Date / Heure
25/02/2015
18:30 - 20:30

Emplacement
Bistrot de Julie

Catégories


« La Francophonie : une idée géographique ? », débat animé par Daniel WEISSBERG (Professeur de géographie à l’Université Jean-Jaurès de Toulouse), le mercredi 25 février 2015 au Bistrot de Julie, 4 allées Paul Feuga (Métro, Bus et Tram : Palais de Justice).

Présentation: 

La Francophonie (avec un grand F) est entendue comme entité politique, faisant référence au « Sommet », la Conférence des chefs d’Etat et de Gouvernement ayant le français en partage. Ainsi, les 29 et 30 novembre 2014, Dakar accueillait le XVème sommet de la Francophonie. 75 pays étaient représentés, dont 40 au plus haut niveau de leur gouvernance. La nomination de la canadienne Michaëlle Jean comme Secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), en succession de l’ancien président sénégalais Abdou Diouf, en fut l’évènement majeur. Au plan géopolitique, l’Organisation compte désormais 80 membres, après l’intégration comme Etats observateurs du Mexique, du Costa Rica et du Kosovo, après les adhésions de l’Uruguay et du Qatar au précédent Sommet de Kinshasa.

 

On ne peut cependant lire la Francophonie politique sans bien évidemment interroger le concept de francophonie (sans majuscule) tant les intrications sont grandes et les croisements permanents dès lors que l’on aborde une communauté de près de 220-230 millions de locuteurs ayant le français en partage. En dehors du sens géographique qui résulte de l’œuvre  initiée depuis plus de 60 ans, Xavier Deniau[1] avait proposé trois autres sens au mot francophonie: un sens linguistique, résultant de l’usage des locuteurs, et un sens spirituel qui ramène à des principes et valeurs se démarquant en particulier d’autres modèles sociétaux et culturels, ainsi qu’un sens institutionnel. Ce dernier est aujourd’hui très largement médiatisé par le travail des opérateurs de la Francophonie que sont l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), l’Association internationale des maires francophones (AIMF), TV5-Monde et l’Université Senghor basée à Alexandrie.

 

Dans cette polysémie, la francophonie est bien une idée géographique. Elle s’est construite dans un espace-temps, sur des réseaux et des territoires linguistiques marqués par  intégrations et cohabitations, convergences et fragmentations, contiguïtés, discontinuités et finitudes. La francophonie a ses centres dominants et ses pôles associés ou émergents, ses périphéries plus ou moins marginalisées. Dans le système-monde dominé par la globalisation anglophone, ses rapports avec l’hispanophonie, la lusophonie, l’arabophonie et demain la sinophonie bâtissent les nouveaux paradigmes de la diversité linguistique et culturelle pour le développement.

Sans que le concept de francophonie soit vraiment formalisé, dès le 17ème siècle le français fut une langue de commerce, de communication et de diplomatie en Europe et plus particulièrement en Europe centrale et orientale. Elle était la langue de l’une des monarchies dominantes du continent, la langue des arts et des lettres, de la culture des Lumières et des idées de la Révolution. Son influence en Europe ne décroîtra qu’à la défaveur des guerres napoléoniennes. Mais, déjà au milieu du 19ème siècle, s’annonce l’aventure coloniale évidemment décisive dans la création d’un espace linguistique et politique francophone. Le mot et le concept de « francophonie » ne sont-ils pas  cités et « théorisés » dans les travaux du géographe Onésime Reclus (1837-1916) [2] ? Essentiellement dans  France, Algérie et colonies (1886) qui pose véritablement le concept de francophonie. Sont francophones « tous ceux qui sont ou semblent être destinés à rester ou à devenir participants de notre langue”.

 

Ainsi, la langue en partage contribue à l’émergence d’une communauté de destin associant un peuple et un territoire, et dont la France ne peut être que le promoteur intangible. En 1883 est créée la première Alliance française par l’ambassadeur Paul Cambon, « Association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l’étranger ».Cette première francophonie est marquée de l’empreinte coloniale de la France, essentiellement en Afrique et en Asie, mais aussi de la Belgique en Afrique centrale. On n’en oubliera pas pour autant les empreintes plus anciennes au Québec, en Louisiane ou aux Antilles.

 

La deuxième francophonie est paradoxalement née hors de France, en s’inscrivant dans le cadre historique de la décolonisation et de la revendication des indépendances. Ainsi la volonté de l’émancipation politique s’accompagne de l’affirmation de l’appartenance à une communauté linguistique et culturelle. Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori, Habib Bourguiba et Norodom Sihanouk en seront les principaux promoteurs autour du dessein senghorien d’un « Commonwealth à la française… entre nations qui emploient le français comme langue nationale, langue officielle ou langue de culture ». A Niamey se tient la deuxième conférence intergouvernementale des Etats francophones, du 16 au 20 mars 1970, qui aboutira à la création de l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT) dont on peut considérer qu’elle est « l’ancêtre » de l’AIF puis de l’OIF.

 

« L’Agence a pour fin essentielle l’affirmation et le développement entre ses membres d’une coopération multilatérale dans les domaines ressortissant à l’éducation, à la culture, aux sciences et aux techniques, et par là au rapprochement des peuples. Elle exerce son action dans le respect absolu de la souveraineté des États, des langues et des cultures, et observe la plus stricte neutralité dans les questions d’ordre idéologique et politique. Elle collabore avec les diverses organisations internationales et régionales et tient compte de toutes les formes de coopération technique et culturelle existantes ». (Charte de la création de l’ACCT. Art. 1)

 

Entre les Sommets de Versailles (1986) et Beyrouth (2002) qui marquent le virage vers la troisième francophonie, c’est ensuite une lente maturation qui conduit la Francophonie à basculer d’une logique du « tout Agence », la prégnance de la coopération technique, vers une logique du « tout Sommet » lui conférant, ainsi qu’à l’ensemble de ses opérateurs,  une légitimité internationale : Organisation intergouvernementale, observateur reconnu à l’ONU, organisation géoculturelle, médiateur dans les conflits, africains en particulier. S’y ajoutent, non sans défis, l’élargissement du périmètre d’intervention vers l’examen des droits et libertés dans l’espace francophone, la défense de la diversité linguistique et culturelle, l’appui au développement durable, la réduction de la fracture numérique, etc…Le tout dans un contexte d’élargissement géographique constant ; la Francophonie politique compte aujourd’hui 80 membres.

Si la francophonie est bien une idée géographique, les questions qui se posent au géographe à son propos sont aujourd’hui nombreuses :

-Comment « lire » la présence de 80 gouvernements ou Etats dans la Francophonie quand le français n’est langue officielle ou partagée que dans 37 d’entre eux ?
-Comment se dessine la francophonie du futur, sachant que son avenir démographique est africain ?
-Quelle francophilophonie économique promouvoir ? (rapport J. Attali 2014)
-Quelle profondeur stratégique pour la Francophonie dans le concert géopolitique du monde, au regard de ses forces et de ses faiblesses ?

Daniel WEISSBERG

Professeur de géographie à l’Université Jean Jaurès de Toulouse

[1] Deniau (Xavier) La francophonie, Paris, PUF, Coll « Que sais-je », 2001, 5ème édition.

[2] Frère d’Elisée Reclus, géographe aussi,  qui nous a laissé une monumentale Géographie universelle.