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Géographie et sexualités : repolitiser la ville

Café géographique au Café de Flore, Paris
Mardi 27 mai 2014

Avec Charlotte Prieur et Rachele Borghi (Université Paris-Sorbonne)
Animation Judicaëlle Dietrich

Rachele Borghi revient sur ces thématiques courantes mais peu connues, car invisibilisées ou ignorées. On pense parfois que ces questions ne concernent pas la géographie. L’idée est d’expliquer comment des géographes regardent la ville, et plus largement l’espace, en ajoutant une catégorie d’habitude cantonnée à la chambre à coucher. A travers la sexualité, on mélange les autres catégories pour faire sortir quelque chose du chapeau.

La géographie des sexualités est assez ancienne

Les lectures des sexualités dans les espaces urbains datent déjà des années 1970 aux Etats-Unis. On s’est alors surtout penché sur les formes spatiales des communautés gays et lesbiennes qui polarisaient les questionnements initiaux : les sexualités autres. Le principal apport de la géographie à l’époque était de cartographier des zones résidentielles gays dans les villes américaines. Culture, consommation, espace urbain : les communautés gays interviennent dans le processus de gentrification des villes. Dans les années 1990, la question est abordée différemment : comment l’hétéronormativité influence l’espace public. L’espace public n’est pas qu’un support, une scène, mais il est conçu selon des normes hétérosexuelles et influence les normes sexuelles. L’hétéronormativité apparaît comme une injonction, une obligation. On la transforme en norme. Les hétérosexuel.le.s ont un accès légitime à l’espace public. Les sexualités produisent des espaces d’inclusion et d’exclusion. On abandonne l’approche cartographique et on se concentre sur les rapports entre espace, identité et pouvoirs. On crée des espaces de pouvoir, avec des catégories dominantes. La géographie féministe renouvelle ces questionnements. L’idée était de rendre visibles les sexualités dissidentes, afin de résister à l’hétéronormativité. S’y ajoutent l’étude de la bisexualité, et l’étude des trans. Ces sexualités et ces genres non normatifs ont un impact sur l’espace.

Les points faibles sont les suivants : la production scientifique est très liée au contexte gay, des hommes blancs étudient des zones commerciales, où la culture gay était prévalente. Le point fort creusait le lien entre sexualité et espace. Cela éclaire la production de connaissances géographiques – des connaissances situées, qui viennent d’un certain point de vue. Il faut voir comment le monde académique est lui aussi hétéronormé. Le prisme de la sexualité visibilise le caractère situé de la production de la connaissance, surtout assurée par des hommes blancs, riches, hétérosexuels.

En France, les études en géographie de la sexualité sont de plus en plus répandues. Le travail de Marianne Blidon a porté l’attention sur le fait que les personnes ne se questionnaient pas sur ces problématiques de recherche. Le monde académique français devait alors considérer un objet jusque-là considéré comme illégitime.

Charlotte Prieur définit les géographies queer

Le terme est employé depuis la fin des années 1990 en géographie anglophone. Mapping desire de Bell et Valentine date de 1995 et définit déjà les termes de queer et queer space. Queer était initialement une insulte à l’encontre des homosexuels et des travestis. Cette insulte a été réappropriée par une frange de ceux qu’on appelait les homosexuels, en signe d’empowerment, afin de porter cette identité. Le terme est très polysémique. Il faut donc saisir les lignes de définition :

1-      Non hétérosexuel. Personne n’ayant pas une sexualité hétérosexuelle ou monogame, dans une visée reproductive

2-      Les queer ne s’assimilent pas aux catégories gay et lesbienne, car ils critiquent l’homonormativité. Ils reprochent aux gays et dans une moindre mesure aux lesbiennes de reproduire une forme de norme, excluant entre autres les transgenres et les bisexuels. Ils dénoncent aussi le sexisme présent dans les quartiers gay.

3-      Théorie queer mais aussi milieux militants queer.

On passe d’UNE géographie des sexualités à une multiplicité des géographies et des théories queer.

Ces théories et ces  géographies queers ont une origine bien particulière. Le post-modernisme a beaucoup influencé. Francine Barthe, Béatrice Collignon, JF Staszak, Claire Hancock, Louis Dupont défendent cette position.

Béatrice Collignon et Jean-François Staszak l’expriment notamment dans un article qui a fait suite au fameux débat sur l’intérêt du postmodernisme dans  l’Espace Géographique. Ils affirment :

« Plus que par de nouveaux objets, la géographie postmoderniste se caractérise par de nouvelles approches. À propos des quartiers homosexuels, elle met notamment en avant la construction sociale et spatiale de la norme hétérosexuelle pour interpréter ces quartiers en termes de stratégies communautaristes et d’exclusion. On ne peut comprendre l’existence du quartier gay sans partir d’une interrogation sur ce que c’est qu’être homosexuel, sans déconstruire les catégories homo-/hétérosexuel. »(Collignon et Staszak, 2004, 40-41)

Cette approche permet de faire apparaître la construction sociale et spatiale de la norme hétérosexuelle pour interpréter ce quartier en termes de stratégies communautaristes. Il faut déconstruire la catégorie homosexuelle pour comprendre ce quartier.

Les théories féministes ont aussi joué un rôle majeur

Duncan, Massey, McDowell, G Valentine, G Rose ont assuré la transition entre théories féministes et théories queer. En France, longtemps il y a eu une opposition entre théories féministes et théories queer. Nathalie Oswin n’est pas du tout d’accord avec la définition de queer space de Bell et Valentine : car ces dernières utilisent queer comme synonyme d’homosexuel, occultant une partie de la population. L’appropriation de l’espace par les bi et trans déconstruisent les catégories. Si vous déstabilisez la binarité hommes/femmes, vous déstabilisez les catégories hétérosexuels/homosexuels. Déconstruire une de ces dichotomies déstabilise forcément l’autre. Les géographies queers vont au-delà des dichotomies hommes/femmes, espace public/espace privé, homosexuel/hétérosexuel. L’idée est d’étudier les communautés résistant à différents types de normativité.

De nouvelles pistes émergent : l’entre-deux des genres et des sexualités. Les genres sont perçus comme fluides : comment cette fluidité peut prendre place dans l’espace, et y-a-t-il des lieux autorisant l’expression de cette différence ?

Les lieux queer ne sont pas des quartiers gays et prennent diverses formes, depuis les saunas lesbiens de Toronto aux événements éphémères. Les trans ne se sentent pas à l’aise dans les lieux gays, donc mettent en avant des lieux queer qui ont une spatialité et une temporalité propres, bien différentes du quartier gay.

Dans sa recherche, Charlotte Prieur a commencé par faire une géographie assez “classique”, une cartographie des lieux queers à Paris et Montréal mais leurs caractères éphémère et réticulaire lui ont permis de repenser des notions fondamentales de la géographie comme celle de lieu. En effet, les lieux queers se situent très souvent hors des quartiers gays et ne sont pas fixes. Il s’agit souvent de lieux éphémères qui se développent selon les événements proposés la plupart du temps via les réseaux sociaux, notamment Facebook.

Cela lui a permis aussi d’ouvrir de nouvelles perspectives, de réfléchir à des concepts qui sont moins interrogés comme celui de safe space en questionnant par exemple l’intérêt de rendre les lieux queers sûrs. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pour qui ces lieux étaient-ils sûrs ?

On peut aussi étudier les hétérosexualités non normatives : les quartiers de prostitution, ou les pratiques considérées par la société normative comme perverses ou sortant des normes, cf travail du sexe, sadomasochisme, pratiques sexuelles non normatives (telles que BDSM) peuvent aussi créer des espaces éphémères et réticulaires.

Enfin, les géographies queers vont au-delà des sexualités

Ces géographies sont aussi sociales, culturelles et politiques. Le concept d’intersectionnalité permet de ne pas surestimer le caractère critique de la seule déconstruction des catégories sexuelles. Il faut réfléchir à la reproduction des normes et aux rapports de pouvoir et de domination et ne pas invisibiliser les rapports de classe, de race et de genre. II faut au contraire les étudier ensemble. Queeriser notre analyse nous aide à positionner la sexualité au sein de constellations de pouvoir.

Cette géographie permet de comprendre les intersections : approches féministes, post-coloniales et matérialistes.

En France, on oppose traditionnellement géographie sociale et géographie culturelle, alors que la géographie anglophone ne les oppose pas. La géographie queer est donc à l’intersection de divers courants géographiques.

–          Qu’est-ce que la géographie des sexualités change et/ou apporte à la géographie en général

La vision de l’espace n’est plus dans le comptage des lieux. Il y a une prise en compte des corps dans leur matérialité, y compris celui du ou de la chercheur/se. Cela questionne aussi nos méthodes de recherche en géographie. Dans Queering methods and methodologies (2010), J. Halberstam propose de faire feu de tout bois face à un sujet nouveau, encourageant à la créativité. Il parle de “scavenger methodologies” ou méthodologies de flibustier. Aucune méthode n’est mauvaise en soi. Il y a bien sûr une attention portée aux catégories utilisées. Cela force à réfléchir à notre rapport aux personnes sur/avec lesquelles on travaille. Dans les quartiers gay, Charlotte Prieur ne voyait ni femme ni personne trans. Des lieux très normés finalement. Les lieux queer de Montréal, eux, sont beaucoup moins normés. Ces milieux sont devenus des lieux de vie pour Charlotte Prieur. Les personnes ne devenaient plus des enquêté.e.s mais des ami.e.s voire des collègues. Quel statut donner aux personnes dans ces espaces et dans sa recherche ? Plus que de simples enquêté.e.s ! De même la restitution de la recherche change. Ces personnes aident à co-construire sa recherche et font avancer sa propre pensée. Il faut donc développer des formes de restitution militante, mettre en place des espaces bienveillants, afin de ne pas reproduire une méthode coloniale et surplombante.

Rachele Borghi réfléchit sur la notion de performance

On parle beaucoup de tournant performatif. Le concept de performance est utilisé dans les travaux de Judith Butler : performance du genre – chaque personne réitère certaines postures, certains mots, certaines pratiques, et donc réitère une idée du genre en le naturalisant. Si une femme s’assoit d’une certaine façon ou touche sa chevelure d’une certaine façon, on va la qualifier de féminine. Une femme écartant les jambes pour s’asseoir va remettre en question sa féminité. La performance souligne l’apprentissage de la féminité et de la masculinité : on regarde et imite les autres, sans que tout cela soit explicité. Des langages avec lesquels on s’exprime reproduisent des choses dont on n’a pas conscience de faire. Il s’agit d’un langage performatif (cf « c’est une fille » va-t-on dire à la maternité. Cela révèle certaines caractéristiques définies par la médecine, cela va au-delà du constat. On naît nu mais on est déjà bien habillé par notre bagage de genre). La géographie a repris toute cette notion de performance et l’a reportée au rapport entre individus et espaces. Le corps est pris comme une sorte de lieu qui rentre en relation avec d’autres espaces. Le corps comme un lieu et comme une sorte de laboratoire : on peut travailler sur notre corps et apprendre à habiter notre corps. Les personnes ayant des corps considérés comme hors-normes doivent apprendre à les habiter. Le corps en géographie est étudié en tant que lieu et en tant qu’outil, comme un instrument pour rendre visibles certaines choses et véhiculer certains messages. Rachele Borghi s’est intéressé aux performances dans l’espace public par des sujets voulant s’engager dans certaines batailles pour la justice spatiale, afin d’accéder à l’espace public en mettant en scène le corps. Il peut y avoir une forme de fierté d’être hors norme mais surtout l’idée est de faire de son corps un outil pour porter un message, un objet politique. Une performance renvoie à des actions dans l’espace public : cf l’hommage à la femme du soldat inconnu du MLF ou encore le mouvement post-porn qui utilise le corps dans l’espace public pour poser la question des migrations par exemple. Selon Amandine Chapuis, géographe spécialiste de la notion de performance, la performance désigne la pratique en situation d’un individu en ce qu’elle participe à la reproduction et.ou à la subversion de ces normes. Le corps est mis en relation avec la production des identités.

Quelle est la place et la légitimité du champ de la géographie des sexualités en France ?

Ce champ a acquis une légitimité depuis la thèse de Marianne Blidon en 2007, permettant à d’autres chercheurs de s’interroger sur cette question. Il y a toutefois une forme d’homophobie intériorisée. Il faut donc réfléchir aux obstacles posés à la carrière. Quand on est doctorant, on est enchanté par son sujet et on a l’impression de faire avancer les choses. D’autres jours, c’est la dépression qui guette et la question de la légitimité du sujet se pose. Une fois que l’on a un poste, on fait un choix beaucoup moins obligé. Rachele Borghi ne se pose plus la question de la légitimité de son sujet. Il faut que le monde académique ait la capacité d’expérimenter des choses nouvelles pour garder sa capacité d’innovation.

Débat

Comment redéfinir les lieux ? Avez-vous des exemples de lieux d’événements éphémères ?

Charlotte Prieur rappelle que les lieux queer qu’elle étudie à Paris et Montréal sont des soirées qui n’ont pas lieu de manière régulière, ni dans les mêmes endroits, ni dans les milieux gay. Est-ce que ce sont des lieux ou juste des événements ? Le lieu n’est-il pas l’endroit où les personnes se rencontrent ? C’est souvent lié à Facebook. Il y a des soirées avec une atmosphère très précise auxquelles on est invité via les réseaux sociaux et qui n’ont pas lieu aux mêmes endroits.

Rachele Borghi rappelle que le lieu peut être créé.  La recherche scientifique peut-elle se libérer du papier imprimé ? Est-ce que les résultats de la recherche peuvent créer des lieux ? Il faut donc faire passer les résultats à travers le corps, à travers des performances dans plusieurs lieux, ce qui crée des lieux queer.

Ces lieux ont-ils une volonté d’affichage ou non ? Ou bien est-ce seulement sur les réseaux sociaux que le chercheur peut les repérer. La soirée « Rouge Bébé » se passait dans un bar, puis dans plusieurs bars différents. Elle se produit dans différents lieux parisiens. On garde le nom, mais on l’a fait changer de lieu. Ces communautés peuvent-elles se payer un lieu fixe ? A Paris, la Mutinerie rue Saint-Martin se définit comme un lieu queer. Mais ces lieux ne sont pas très visibles, car le lieu fonctionne sur des interactions affinitaires. Il est donc difficile de trouver les lieux queer. C’est par un entretien avec une personne de Montréal lui disant son dégoût du Village (le quartier gay de la ville) que Charlotte Prieur a cherché une soirée queer. L’invisibilité est aussi liée au manque de conditions matérielles pour créer un quartier queer. Il y a aussi la dimension sécurisée ou sécurisante. Dans les lieux queer, on parle beaucoup d’espace safe, sécurisés, où on ne subirait pas d’agression homophobe. Créer un quartier gay est aussi dangereux car il visibilise les personnes que des homophobes voudront agresser.

Rachele Borghi précise que la question visibilité/invisibilité se pose jusqu’à un certain point. Parfois il peut y avoir une volonté politique de visibiliser des identités autres. Queeriser quelque chose passe par la visibilisation de personnes perçues comme queer. A travers le corps, on met en place toute une série de relations : on partage des pratiques avec les autres dans les lieux queer.

Est-ce que les corps peuvent changer d’une catégorie à une autre ? Le corps est central dans ses recherches. Il n’y a pas une normalisation des corps. On a tou.te.s des corps différents. Tous les corps ont le droit d’être ce qu’ils veulent. Certaines caractéristiques appartiennent à ceux qui se reconnaissent comme homme ou celles qui se reconnaissent comme femme, mais il y a tout un éventail entre deux. Le corps est aussi politique. C’est un champ de bataille pour les féministes. Le corps devient autant un champ de bataille qu’un champ de jeu pour créer des relations avec les autres. Il n’y a pas de norme sur les corps. Dans ce genre de lieu, la question du corps âgé qui norme d’habitude beaucoup les relations entre les gens n’apparaît pas. Lors d’une performance, Rachele Borghi se trouvait sur scène avec deux autres personnes : une femme de plus de 60 ans et une personne trans. L’idée était de montrer que des corps sont très différents et ne rentrent pas dans les normes, mais que tous peuvent être queer.

Charlotte Prieur n’est pas d’accord avec Rachele Borghi sur ce point : en France les milieux queer sont plutôt jeunes (20-40 ans). De même quant aux rapports de race et de classe, il y a des corps exotisés. Ces lieux-là ne sont pas dépourvus de rapports de domination.

De quelle classe sociale sont issus ces gens-là ? Le fait d’être queer devient un dénominateur commun ou un ghetto de l’entre-soi ? Charlotte Prieur a cherché à savoir qui sont les personnes queer : ielle a lancé un questionnaire et les résultats montrent que beaucoup de personnes ont un fort capital culturel (beaucoup fréquentent l’université, les Master Genre de Paris 8 ou l’EHESS), mais il y a aussi des travailleurs du sexe, des personnes trans, des militant.e.s, des artistes. Il faudrait chercher pour savoir d’où viennent ces personnes queer en termes de milieux populaires ou de milieux bourgeois. Charlotte Prieur déteste le mot de ghetto : dans une société où la norme est hétérosexuelle, toute personne ne se conformant pas aux normes de genre est inévitablement stigmatisée, souvent agressée, pour être dans un ghetto dès qu’elle cherche un havre où elle peut être telle qu’elle est. Les lieux queer sont des lieux où on ne se sent pas en insécurité par rapport à d’éventuelles agressions homophobes, des lieux où on n’est pas toujours obligé.e de faire de l’éducation pour expliquer qui on est aux personnes intolérantes ou curieuses. En aucun cas, les lieux queers ne peuvent être confondus avec des  ghettos.

Les lieux queer sont-ils surtout féminins ? A Paris, il y a pas mal de meuf-gouines–trans. La non mixité parfois choisie pour créer des événements. A Montréal, la scène queer est beaucoup plus occupée par des personnes socialisées en tant qu’hommes.

Pourquoi tant de mots anglais ? La théorie queer est de plus en plus reconnue en ce terme. Il faut dire que c’est une théorie très internationalisée, donc qui fonctionne via l’anglais. Tout le monde utilise ce terme aujourd’hui, mais ça pose une question de l’impérialisme linguistique. En France, les milieux queer sont plutôt appelés milieux transpédégouines.

Qu’en est-il de la difficulté de rentrer dans ces milieux queer ? N’est-ce pas plus difficile en se présentant comme chercheur.e ? N’y a-t-il pas de la méfiance vu la volonté de rester cacher ? Ne faut-il pas que le chercheur ait déjà un positionnement queer ? Y-a-t-il de la place pour des chercheurs hétérosexuels ? Cette question pose la question de savoir qui a le droit de faire de la recherche sur qui. Il y a une production de la connaissance qui a contribué à renforcer des rapports de domination. Cf la médicalisation des sexualités non normatives. Il y a une méfiance fondamentale : à quoi va servir cette recherche ? Tu fais ta carrière aux dépens de mon corps. C’est une question centrale. Les chercheur.e.s ne sont jamais habitués à se positionner comme hétérosexuel.le.s. La norme est spontanément tenue pour évidente. Charlotte Prieur était plutôt dans les milieux LGBT et a migré vers les milieux queer. Ielle s’est toujours posé.e beaucoup de questions sur ce qu’ielle pouvait rendre à ce groupe. Ielle a donc travaillé la question de la restitution. La sécurité dans les espaces est-elle intéressante pour ces lieux queer ? Ielle essaie de partager ces réflexions via des universités d’été (Université d’Eté Euro-méditerranéenne des Homosexualités) ou une revue gratuite et en ligne (Revue PolitiQueer). L’objectif est de faire en sorte que cet échange soit le plus égalitaire possible. Mais aucun chercheur ne peut nier qu’on est redevable des personnes avec qui on travaille.

Il est dommage que des personnes aient dû partir faute d’avoir pu payer une consommation. Comment ces milieux queer s’inscrivent dans une vision politique ? Quelles relations de pouvoir qui se projettent, qui s’imposent, qu’on digère ? La question de la politisation est fondamentale. C’est une réflexion sur un usage de l’espace politique à travers les corps. Il faut veiller à queeriser les espaces, à travailler à leur porosité. Ce que l’on fait ce soir au café de Flore, on le fait dans tous les milieux : squats, centres culturels, rue, etc. il y a des milieux queer, qui portent des visions politiques, certains plutôt anarchistes auto-gérés occupant des squats. D’autres anticapitalistes, antiracistes, etc. il y a tout type de luttes porté par ces collectifs queer. Du point de vue de l’accessibilité, beaucoup de soirées queers, particulièrement à Montréal utilisent la formule”pay what you can” (PWYC) ou donnent un montant conseillé en précisant que personne ne sera refusé parce qu’ielle ne peut pas payer.

Nathalie Lemarchand, membre du CNU jadis, aujourd’hui membre du CoCNRS, souhaite répondre comme membre du monde académique qui a été bien interpellé ce soir. La recherche est tout à fait acceptée, dès qu’elle est convaincante scientifiquement. Il y a une ouverture vers des géographies marginales. Les géographies plus classiques, plus normées, ont aussi besoin de se justifier scientifiquement. La première thèse en géographie sur les sexualités (Marianne Blidon) a été validée pour sa valeur scientifique, plus que pour son originalité. Quant au terme transpédégouine, il y a un langage d’exclusion sous-jacent. Pourquoi faudrait-il utiliser un tel langage plutôt qu’un langage plus neutre scientifiquement ? Le terme queer est entré dans l’académie mais quand il était utilisé au dehors : par retournement du stigmate. Il faut sortir des cages/cases sociales. Le mot queer est passé dans le langage académique parce qu’on ne voit plus l’insulte derrière. Le recrutement de Rachele Borghi a suscité des débats à la Sorbonne, dans le reste des universités françaises, mais aussi au sein des milieux militants. Beaucoup d’autres chercheur.e.s ont bien du mal à être recruté. Cela concerne aussi les féministes, pas seulement les queer. Sur la question de la réappropriation de l’insulte, il s’agit d’une inversion : se moquer de ceux qui se considèrent comme normaux et qui insultent ceux qu’ils voient comme pas normaux.

On ne vit pas dans un ghetto queer, on ne mange pas queer, on se retrouve à un moment donné dans la semaine dans un lieu où on n’a plus à se protéger de l’homophobie ou la transphobie. C’est la violence de la société envers les minorités qu’elles qu’elles soient qui provoque la nécessité de retrouver des formes d’entre-soi moins violentes pour les minorités. C’est une façon d’être contre le faux universalisme. On est dans un contexte hétérosexuel non affiché. Certains discours d’études portant sur les sexualités ont tendance à créer des groupes qu’ils considèrent comme homogènes tels que « les lesbiennes », et ne parviennent donc pas à montrer la complexité des appartenances !

Ne va-t-on pas vers une disparition des normes ? C’est une utopie qu’elles disparaissent. Le souci dans ce contexte n’est pas celui de se faire accepter. Je n’ai rien à faire pour me faire tolérer ou accepter. Ce qui est revendiqué n’est pas le droit de s’uniformiser vers la norme. C’était un des débats sur le mariage pour tous. Devons-nous mettre du temps et de l’énergie pour une institution qui va nous faire assimiler à la norme et en laquelle nous ne croyons pas ? D’autres disaient qu’il fallait avoir le droit de le faire, avant de ne pas y recourir. Il y avait beaucoup de positionnements et de démarches. Il peut y avoir aussi un refus de s’assimiler à un système que l’on déteste, refus de rentrer dans le système qui contraint la liberté individuelle.

Compte Rendu rédigé par Olivier Milhaud, relu par les intervernant.e.s.