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Découverte d’un territoire du sel Atlantique : le pays de Guérande

Week-end (7 et 8 septembre 2019) organisé pour les Cafés Géographiques par Micheline Huvet-Martinet en prolongement du café géo du 14 décembre 2017 (voir https://cafe-geo.net/tag/micheline-huvet-martinet/).

 

Le Pays de Guérande © M. Huvet-Martinet d’après cartographie AFDEC

 

Le sel, généreusement dispensé à l’état naturel, a joué un rôle essentiel dans les diverses cultures humaines. Indispensable aux êtres vivants, présent dans chaque foyer, il est le condiment par excellence ; il permet de conserver les aliments tout en jouant un rôle biologique essentiel dans l’équilibre de l’organisme. Consommé par tous quotidiennement, il a aussi une valeur rituelle, symbolique, voire magique.

Le sel est devenu tellement banal de nos jours que le consommateur ne se préoccupe guère de sa provenance alors qu’il fut autrefois très recherché : notons que les grandes civilisations antiques (Mésopotamie, Egypte, Chine) se sont épanouies à proximité de régions où le sel abondait.

En France, les ressources en sel sont quasiment inépuisables et nous sous-utilisons nos capacités de production. La place importante des sels marins (environ 40% de la production) provenant des salins méditerranéens mécanisés est une originalité. Les temps de la concurrence entre sels méditerranéens et sels atlantiques sont révolus. Actuellement la production de toute la côte atlantique demeure modeste et marginale (environ 4% du sel français) mais jouit d’une très bonne image car destinée uniquement à l’alimentation.

Le pays de Guérande s’étend sur les communes regroupées dans la communauté d’agglomération de Cap Atlantique entre Loire et Vilaine et est délimité à l’est par la Grande Brière. Il présente des paysages anthropiques originaux, alliant l’eau et la mer ; il constitue aussi une entité ethnographique et linguistique en étant la partie bretonnante la plus orientale de l’ancien Duché de Bretagne.

Notre déambulation, centrée sur la thématique du sel s’est concentrée sur la presqu’île guérandaise avec ses marais salants (de Guérande à Batz-sur-mer en passant par Saillé) et son espace portuaire du Croisic.

UN ESPACE PORTUAIRE ORIGINAL : LE CROISIC

Un grand merci à Laurent Delpire, Conservateur départemental des antiquités et objets d’art, pour nous avoir fait partager sa passion pour l’histoire de sa cité.

 

© Ville du Croisic

 

Des quatre ports du Pays Guérandais : Guérande, Mosquer, Le Pouliguen, Le Croisic, ce dernier est le plus important. Labellisée « Petite cité de caractère » en 2006, la ville, tout comme Batz-sur-mer s’est développée sur un ilot granitique séparé du continent jusqu’au Xe siècle. Des flèches sableuses ont progressivement rattaché les deux cités au continent. Son nom vient du breton Kroazig qui signifierait lieu de la petite croix.

 

Un site exceptionnel, entre Loire et Vilaine, protégé par une ceinture dunaire qui a isolé une zone maritime constituée par deux bras de mer (les Traicts, petit et grand), véritable mer intérieure qui s’enfonce dans les terres en alimentant en eau de mer une vaste vasière aménagée progressivement en marais surtout à partir de l’époque carolingienne.

 

Vue aérienne du port et ville du Croisic © Ville du Croisic

 

La cité était totalement enclavée jusqu’au milieu du XIXe siècle : on n’y accédait que par la mer. Un passeur a assuré la traversée à partir de la pointe de Pen-bron (longue flèche sablonneuse) jusqu’en 1873, sinon on pouvait traverser à pied le désert de sable à marée basse. Le chemin de fer n’arrive qu’en 1879.

 

Trois éléments ont donné son caractère à la cité :

 

Au Moyen Age, c’est Guérande la grande cité locale. Ce n’est qu’au XIVe siècle, après la guerre de succession de Bretagne, que Le Croisic entre dans l’histoire par l’édification d’un château fort et de remparts, s’affirmant en face de Guérande, progressivement déclassée par l’ensablement de son port. Elle demeure toutefois la ville tutélaire.

 

Il s’est développé alors le long du golfe intérieur du Grand Traict, avec un agencement particulier : divisé en plusieurs bassins ou chambres par des jonchères. A l’origine, le port n’est qu’une succession de grèves ; les quais ont été construits progressivement avec le remblai. La physionomie actuelle date des travaux importants réalisés par le Duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne en 1750.

 

La petite jonchère. Ilot artificiel de lest autrefois recouvert de joncs utilisé pour déposer et entreposer les marchandises. © M. Huvet-Martinet

 

SEL DE GUERANDE ET SALAGE DE LA PECHE AU CŒUR DE LA PROSPERITE DE LA CITE

Au XVIe siècle le port est au cœur du Baienfahrt (voir plus loin) mais commerce aussi avec l’Irlande et l’Espagne. L’activité commerciale avec les pays du Nord est d’autant plus active que les élites locales marchandes et maritimes se sont converties au protestantisme.

Au XVIe siècle, la ville compte environ 4000 habitants dont 400 marins, une centaine de navires est alors enregistrée au port du Croisic. La bourgeoisie locale, qui administre la cité comme une petite république grâce aux franchises et privilèges accordés par le Duc puis régulièrement reconnus par le Roi après l’annexion, arme aussi pour la course à l’époque moderne et pour la pêche à la morue depuis la découverte de Terre-Neuve, embarquant le sel en fond de cale.

 

UNE ARCHITECTURE QUI TRADUIT LA RICHESSE ANCIENNE DE LA CITE

Le centre du Vieux Croisic recèle près de 60 maisons anciennes de qualité dans le quartier médiéval près de l’église Notre Dame-de-Pitié et le long du port.

 

Maison Le Bouistre

 

Maison la Gabelouse

 

Dans le Vieux Croisic, édifices XVe siècle avec pans de bois en sapin, parfois peints en rouge minium et présentant pignons sur rue en encorbellement avec rez-de-chaussée en granit.

© M. Huvet-Martinet

      

Hôtel d’Aiguillon, XVIIe siècle Bel hôtel particulier construit par une famille de négociants, formé de deux corps de logis en calcaire en angle droit où s’insère un grand pavillon carré contenant l’escalier et surmonté d’un dôme à l’impériale en ardoises de Trélazé. Porche d’entrée avec colonnes corinthiennes surmonté d’une balustrade. © M. Huvet-Martinet

 

© Ville du Croisic

Le long du front de mer, constitué des quais faits de terre-pleins gagnés sur la mer se pressent les maisons de marchands et négociants du XVIIe siècle : toits à croupes à 4 pignons et balcons en fer forgé.

 

© Photos M. Huvet-Martinet

 

DECLIN ET RECONVERSION AU XIXe siècle

Trois facteurs menacent la prospérité du Croisic :

– le Blocus continental napoléonien qui ruine le commerce atlantique

– le déclin des activités salicoles

– les difficultés puis l’arrêt des campagnes de pêche sur Terre-Neuve.

 

La reconversion va s’opérer autour :

 

Affiche ancienne de publicité pour la saison d’été 1895 © Coll. Musée des marais salants, CAP Atlantique

 

 

Actuellement, Le Croisic vit du tourisme et des activités balnéaires qui font que la ville passe de 4100 habitants l’hiver à 25 000 l’été. Le dynamisme est aussi assuré par la conchyliculture et la pêche. Les parcs produisent 2500 t/an de coquillages, essentiellement des palourdes (vénériculture) et des coques (cérastoculture) dont 65% sont vendus en Espagne. Aujourd’hui 23 bateaux se consacrent à la pêche aux crustacés et aux poissons de ligne.

 

LES MARAIS SALANTS

La saliculture exige des conditions naturelles spécifiques et un savoir-faire sophistiqué.

Des conditions naturelles contraignantes

Il faut barrer le fond d’une anse occupée par une vasière littorale, établir une prise d’eau, faire circuler cette eau d’un bassin à l’autre sur de vastes étendues de terrain où, sous faible épaisseur, elle va, en s’évaporant grâce à l’énergie gratuite du soleil et du vent se saturer en chlorure de sodium qui, en se cristallisant, se dépose alors sur les surfaces préparées à cet effet. Il faut donc de l’espace, un sol plat et imperméable, un climat favorisant l’évaporation avec peu de précipitations pendant quelques mois par an.

 

Le pays de Guérande présente ces conditions favorables du point de vue topographique, géologique et hydrographique avec un apport d’eau douce et des marées de grande amplitude mais il est à la limite climatique septentrionale même si on a autrefois persisté à vouloir pratiquer la saliculture plus au nord, jusque dans le golfe du Morbihan.

 

Un principe chimique simple mais un savoir-faire très subtil

Si le principe de la saliculture est à priori simple : associer la mer salée (25g/l à Guérande) à des sources d‘énergie naturelle (soleil + vent) pour l’évaporation, la mise en œuvre est délicate, compliquée, d’où son apparition tardive dans l’histoire de l’humanité. La production comporte deux phases successives : concentration saturation d’eau de mer puis cristallisation après une longue préparation.

 

Origine des marais salants

La chimie de la saliculture a été empiriquement comprise très tôt mais elle demande de la part du paludier un savoir-faire élaboré au cours des temps. On attribue généralement au génie romain sa mise au point mais c’est en Chine que le procédé est le plus anciennement attesté.

 

Marais salants guérandais : un des plus anciens systèmes agricoles maritimes atlantiques.

Sur la côte atlantique et plus particulièrement à Guérande, on est passé progressivement de techniques gauloises d’évaporation de l’eau de mer par le feu à la technique solaire, probablement au tout début de l’ère chrétienne, sous le contrôle des Romains conquérants. C’est attesté par le champ lexical paludier d’origine latine dans une région devenue ensuite brittophone après l’arrivée des migrants bretons en Armorique après le Ve siècle.

C’est à l’époque mérovingienne et surtout carolingienne que le marais salant s’élabore puis se développe considérablement à la fin du Moyen Age.

 

Fonctionnement d’un marais salant

Les eaux salées ne contiennent du chlorure de sodium (Na Cl) que pour 80 %. Les 20 % restants sont constitués d’autres chlorures qu’il faut éliminer en utilisant le principe chimique de la cristallisation fractionnée des chlorures. C’est pour tirer parti du décalage des plages de précipitation que tous les salins comportent une série de bassins où chlorures et sulfates se déposent au fur et à mesure que l’eau purifiée se sature en élevant sa concentration : le salinier veille toutefois à éviter précocement la précipitation des chlorures et sulfates de magnésium, très bénéfiques par leur effet catalyseur au moment de la cristallisation finale du Na Cl. Si cette précipitation se fait précocement, on dit à Guérande que le marais « cuit » endommageant la récolte. Le paludier doit alors « rafraîchir » son marais en injectant de nouvelles eaux vierges.

 

Le plus difficile : le minutieux réglage de l’eau

Quelle hauteur mettre en fonction des vents, de la température, de la saturation… ? Les paysages typiques sont liés au long parcours de l’eau de mer qui est parfois complexe et s’organise autour de deux grands types de bassins facilement identifiables, délimités par de forts talus d’argile :

– les réservoirs : étier, vasière, cobier

– les bassins de chauffe : fards, adernes et œillets.

 

L’eau de mer arrive en manœuvrant une trappe par l’étier, chenal d’alimentation relié à la mer et qui alimente, à l’occasion des marées de vive-eau (environ 2 fois /mois), la vasière, bassin de décantation et vaste réserve d’eau pour une ou plusieurs salines. Le cobier est un bassin intermédiaire, sorte de réserve secondaire. Le tour d’eau est un canal de conduite d’eau, longeant le talus de la saline qui va mener l’eau aux surfaces de chauffe interne : d’abord les fards, puis les adernes, réserves journalières de saumure destinées enfin aux œillets, bassins de cristallisation peu profonds (2 à 3cm) où se fait la récolte. Le sel récolté est amassé en petits tas d’environ 2m de diamètre : les mulons.

 

Aquarelle Roland Chetelat, conception G. Buron © Coll. Musée des marais salants – CAP Atlantique

 

Une unité fonctionnelle du marais salant en coupe (conception & réalisation G.Buron)

 

L’eau circule par gravité en ouvrant ou fermant des trappes

La concentration augmente progressivement pendant ce long parcours : de 30 à 50 g/l dans la vasière, la salure monte à 80 g/l dans le cobier pour une température d’environ 27°, puis à 80 à100 g/l dans les fards, 250 g/l pour 32°dans les adernes pour atteindre finalement 300 g/l dans les œillets où le sel est récolté et amassé en petits tas : les mulons. On estime de 2 à 3 semaines le temps nécessaire à la formation du sel à travers ce long labyrinthe.

 

La Saliculture : une activité agricole qui n’utilise pas de mécanisation lourde ni d’apport de produits chimiques

Comme en atteste tout le vocabulaire qui y est associé (en allemand le marais est nommé Salzgarten), on récolte le sel, on cueille la fleur de sel…Les différents travaux au fil des saisons peuvent être comparés aux travaux des champs occupant le paludier par des travaux parfois ingrats toute l’année, alors qu’il a mis son sel au sec. Il doit exécuter une foule de travaux coïncidant chacun à une saison précise : en automne et hiver, quand le marais semble abandonné car il repose sous un épais manteau d’eau de mer et de pluies mêlées, toutes les digues sont noyées pour les protéger des tempêtes et du gel. C’est l’époque où il faut curer les vasières, dur labeur réalisé tous les deux ans en communauté et exécuté maintenant par une motopompe et par une chenille. C’est aussi l’époque du nettoyage des chenaux. Au printemps, après avoir vidangé les différents bassins, il faut reconstituer les circuits d’eau, réparer les digues, refaire les ponts d’accès de l’eau entre les différents bassins puis préparer les œillets.

© Maison du Paludier, Saillé

 

Chaussage des œillets au printemps juste avant la récolte. Très délicat travail de réfection du sol des œillets.     Il s’agit de décaper l’œillet en le débarrassant de ses limons vaseux accumulés pendant la morte saison. Il s’agit souvent d’un travail collectif. M.Huvet-Martinet, L’aventure du sel, 1995, ed.OF © Maison du Paludier, Saillé

 

© Les Salines de Guérande / P. François

 

Paysages typiques guérandais faits d’un dédale complexe de canaux, portes et bassins à l’abri de digues protectrices sur une vingtaine de kilomètres intégrant un étang naturel comme déversoir pour la vidange des eaux mères au moment des grandes marées.

La saliculture est dévoreuse d’espace : il faut 7 fois plus de terrain de parcours que de surface de chauffe/ cristallisation.

Au gré de ce long parcours l’eau prend une coloration rosée sous l’effet de micro-algues qui la colonisent. L’une d’elles, la Dunatliella salina, dégage en mourant cette couleur rouge et ce parfum de violette si caractéristique des marais guérandais

 

Les marais salants de Guérande alimentés par le petit traict (au fond) et le grand traict (au premier plan) © Alain Guérin

 

Le gros sel gris se récolte quotidiennement à la belle saison en fin de matinée et/ou d’après-midi suivant les conditions météorologiques

Un paludier au travail © M. Huvet-Martinet

 

Un art subtil exigeant habileté et force.

Le paludier tire le gros sel gris déposé au fond de l’œillet avec son las, long râteau de bois à manche souple appuyé sur son épaule. Il hisse le sel sur la ladure, petit bourrelet d’argile en forme de lune. Le las ne peut excéder 4 à 5 m et détermine la taille des œillets (environ 7m x10m)

 

© M. Huvet-Martinet

 

Mulon de sel fraichement   récolté.

Le « roulage » c’est à dire l’évacuation vers les zones de stockage dans les salorges se fera plus tardivement, soit à la pelle et brouette, soit de plus en plus souvent avec des tracteurs.

 

La « Fleur de sel » ou sel menu. Le « caviar » des sels

Cette délicate pellicule de cristaux naturellement blancs, fins et légers au lieu de se déposer au fond de l’œillet remonte « à fleur d’eau » pour se cristalliser quand soufflent les vents secs d’est. Cette production ne représente que 1% de la récolte mais elle est maintenant hautement valorisée pour ses qualités gustatives remarquées par quelques grands chefs. La fleur de sel, se vend 10 fois plus cher que le gros sel gris.

© E. Berthier

 

Le lousse qui permet la cueillette de la fleur de sel est différent du grand las. Il est constitué d’une planchette au bout d’un manche plus léger et plus maniable.

 

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

Autrefois, la fleur de sel appartenait aux femmes qui la cueillaient après avoir observé avec patience sa formation. Elle était alors peu estimée. Destinée à la consommation locale et domestique, elle constituait le salaire des « porteresses ». Elle se cueille délicatement avec le lousse et se dépose avec précaution dans un panier d’osier. Il faut faire vite car la moindre perturbation amène sa perte en la précipitant vers le fond.

 

Grandeur, déclin et renouveau de la production et du commerce du sel en Pays Guérandais depuis le Moyen Age

Trois considérations ont conditionné autrefois le marché du sel :

 

AU MOYEN AGE, LE PAYS GUERANDAIS EST AU CŒUR D’UNE ECONOMIE MONDIALE DU SEL

Avant le XIIe siècle : autarcie et autosatisfaction des besoins.

Les conditions très difficiles de transport conduisent dans toute l’Europe à produire du sel localement dans des conditions souvent difficiles quel que soit le coût.

A partir des XIIe-XIIIe siècles : développement des marais atlantiques en liaison avec :

 

Les poissons à saler sont au Nord, le sel disponible au Sud sur le littoral atlantique.

L’Europe du Nord et l’Atlantique Nord constituent des zones déficitaires d’appel par l’insuffisance de leur production de sel : la saline de Lüneburg en Basse-Saxe qui a longtemps bénéficié d’un monopole en Europe du Nord, ne peut pourvoir aux énormes besoins des pêcheries.

La pêche a offert un des plus grands débouchés au sel de Guérande dans toute l’Europe chrétienne occidentale. Toutes sortes de poissons salés sont présents sur les tables tant des élites que des classes populaires le vendredi et pendant les 40 jours de carême.

Dès le XIIIe siècle les navires de Hambourg descendent vers les rivages bretons et la Baie de Bourgneuf. Puis, ce sont les navires anglais, hollandais, hanséates et prussiens qui viennent régulièrement se ravitailler en Saltbay, bayesout. Ainsi nommait-on, sous le terme générique de sel de la Baie, tout gros sel gris marin des marais atlantiques. A Londres aussi 80% du sel utilisé vient de la « Baie ». Les ports de la Baie (Guérande surtout) ne disposant pas ou très peu de navires au long cours avant le XIVe siècle, ils sont tributaires des flottes étrangères venues se ravitailler.

 

Mise en place du Baienfahrt

Ainsi nomme-t-on le parcours qui conduit par convois annuels les blés polonais et divers matériaux de construction pour chantiers navals vers les côtes de la mer du Nord (surtout destinés aux populeux Pays-Bas) puis vers l’Atlantique. Au retour, les navires repartent chargés de vin et surtout de gros sel gris vers les rivages hollandais et tous les ports hanséatiques de Hambourg à Lubeck, Stettin, Dantzig et Riga.

Les principales routes du sel du Moyen Age au XVIIIe siècle. M. Huvet-Martinet, L’aventure du sel, 2013, ed. OF

 

Les blés jouent un grand rôle dans le calendrier de navigation des flottes qui ne quittent les ports du nord qu’une fois que les récoltes à exporter y sont parvenues : il fallait bien calculer pour gérer les trois contraintes des récoltes du blé à l’Est, de celles du sel à l’Ouest et de l’hivernage au nord de novembre à janvier. Le transport des sels avait d’abord été confié aux flottes hanséates essentiellement prussiennes, mais à partir du XIVe siècle et XVe siècle, les Bretons y prennent une part plus active. A la fin du Moyen Age, les exportations de sels bretons vers la France, la Bretagne et l’étranger sont aux mains des Guérandais organisés autour de quatre ports : Guérande, Le Croisic, Le Pouliguen, Mesquer. Les exportations se font aussi vers l’Irlande, pour ses salaisons de morue, beurre, saumons, harengs, viande de porc et de bœuf. La moitié des navires bretons qui fréquentent l’Angleterre sont alors guérandais.

Une telle demande étrangère, à laquelle il faut rajouter celle d’une grande partie du royaume de France, pousse à l’extension du nombre des salines françaises du littoral atlantique. C’est évident et bien documenté pour Guérande à partir du XIIIe siècle par Gildas Buron. (Buron Gildas, La Bretagne des marais-salants, 2000 ans d’histoire, Morlaix, Skol-Vreizh, 1999, pp 87-107) Même si on ne connaît pas avec exactitude les quantités de sels de Baie commercialisées, on peut affirmer qu’elles étaient considérables et supposaient une production massive liée à l’augmentation des surfaces mises en culture essentiellement du XIIIe au XVIe siècle.

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

Les Ducs de Bretagne ont été des acteurs dynamiques en investissant jusqu’au XIIIe siècle puis sont devenus promoteurs jusqu’à l’annexion du Duché en confiant aux seigneurs laïcs des friches pour leur mise en valeur. Gildas Buron estime que des productions annuelles de l’ordre de 20 000 tonnes devaient être courantes au début XVIe siècle.

Ainsi, au Moyen Age la Bretagne a dominé et son sel gris s’est répandu partout en Europe. C’est l’âge d’or du commerce breton grâce aux toiles mais aussi au sel qui fonde la prospérité économique du pays de Guérande et ce encore bien après l’annexion du Duché au royaume de France.

 

A l’ÉPOQUE MODERNE : PERMANENCES ET MUTATIONS

 

La flûte hollandaise est le navire de transport qui fréquente couramment le Croisic aux XVIIe et XVIIIe siècles. © Planche de l’Encyclopédie, 1768

 


Embarquement des sels sur le quai d’Aiguillon au Croisic début XIX°siècle
A noter les deux sauniers de blanc vêtus en bas à droite
Huile sur toile attribuée à Fr. Sablet © Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

Au total, le pays guérandais demeure une région exportatrice et productrice de premier plan ce qui s’explique aussi par son statut fiscal privilégié lié à l’exemption de la Gabelle. Les marais bretons alimentent l’actif marché clandestin du faux-saunage à l’intérieur du royaume alors que ni les sels d’exportation ni les sels destinés à la pêche française ne sont taxés. Même si la tendance longue joue contre les sels de la Baie et qu’il y a eu un certain déclin, celui-ci est tout relatif : il ne faut pas en conclure que les sels guérandais sont en crise.

Gildas Buron estime la production autour de 35 000/ 40 000 t/an au XVIIe siècle soit presque le double de celle du Moyen Age et qu’un trafic soutenu a continué d’animer les trois ports guérandais (le Croisic, Mesquer, le Pouliguen) : dans les années 1720-30, ceux-ci pèsent encore pour 45% des exportations de sels atlantiques vers la Baltique. Le Croisic aux XVIIe et XVIIIe siècles est fréquenté annuellement par 20 à 30 navires étrangers de tonnages importants venus charger dans le pays de Guérande, lieu d’approvisionnement salicole le plus proche et le plus accessible aux flottes nordiques

FIN DU GRAND COMMERCE INTERNATIONAL DU SEL AU XIXe SIÈCLE

Les réformes de la Révolution et la suppression de la gabelle auraient pu augurer une période faste pour l’activité salicole ; en fait, il n’en fut rien. Les guerres de la Révolution, le blocus continental napoléonien et les hostilités quasi permanentes avec l’Angleterre paralysèrent le commerce atlantique. La paix revenue, jamais le commerce du sel vers l’étranger ne reprendra, même si Gallois et Scandinaves continuent de venir s’approvisionner. Les sels guérandais ont perdu le marché européen et se réorientent vers le marché intérieur français qui se transforme lui aussi en conduisant au déclin de la production de l’Ouest atlantique.

Un long déclin et une lente agonie mènent à la paupérisation

La forte poussée démographique du XIXe siècle et la baisse des revenus tirés du sel installent progressivement mais durablement les paludiers dans la pauvreté.

Les raisons du déclin, qui s’accélère après 1860, sont multifactorielles :

 

 

 

 

Quelques chiffres témoignent de l’évolution de la situation :

Mais autant que l’abandon des salines, c’est la paupérisation et la dégradation des conditions de vie des communautés paludières qu’il faut souligner.

 

Le renouveau tardif dans les années 1970

La renaissance et la reconstruction s’opèrent comme un sursaut face à la menace qui semble conduire inéluctablement à la disparition des marais et des paludiers. Le renouveau a été rendu possible par :

Se présentaient alors trois solutions aux anciens et néo-paludiers : soit rester dans la mouvance du Groupe Salins en étant fournisseurs, salariés ou fermiers de ce gros propriétaire foncier ; soit demeurer indépendants et commercialiser seuls leur production ; soit adhérer à la coopérative. Cette dernière solution fut choisie par la grande majorité des paludiers mais quelques-uns privilégièrent leur indépendance tout en cherchant, pour certains, à se regrouper pour la commercialisation : ainsi fut fondée le groupe Trad y sel. Le sel de ceux qui restèrent ou décidèrent de rejoindre le Groupe Salins est actuellement commercialisé par les établissements le Bourdic, sous la marque « le paludier de Guérande ».


LA COOPERATIVE AGRICOLE DES SALINES DE GUERANDE EN 1988 : UN TOURNANT DECISIF

Un grand merci à son Directeur Général Ronan Loison et à Armel Jorion, paludier administrateur pour leur accueil.

La création de la coopérative en 1988 a été un tournant décisif dans le processus de reconquête du marais. Elle est au cœur de sa renaissance en permettant d’offrir aux paludiers la maîtrise complète de leur filière économique du sel du producteur au consommateur.

 

Les bâtiments de la coopérative à Pradel, au cœur des salines sont en extension permanente sur des terrains qui lui appartiennent et dont la surface a décuplé en 10 ans. © Alain Guérin

Le sel des coopérateurs est commercialisé sous le label  le Guérandais. La qualité a été dès l’origine la préoccupation essentielle aujourd’hui attestée par plusieurs labels et certificats :

– I.G.P (indication géographique protégée) garantit l’origine et la qualité

Label rouge certifie la qualité supérieure

Nature et progrès garantit des pratiques agricoles respectueuses de l’environnement

Le sel le Guérandais est traité et conditionné sur place :

La coopérative mène une active politique commerciale de marketing pour affirmer le Guérandais sur tous les marchés, y compris à l’étranger et aussi comme « sel de la gastronomie ». Le « Guérandais » est partenaire privilégié et fournisseur d’un grand nombre de maitres cuisiniers, de restaurateurs et de chefs étoilés.

Crée à l’initiative des paludiers, Terre de sel est la filiale et la vitrine de la coopérative. C’est un espace d’exposition, une boutique proposant les sels « le Guérandais » et des produits du terroir de qualité.

Les bâtiments de Terre de Sel sont à proximité de la coopérative. Elle témoigne de l’ouverture des paludiers sur l’agro et l’éco-tourisme. Les paludiers organisent au cœur du marais des balades thématiques à la découverte du fonctionnement du marais mais aussi de la faune et flore. © Terre de sel

 

GUERANDE (16 300 habitants) : La « Carcassonne » bretonne.

 

La porte Saint-Michel, entrée principale de la ville et siège du musée. © coll. La Bretagne, Ouest France

 

Même si la présence de l’Homme y est attestée au Néolithique, les signes avérés de l’existence de la localité actuelle ne se retrouvent qu’à l’époque mérovingienne. La première référence écrite connue sous le nom de Guérande date de 854.

En effet Guérande est une belle cité médiévale close qui attire les touristes pour y flâner dans ses ruelles pavées. Avec ses 1300m de remparts, ses quatre portes et ses six tours, l’enceinte urbaine de Guérande est l’une des mieux conservées de France et la plus complète de Bretagne. Elle a obtenu le label de « Ville d’art et d’histoire » en 2004.

Plan de la cité médiévale de Guérande © coll. La Bretagne, Ouest France

 

 

MUSEE DES MARAIS SALANTS A BATZ-SUR-MER : l’héritier d’un des plus anciens musées des arts et traditions populaires de Bretagne.

Un grand merci à Gildas Buron, conservateur, pour nous avoir fait visiter avec passion et compétence son musée.

 

© M. Huvet-Martinet

 

La « Porteresse », sculpture monumentale en bronze, œuvre du sculpteur breton Jean Fréour (1919-2010). Devant le musée, elle rend hommage aux femmes du marais qui évacuaient traditionnellement le sel avec leur gède (30kg de sel) sur la tête avant l’introduction des brouettes dans les années 1950. Toujours court vêtue et pieds nus pour ne pas abimer la ladure, les  « porteresses » sont rétribuées le plus souvent par le sel menu (fleur de sel). La pénibilité du travail, souvent effectué de nuit, est encore dans toutes les mémoires.

 

Ce musée intercommunal fondé dès 1887, sous le nom de musée des anciens costumes, par Adèle PICHON, une religieuse fille de paludiers, consciente de la disparition d’un mode de vie, fut un des premiers musées ethnographiques. Etabli dans une ancienne salorge, totalement rénové, il a réouvert ses portes en 2013 sur une surface de 1500m2. Il est devenu un centre d’histoire et d’ethnologie du sel atlantique et présente une collection riche et variée de 9000 objets parfois insolites dans le cadre d’un parcours interactif. Musée de territoire entre Loire et Vilaine, il est la mémoire patrimoniale de cet espace et lieu de transmission de cette culture des « gens du sel ». Il s’oriente autour de trois thèmes :

 

Lavoir à sel reconstitué par l’Ecole Centrale de Nantes à partir de modèles anciens (ci-dessous) © Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

Dès le 18e siècle, la blancheur des sels industriels ternit la réputation des gros sels gris de l’Atlantique auprès des salaisonniers européens. Le négoce répond à la concurrence en développant le lavage en saumure pour éliminer les infimes parties argileuses adhérant aux cristaux de gros sel gris. Encore en fonctionnement au milieu du 20e siècle, les “lavoirs à hélices” de Guérande sont un héritage du machinisme triomphant dans la saliculture atlantique.

 

© M. Huvet-Martinet

 

Tenue de saunier : marchand de sel au XIXe siècle

Le costume est le vêtement de corporation : braies et sarrau blanc sont emblématiques des sauniers de Guérande. Les souliers sont de peau jaunâtre. Habituellement coiffés d’un bonnet de laine, les sauniers le retiraient en entrant dans les bourgs ou villages pour arborer le célèbre chapeau noir à larges bords. Il manie le fouet de touche à main droite pour conduire les mules.

 

 

 

 

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

Les sauniers de Guérande en route. En tenue traditionnelle de travail ils organisent le transport et la distribution des sels. Les mules, le plus souvent en convois, sont chargées systématiquement de 150 kg de sel pesés au poste de douane à la sortie du marais.

 

Paludiers et paludières en grands costumes de fête (abandonnés fin XIXe siècle) « qu’ils ne portent que quand ils sont de noces, ou de procession de la Fête Dieu »

Couple de mariés

Aquarelle de J.B Peytavin, 1828. © Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

L’habit de travail tout de blanc (proche de celui des sauniers) avec ses amples braies et sa blouse est tenue pour exotique par H.de Balzac (qui a séjourné à Batz) et décrit les paludiers au début de Béatrix : « cette riche nature (celle de Guérande) … a pour cadre un désert d’Afrique bordé par l’océan…où les jours de soleil, les paludiers, vêtus de blanc font croire à des Arabes vêtus de leurs burnous… ».

L’habit de fête, surtout pour les hommes, avec ses couleurs vives et le chapeau à larges bords à une seule corne, traduit le caractère affirmé de cette culture originale des gens du sel. La blouse blanche des paludiers au travail est remplacée par une chemise à col rabattu sur laquelle s’empilent plusieurs gilets de drap de couleur disposés en étage dont la dernière, de drap gros bleu, sous une veste plus foncée noire ou brune. Le chapeau est essentiel. La position de sa corne aurait traduit la situation familiale : à droite pour le célibataire, à gauche le jour des noces, derrière pour l’homme marié, devant pour le veuf.

Les femmes portent une coiffe de batiste, une collerette de dentelle, un corset de drap blanc bordé de velours de couleur qui fait ressortir l’éclat des manches rouge écarlate.

Les mariées empilent les jupons assez courts laissant voir des bas de laine rouge.

La gravure ci-dessous représente aux côtés de l’homme en habit de fête, une jeune « porteresse », court vêtue, pieds nus avec sa gède sur la tête, et derrière un paludier en tenue blanche de travail.

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

Reconstitution d’un intérieur paludier : lit à quenouille, armoires à gâteaux, à lait, vaisselier…Mobilier peint d’une peinture rouge au minium de plomb, sans doute pour protéger le bois de la corrosion du sel

Armel Jorion (paludier, membre de la coopérative) et Gildas Buron (conservateur du Musée des Marais salants à Batz-sur-mer)

 

© Coll. Musée des marais-salants – CAP Atlantique

 

NB : Armel Jorion (paludier, membre de la coopérative agricole des marais de Guérande) et Gildas Buron (conservateur du Musée des Marais salants à Batz-sur-mer) ont animé une déambulation dans le marais (samedi 7 septembre 2019). Gildas Buron a rédigé un compte rendu qui est publié sur le site des Cafés Géographiques.

Compte rendu rédigé par Micheline Huvet-Martinet, octobre 2019