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Derrière la place Tahrir (Le Caire, Égypte, septembre 2014)

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La photo est de piètre qualité. La forte et intimidante présence policière à proximité de la place Tahrir au Caire, où a été prise cette dernière en septembre 2014, n’aide pas à faire les bons réglages. Suspendue à un mur de pierre, une banderole blanche dit en substance : « Aidez-nous à rouvrir nos rues » ! Cet appel au secours attire notre attention sur ce qui constitue probablement l’une des principales victimes collatérales des soubresauts de la transition politique en Égypte, à savoir l’usager du centre-ville du Caire.

Sur la douzaine de murs construits entre fin 2011 et début 2012 afin d’empêcher les rassemblements, sur la place Tahrir, d’opposants au régime militaire qui assurait alors l’intérim après le départ de Moubarak, il en reste plus de la moitié aujourd’hui. On assiste donc depuis près de trois ans dans certains quartier du centre-ville du Caire, à la dégradation des conditions de circulation automobile et piétonnière, à l’effondrement des économies de quartier (commerces fermés, livraisons et entretien non assurés) et, désormais, à la montée d’une forte colère.

Les habitants et riverains de ces rues fermées ont pourtant tout essayé : tailler des brèches dans les murs, les contourner, les escalader et même les détruire, à plusieurs reprises en 2012, en s’y mettant à vingt ou trente pendant toute une journée, quand il ne fallait qu’une heure ou deux aux militaires pour les reconstruire le lendemain. Mais tandis que l’actuel pouvoir en place en Egypte, incarné par le maréchal Al-Sisi, affirme avoir restauré l’ordre dans le pays, en réprimant sévèrement les islamistes et les révolutionnaires notamment, les usagers du centre-ville apparaissent comme les oubliés du nouveau régime. Privés d’une liberté moderne élémentaire, celle de se mouvoir dans son espace de vie, de se garer, d’accueillir des amis, etc., les captifs des murs du Caire expriment aujourd’hui leur ras-le-bol sur de grands draps imprimés. Le temps du « détournement » de ces édifices semble révolu ; ce temps où artistes et chanteurs se bousculaient au pied des murs pour dessiner des graffitis ou tourner des clips, associant ces derniers à l’émergence d’une culture de la protestation pacifique au Caire. Lasse, la jeunesse urbaine s’exprime de moins en moins sur ces blocs de pierre qui font désormais partie du paysage. C’est là la crainte majeure ressentie par les habitants des quartiers Abdine et Garden City dans le centre-ville : que ces murs ne se fondent totalement dans le paysage, que l’on finisse par s’habituer à eux et que l’on sacrifie définitivement des rues entières et des îlots sur l’autel de l’ordre et de la sécurité.

Mais il y a encore autre chose à craindre : que ces murs aient suscité chez les dirigeants égyptiens de réelles vocations aménagistes sécuritaires. La récente transformation du mur de la rue Qasr al-Ainy, qui débouche au sud de la place Tahrir, en portail métallique « refermable » le laisse présager (photos 2 et 3).

Photo 2

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Photo 3

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Ouvert les jours de semaine, ce portail est généralement fermé les vendredis d’appel à manifester, empêchant à nouveau tout rassemblement potentiel sur la place Tahrir. Ce dispositif a cherché à briser la symbolique de la place Tahrir, dont l’accès est désormais limité et contrôlé. Sa fonction d’espace public exacerbée par la révolution de 2011 semble aujourd’hui menacée, tout comme la « performance » de cet espace-clé de la contestation sociale et politique, louée par le géographe anglais Derek Gregory.

 

Roman Stadnicki
Chercheur-pensionnaire du Ministère Français des Affaires Étrangères
Responsable du pôle « Ville et développement durable » CEDEJ – Le Caire