations russes, mérite l’intérêt pour plusieurs autres raisons :

Si la notoriété de Paoustovski fut très grande et reste forte en Russie, où son enseignement dans les années 1950-60 a fortement influencé de nombreux auteurs, elle est modeste en France. Pourtant, à partir des années 1960 et pour une vingtaine d’années, il faut souligner le rôle d’Aragon, fondateur et directeur de la collection Littératures soviétiques chez Gallimard, de 1956 (une date significative bien sûr, celle du XXe congrès du PCUS et du rapport Khrouchtchev) à 1980. Quatorze ouvrages de Paoustovski y sont publiés, éclairant le lien étroit que l’écrivain communiste français « officiel » entretient avec le monde russe et soviétique, sous une tutelle pointilleuse, celle de la ligne du Parti.

Quelle (s) Russie (s) ? Une géographie tous azimuts mais en quatre grands cycles localisés. Un compagnonnage avec la grande tradition géographique et géologique russe.

La carte ci-dessous (Fig. 1) témoigne d’une géographie très développée, en latitude surtout, des espaces dépeints. Quand écrire c’est tout particulièrement décrire, quand les souvenirs d’enfance sont ceux de la fascination pour les cartes de géographie, et que la vie confronte régulièrement à des cartes, la géographie s’invite en permanence dans l’œuvre, et ceci de façon tout à fait assumée. La carte agit comme un éveilleur de la conscience :

« Une fois, on m’emballa mon morceau de fromage de Hollande dans un lambeau de carte géographique.
Suivant la mauvaise habitude que j’avais toujours de lire ou d’examiner quelque chose pendant que je buvais mon thé, je me mis à étudier le fragment de papier que j’avais devant les yeux et ressentis brusquement un petit coup au cœur.
Enfants, certains d’entre nous aimaient (et continuent d’aimer d’ailleurs) improviser et dessiner des cartes de pays imaginaires, splendides, presque toujours vierges et déserts.
Sans doute chacun y met-il sa propre vision du paradis terrestre, contrées fertiles et heureuses vers lesquelles il se sent attiré dès les premières années de son existence.
Et voici qu’un fragment de carte d’un de ces pays de rêve- mais bel et bien réel- se trouvait posé devant moi.
Des forêts sans fin, des lacs innombrables, des rivières sinueuses, des chemins herbeux à peine indiqués d’un pointillé, des espaces incultes, des petits villages, des postes de gardes forestiers et même des relais de poste, tout ce dont j’avais rêvé depuis toujours, était réuni là. » (Livre des pérégrinations, p. 154).

En choisissant cet extrait, où l’auteur découvre un fragment de carte du pays de la Mestchiora (plus souvent écrite Mechtchera), on insiste aussi sur le rôle de charnière, temporelle et spatiale, que joue cette région à l’est-sud-est de Moscou, comme celles parcourues par l’Oka (l’auteur vit dès 1934 à Solotcha, près de Riazan, puis après 1954 à Taroussa), ou celle de Briansk, au sud-sud-ouest de Moscou (où l’auteur passa une partie de sa jeunesse). Pays « pivot » dans sa géographie personnelle et littéraire, c’est aussi le monde forestier, paysan, porteur de valeurs de simplicité, de rusticité, qui va faire retrouver à l’auteur sa connivence avec les lieux et les figures des romans russes classiques. « Dès lors toute mon existence changea radicalement, prit de la consistance, une valeur nouvelle : je fis enfin connaissance, une connaissance approfondie, avec la Russie centrale. (…) Après avoir connu la Mestchora, je me mis à écrire différemment ; avec plus de simplicité, de sobriété ; j’évitais les sujets ronflants ; je compris la force et la poésie des cœurs les plus simples et des choses humbles. » (Ibid. p 55).

Selon S. Ollivier (2008, 1.), on peut distinguer plusieurs cycles, à la fois chronologiques et géographiques dans l’œuvre :

Comme géographes, ce qui peut nous frapper dans cette œuvre si abondante est sans doute sa familiarité, son tribut assumé, à la grande tradition de la description géographique russe. Par son caractère de récit de voyage, chaque livre ou presque étant écrit après un reportage, un voyage de l’auteur, par ses portraits de savants, géologues ou géographes, qui produisent les connaissances sur un espace encore mal connu, l’espace est bien plus qu’un cadre : il est un déterminant des individus, à qui il confère caractère, raison d’être, métier, dans une relation complexe d’adaptation aux lieux et de transformation de ceux-ci. On reconnaît aussi la prédilection pour la géographie physique, la limite très incertaine entre géographie et exploration, la dimension impérialiste et nationaliste (au XIXe) puis mise au service du projet communiste (au XXe) de la connaissance géographique. Mais tout en racontant « des histoires avec de la géographie », l’œuvre ne « vit » que par les figures médiatrices qui nous permettent d’accéder à ces lieux, ces milieux : professeurs, savants, ingénieurs, officiers, bûcherons, pêcheurs, marins…, interlocuteurs d’un narrateur-enquêteur, se livrant à de multiples biographies, anecdotes, donnent leur vrai sens aux descriptions, si développées soient-elles. Il y a donc équivalence de rang entre les figures et les lieux, même si ceux-ci ont très souvent le rôle-titre : titres de romans, mais aussi et souvent des chapitres ou titres de nouvelles composant des ouvrages qui sont souvent des recueils. Pour ces titres, si certains sont des lieux (Le Kara Dag, La Colchide brûlante, Les parcs de Leningrad…), plus nombreux sont ceux qui renvoient à des catégories géographiques (Les prairies, Les forêts, Le calcaire dévonien, Le laurier de Saint-Antoine…).

Une typologie élémentaire identifierait trois grandes catégories de milieux paoustovskiens : le désert, essentiellement en Asie Centrale ; les mers et leurs rivages, ceux des mers méridionales, mais aussi de l’Arctique ; les forêts, clairières et rivières, dans une étroite association, cadre de la ruralité russe.

Thèmes et figures paoustovskiens

L’esprit géographique dans les récits n’est pas qu’une affaire de cartes et de lieux, imaginés dans les atlas puis visités par l’auteur en quête de matière à son travail de correspondant de l’agence de presse Rosta. Cartes, voyages journalistiques, sont bien des déclencheurs du travail littéraire, son « principe générateur » comme il est décrit dans un chapitre ainsi intitulé de La rose d’or. Mais ensuite, dans cette matière, sélectionner des points de cristallisation, des lieux, faits, figures, voilà ce qui donne son rôle proprement poétique à l’auteur.

On peut ainsi proposer une synthèse de ces thèmes : une tension existe dans toute l’œuvre, à l’image d’ailleurs de celle qui parcourt l’histoire russe et, encore plus, soviétique. Tension qui articule la nature, objet littéralement vénéré dans un culte très romantique, et le travail humain, du plus humble jusque dans ses réalisations les plus grandioses. Ainsi en va-t-il du golfe désertique du Kara Bougaz, à l’est de la Caspienne, et des mots prêtés au géologue Chatski : « Le désert, Chatski le haïssait comme on ne peut haïr qu’un être vivant (…) Il le traitait de chancre sec, d’escarre, de cancer rongeant la terre, d’inexplicable traîtrise de la nature (…). Le désert ne sait que tuer, répétait-il, il faut lui serrer la vis, ne pas le laisser souffler (…) jusqu’à ce qu’il en crève, et sur son cadavre, faire pousser un humide paradis tropical » (Kara Bougaz, p. 210). Cette dialectique homme-nature, harmonieuse dans le monde paysan, ou antagoniques aux limites pionnières de l’œkoumène, est sans doute le fil conducteur le plus évident de toute l’œuvre. On le comprend d’autant mieux que l’une des fonctions principales assignées aux écrivains des années 1920-30 est la glorification des entreprises soviétiques. Mais c’est aussi un thème trait d’union entre la formation pré-révolutionnaire de l’écrivain et les années 1950-60 Pendant ce bref dégel, Paoustovski est une des figures majeures qui contestent la conception de la littérature inféodée au culte de la personnalité, au « roman de production », vision idéalisée de l’homme nouveau, coupée de la réalité du peuple, celui des campagnes notamment. Après 1991, c’est aussi cette vision romantique de la nature, de la psyché russe comme issue de la rencontre d’un homme et d’un espace qui fait la notoriété toujours forte de l’écrivain. Cela s’exprime dans la préface que G. Nivat donne à la traduction de 2012 de « La tanche d’or » : « Les humbles de Paoustovski, (…), c’est une autre Russie que celle des plans quinquennaux et des chantiers titanesques. Comme le « chasseur » de Tourgueniev, le narrateur-pêcheur de Paoustovski conclut avec ces êtres frustes de rencontre un pacte secret d’amitié et d’harmonie, auquel les animaux sont partie prenante ».

« Fisiki » et « Liriki », savants et ingénieurs (de l’âme) : des personnages paoustovskiens

L’originalité de l’œuvre littéraire de Paoustovski peut être illustrée par le roman Kara Bougaz (1932), qui tient une place à part dans sa vie, son œuvre, sa postérité.
Comme souvent avec notre auteur, ce roman est éclairé par un texte, final ici, sur sa genèse ; trois sources apparaissent :

Ce récit-roman, en une dizaine de chapitres-nouvelles, condense les éléments de la combinaison de styles, de thèmes, de figures, de sujets imposés et néanmoins fascinants pour l’écrivain : explorateurs aventureux aux XVIIIe et surtout XIXe siècles de ce golfe turkmène, sorte de grand évaporateur de la Caspienne, à la salinité record et aux rivages désertiques, violence des affrontements pendant la guerre civile contre les « Blancs », projets grandioses d’exploitation du sel pour des usages industriels multiples, figures héroïques de la science (les géologues) et du socialisme face à l’obscurantisme des nomades, le recul du désert allant de pair avec celui des archaïsmes sociaux.

Ce roman est aussi au centre de l’enquête que le journaliste et écrivain néerlandais Frank Westerman a consacré en 2002 aux écrivains embrigadés par le régime, tout spécialement Paoustovski dont il suit les traces et trouve les descendants dans la Russie post-soviétique. Les écrivains, sous la houlette de Maxime Gorki, l’écrivain « compagnon de route » par excellence, sont considérées comme artisans de la construction du socialisme autant que les ingénieurs dans une complémentarité des fiziki et des liriki (Westerman, 3/, p.78), les uns réalisant et les autres glorifiant les réalisations, d’où le titre de l’ouvrage « Les ingénieurs de l’âme ».
Frank Westerman découvre Paoustovski lorsqu’il est journaliste à Moscou de 1997 à 2002, et s’y réfère comme à l’écrivain « maître chroniqueur de la Révolution Russe, de la guerre civile qui s’ensuivit et des années de construction du socialisme » (ibid. p.13). Il souligne comment, du côté des écrivains acquis de gré ou de force, au réalisme socialiste, les travaux hydrauliques constituent LE SUJET par excellence sur lequel la glorification du régime, mais aussi une nouvelle esthétique littéraire, de construction, de production, dépeignant la domestication de la nature, peuvent être conjuguées. A partir d’A. Platonov, ingénieur hydraulicien et écrivain, et son recueil de nouvelles « Les écluses d’Epiphane » (1927), Westerman montre comment les grands travaux sont devenus le thème d’une véritable « bibliothèque hydraulique » dont Pilniak avec « La Volga se jette dans la Caspienne », Gladkov avec « Energie », et aussi Paoustovski sur les bonifications des marais de Colchide (La Colchide, 1934) sont des exemples, où est mis en œuvre le « géo-optimisme » revendiqué par Gorki (Westerman, 2004, 2.).
Beaucoup de ces écrivains seront disgraciés et souvent exécutés à la fin des années 1930 et ce serait un autre sujet de montrer comment Paoustovski a évité le pire en n’étant pas seulement un des auteurs de la « littérature des plans quinquennaux pour adolescents » (L. Heller 4/) mais aussi un « paysagiste » de la ruralité et de la nature, celle de Russie centrale surtout à partir de 1935-36. En cela, s’il y a souvent une forme d’ironie critique chez L. Heller , historien de la littérature, émigré d’URSS en 1969, qui décrit Paoustovski en « écrivain modèle » (Heller, 1985, 3.), qui a renoncé progressivement à son romantisme pour servir le réalisme socialiste, mais lui reconnaît aussi cette droiture, cette honnêteté, cette fidélité à un idéal poétique, qui lui vaut de fréquentes attaques de délateurs les plus patentés du régime, dans les années 40, pour une insuffisante adhésion aux thèmes et valeurs héroïques, préférences suspectes pour la nature rurale et paysanne…

Actualités des lectures et lecteurs aux temps des dégels, des regels, et des crises environnementales.

S’il y eut tôt en URSS des alarmes sur la fragilité des lacs comme le Baïkal menacé par les complexes industriels papetiers notamment, et cela dès 1966, ou sur les risques représentés par les projets de détournement de fleuves sibériens, l’Ob principalement (projet dès les années 30, relancé en 1968, abandonné en 1986), le cas du Kara Bougaz, moins connu que celui de la mer d’Aral, est pourtant très révélateur des enjeux encore actuels de ces aménagements, au moment où des voix s’élèvent de nouveau en Russie, mais aussi dans les républiques d’Asie centrale, pour relancer des entreprises de macro-aménagements. Ce « tournant environnemental » des années 1980 surtout, est bien illustré par le texte virulent d’A. Monine de 1989, membre correspondant de l’Académie des Sciences de Russie (Monine, 1989, 4.) sur les catastrophes écologiques du XXe siècle, qui s’ouvre par une référence au roman Kara Bougaz et aux erreurs évitées au XIXe siècle, mais commises 100 ans plus tard. En effet, le régime soviétique fit fermer le golfe éponyme en 1980 par une digue, supposée enrayer la baisse du niveau de la Caspienne. Cela a provoqué l’assèchement du golfe en 3 ans, la disparition de l’industrie liée au sel et des écosystèmes de lagune, l’augmentation de la salinité du sud de la Caspienne, jusqu’à ce que la démolition de la digue en 1992 par le Turkménistan indépendant rétablisse la circulation des eaux et le régime lagunaire. Pour autant, si le Turkménistan reconquiert ainsi son golfe marin, dès 2000 le projet pharaonique Altyn Asyr (Age d’or) de mer artificielle dans le Karakoum turkmène, inauguré en 2009 et en cours de remplissage actuellement, déclenche les mêmes critiques sur la base des mêmes effets que ceux qui ont conduit à l’envasement de la mer d’Aral, tensions géopolitiques en plus avec l’Ouzbékistan à propos du détournement des eaux de l’Amou Daria.

Conclusion

Un art d’écrire toujours réflexif, explicité, qui devient parfois l’objet majeur de l’écrivain (La rose d’or), écrivain qui « s’invente mais n’invente pas » selon la formule d’Aragon dans le texte « Le mentir vrai » (1964). Cette formule vaut plus pour sa dimension autobiographique chez Aragon, et relève d’une réflexion sur la genèse des romans, sur la mémoire interposée entre le réel et le texte, réarrangement permanent ne distinguant plus mémoire et imagination. Mais, du fait de l’admiration d’Aragon pour Paoustovski, elle illustre assez bien d’une part, la place de choix accordée par Paoustovski à faire la genèse explicite de ses œuvres, d’autre part, le fait que l’œuvre majeure, la plus connue et longue s’intitule « Histoire d’une vie ». Entre autofiction, fiction et récit documentaire, les frontières sont délibérément floues. Se référant à Zola, dans La rose d’or, l’auteur écrit ceci : « Qui pourrait tracer une frontière entre l’imagination et la faculté de raisonnement proprement dite ? « (p. 1 https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/la-tanche-dor/85). De même dans Kara Bougaz, ces mots prêtés par le narrateur au géologue Prokofiev : « Les gens ne se doutent pas que, présenté sous une forme littéraire, avec l’omission de détails superflus et l’intensification de certains traits essentiels, un fait éclairé par un léger rayonnement de l’imagination révèle l’essence des choses d’une façon cent fois plus vive et perceptible qu’un procès-verbal véridique et précis jusque dans ses moindres détails. » (p. 87).

Figure 1 – Les hauts lieux paoustovskiens (dans les limites de l’ex-URSS)

 

Figure 1. Carte conçue et réalisée par P. Piercy. décembre 2021

 

Sources

Editions :

L’essentiel des œuvres traduites en français a été publié dans la collection « Littératures soviétiques » de Gallimard. Elles l’ont été par L. Delt (avec une autre traductrice pour chaque ouvrage). Pour cet article les ouvrages suivants ont été utilisés (cités dans l’ordre chronologique de leur écriture :

Références sur C. Paoustovski et la géographie russe (en français) :

  1. Sophie Ollivier, Paoustovski, l’homme du dégel, L’Harmattan, 2008. Compte rendu de cet ouvrage par Philippe Comte, Revue Russe, n° 33, 2009, pp. 233-238
  2. Frank Westerman, Ingénieurs de l’âme, C. Bourgois, 2004 (présentation de cet ouvrage par P. Lançon dans Libération du 25/03/2004.
  3. Leonid Heller, Konstantin Paoustovskij, écrivain modèle : notes pour une approche du réalisme socialiste, Cahiers du Monde Russe 1985 -26, pp. 313-352.
  4. André Monine, Les eaux stagnantes : Une catastrophe écologique en Union soviétique , trad. Denis Paillard dans L’homme et la société, 1989, n°. 91-92, pp. 87-100.

Autres sources utilisées :

 

Philippe Piercy, janvier 2022