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Jean-François TROIN, “Carnets de géographie anecdotique, ce que les géographes ne disent pas”, Editions Petra, 2018

Jean-François TROIN, Carnets de géographie anecdotique, ce que les géographes ne disent pas, Editions Petra, 2018

 

Jean-François Troin publie ses carnets de géographie anecdotique.

Il se défend de vouloir de façon déguisée nous offrir ses souvenirs. Son ambition est de mettre au grand jour « ce que les géographes ne disent pas » ou plutôt ce qu’ils n’écrivent pas ou encore ce que parfois ils écrivent mais gardent dans leurs tiroirs.

J.-F. Troin assume le fait d’avoir vidé ses tiroirs. On empile dans les tiroirs le contenu de ses poches. Exactement ce que se gardent de faire les géographes soucieux de bienséance scientifique. Ce faisant il prend un risque, celui de trouver des objets d’intérêt inégal, mais il offre au lecteur la possibilité de choisir, de feuilleter ce livre un peu comme un dictionnaire.

Le propos rejoint ce que nous avait dit Paul Pélissier à Nanterre. Il évoquait les années passées au Sénégal dans l’étude de la vie paysanne. Les expériences acquises sur le terrain de recherche, le temps passé dans les villages sérères aboutissaient à un travail raboté au format académique. Paul Pélissier demandait : « Qu’est-ce qu’on fait avec les copeaux ? » En un sens J.-F. Troin s’efforce de répondre à cette question.

Ces carnets ont une profonde unité, celle de l’expérience personnelle d’une vie d’enseignant-chercheur ; ils sont bien entendu situés dans le temps ; ils couvrent une période d’environ soixante ans, depuis l’entrée dans l’enseignement supérieur jusqu’au-delà de la retraite, qui en l’occurrence ne signifie pas du tout une rupture. Le temps qui rythme ce livre est triple : celui d’une vie professionnelle, celui des évènements extérieurs qui jalonnent cette période depuis 1960 jusqu’à aujourd’hui et enfin celui, dans la même période, de l’évolution d’une discipline, la géographie, qui a passablement changé. Bien entendu ces trois rythmes de temps interfèrent les uns sur les autres.

Le temps biographique est la base même. Mais il est présenté ici avec des choix, celui par exemple de taire à juste titre le temps familial. Toujours le souci de transformer le moins possible cet ouvrage en un récit de mémoires.

Trois thèmes sont particulièrement développés : celui de l’environnement pédagogique et social des études supérieures en géographie, ensuite celui de la pratique du « terrain » dans sa réalité quotidienne, celui enfin des à-côtés de la vie universitaire, les voyages, les colloques, les invitations.

Le premier thème est celui de l’environnement pédagogique et social des études de géographie.

Nous avions aux Cafés Géographiques décidé pour fêter les dix ans de la fondation de notre association une séance où nous chanterions des « chansons géographiques », autrement dit des chansons de type humoristique qui scandaient le déroulement des excursions géographiques. D’enthousiasme J.F. Troin était venu nous rejoindre pour nous présenter « La descente aux enfers », revue satirique de 1957 montée par les étudiants de l’Institut de Géographie de Paris. Les chansons satiriques se moquent à la fois de la géographie et de ceux qui l’enseignent.

Rendons grâce à Philippe Pinchemel qui, le premier, avait perçu l’intérêt de conserver ces témoignages du folklore étudiant. Au-delà de cet aspect folklorique, on se trouve en face d’un mode de socialisation propre à la géographie (et sans doute à quelques autres disciplines de terrain). La pratique des excursions, les longues heures passées dans les bus, le fait même que l’on sorte du cadre des bâtiments universitaires et que l’enseignement soit dispensé en plein air aboutit à ce que des cloisons deviennent poreuses, celle qui sépare la relation pédagogique des autres activités quotidiennes, celles qui séparent enseignants et enseignés. En excursion, on voit les enseignants sous un autre jour. D’ailleurs, les étudiants de géographie étaient à la fois moqués et enviés par ceux des autres disciplines et en particulier par les historiens. Ils étaient moqués parce que ce folklore rappelait les usages des boy-scouts. Les historiens, les littéraires et les tenants des autres sciences sociales n’étaient pas loin de voir dans les géographes des coureurs de brousse, incapables de réflexion philosophique et épistémologique, étrangers aux niveaux le plus élevés de la connaissance.

Mais en même temps, les excursions et le folklore satirique étaient parés d’une séduction certaine, pour des jeunes gens qui y voyaient une forme de fête, un carnaval avec inversion des rôles, inhabituelle dans le cadre de l’université. Plusieurs questions restent posées : ces pratiques ont-elles intéressé toutes les universités ? Avaient-elles partout la même coloration carnavalesque ? Les témoignages sont rares et d’ici peu la plupart des témoins aura disparu.

On s’est efforcé de reconstituer l’histoire de ces pratiques. Il semble bien que leur origine première soit à rechercher dans les universités germaniques, où les maîtres français étaient allés visiter Ratzel et d’autres savants allemands. Ils y ont rencontré le folklore étudiant local très différent des traditions françaises. Les premiers témoignages se trouvent dans les Annales de géographie relatant une excursion de 1905.

On peut laisser de côté la question des origines. Mais non pas celle de leur extinction. Il semble bien, en tout cas, que ces pratiques se sont éteintes vers 1970. Les géographes qui sont arrivés dans l’enseignement supérieur après cette date n’en ont pour une part d’entre eux jamais entendu parler. Nous avons découvert cette ignorance au Festival International de la Géographie de St Dié où nous avions reconstitué une revue satirique faite de chansons anciennes. Certains géographes confirmés, approchant la cinquantaine, nous ont alors fait part de leur stupeur. Voici un pan de la géographie réelle qu’ils ne soupçonnaient même pas.

Pourquoi cette disparition ?

Ce folklore géographique était intimement lié aux excursions sur le terrain. De jeunes géographes qui voulaient promouvoir une géographie plus scientifique, s’en sont pris dans les années 1970 aux excursions de « terrain » telles que les organisaient leurs maîtres. Comment avaient été choisis les itinéraires, les exploitations agricoles qu’on nous faisait visiter ? Qu’est ce qui garantissait qu’elles constituent un échantillon représentatif ? Nécessairement, on visitait des exploitations que l’enseignant connaissait bien. N’allait-on pas, à partir d’exemples choisis en fonction de commodités pratiques fausser notre jugement ? Progressivement, les visites de terrain s’effacèrent au profit de colloques classiques, où le folklore n’avait plus de place. Existe-t-il des possibilités de renaissance ?

La familiarité avec le « terrain » et le second thème abordé.

Elle commence ordinairement dans les excursions. Mais là l’étudiant se trouve encore encadré par le maître. Il ne s’agit pas de recherche, mais d’initiation pédagogique.

Le travail autonome de terrain débute avec ce qui s’appelait le mémoire de maîtrise, à la suite de la licence de géographie (aujourd’hui master1). Dans le cas de J.F. Troin, passionné de chemin de fer, il s’agissait d’une étude de la ligne ferroviaire Valenciennes-Thionville. Cette étude ne fut reprise que plusieurs années plus tard. Elle fonde cependant le goût de la recherche directe, de la rencontre avec d’autres professions, d’autres vies.

Enfin, il y a « le terrain de thèse ». Le Maroc occupe la place majeure dans ce livre et dans la vie de J.-F. Troin.

Ce n’est pas impunément qu’on passe des années à évaluer les souks marocains. Les géographes qui ont suivi un itinéraire parallèle sentent combien le contact prolongé avec un pays étranger les a transformés ; en ce sens le terrain des géographes est comparable à celui des ethnologues : il procure un dépaysement profond, à condition que ce travail ne soit pas uniquement un travail de captation à usage personnel, mais une plongée dans une autre société. Ce contact remet également en cause les cloisons qui séparent les sciences sociales : quand je pratique cette plongée dans un autre monde suis-je géographe, historien, ethnologue, sociologue ? On ne se pose plus la question parce qu’elle ne paraît pas avoir de sens.

Approfondissement et élargissement : le terrain de thèse marocain a conduit à d’autres expérimentations dans le monde arabe, particulièrement au Proche-Orient. Ce qui amène à la nostalgie : on ne reverra plus les ruines de Palmyre, ni les chrétiens et musulmans sirotant ensemble l’arak aux terrasses des cafés d’Alep.

 

Restent enfin et c’est le troisième thème, les détails de la vie universitaire, peu connus en dehors de la chapelle. C’est un sujet que de façon ironique J.-F. Troin avait abordé dans une fiction intitulée « La planète des Z’u » (Editions du Petit Pavé. 2014).

On est ici sur un registre moins personnel. On apprend les hauts et les bas de l’équipe de recherche dite URBAMA, vouée à l’étude des villes du monde arabe, on se déplace à Berkeley avec l’auteur qui découvre les particularités des universités américaines.

Il en profite pour donner une image détaillée des « rouages de la géographie », non seulement dans ses aspects institutionnels, mais dans les initiatives variées d’une géographie « effervescente ». Les Cafés Géo y sont décrits de façon attractive, ce qui est une excellente chose.

Au total, cet essai est à la fois courageux et utile.

Courageux, parce que J.-F. Troin ne craint pas de montrer l’envers du décor de la recherche et de l’enseignement.

 

Utile, parce qu’on rentre ici dans l’arrière-boutique de la Géographie, celle qu’ordinairement on ne montre pas au client. Or ce souci de l’arrière-boutique correspond à la phase d’introspection collective dans laquelle nous nous trouvons.

 

Michel Sivignon, 9 mars 2019