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L’imaginaire géographique

Compte rendu du Café Géographique du 26 mai 2015 (Paris, Café de Flore)

Intervenant :

Pierre Jourde, écrivain, universitaire, polémiste

Modérateur :

Daniel Oster.

Universitaire, romancier, poète, polémiste, auteur d’un blog sur le site de L’Obs, Pierre Jourde accorde à la géographie, ou plus exactement à l’imaginaire géographique, une place importante dans son œuvre, ainsi qu’en témoignent plusieurs titres de ses ouvrages (par exemple Géographie de Vialatte, de l’Auvergne à la Rhénanie, Champion, 2000). Sa thèse, Géographies imaginaires (José Corti, 1991), tente de déceler la logique des géographies imaginaires principalement mises en scène par quatre œuvres de Gracq, Borges, Michaux et Tolkien.

Pierre Jourde (photo JP Muller/AFP)

Pierre Jourde (photo JP Muller/AFP)

1-Pierre Jourde, quelle est l’origine de votre fascination pour la géographie et particulièrement pour les cartes ?

Cette fascination a d’abord été celle de l’enfant rêvant devant des cartes, les cartes des Atlas périmés où s’étalaient les vastes surfaces roses des Empires coloniaux. La beauté de ces cartes s’apparentait à celle de la musique par ses rythmes graphiques et à celle de la littérature imposant contraintes et nécessités à la phrase.

Une carte, ce sont des lignes et des formes qui interrogent sur les limites, les structures, les liens entre les lieux. Pourquoi les frontières sont-elles tantôt rectilignes, tantôt liées au relief ? A travers quels destins historiques les Etats ont-ils trouvé leur forme ? La disproportion de taille entre petitesse de la métropole et immensité des colonies a généré des formes monstrueuses comme celle de l’ensemble Belgique-Congo. Certaines formes d’Etats sont signifiantes en elles-mêmes ; ainsi la rotondité de la Chine évoque un espace autosuffisant.

Toutes ces rêveries sur les cartes sont créatrices de fiction.

Cartes imaginaires (Pierre Jourde, 15 août 2012)

Depuis quarante ans, je dessine des cartes. Imaginaires. Avec les côtes, les fleuves, les montagnes, les villes, les frontières des provinces. Je me dis parfois que cette production à perte aura été l’activité la plus constamment suivie de mon existence. Cela a même été une des causes qui m’ont poussé à rédiger une thèse de littérature comparée intitulée Géographies imaginaires (publiée chez Corti).

 (…)

Dans la pratique de la carte imaginaire, il n’y a, par définition, aucun référent réel. Pour qu’on ait le sentiment de l’avoir réussie, il est indispensable que les formes géographiques produites ne rappellent en rien celles que l’on connaît. Surtout pas de profil du Danemark, de l’Italie ou de la Chine. Je ne parle ici que de la forme générale d’un pays, celle que constitue la ligne de ses côtes et de ses frontières. Il est par ailleurs évident que l’on retrouvera, dans une carte imaginaire, des éléments empruntés aux configurations géographiques existantes, côtes à fjords, deltas, lagunes, archipels, etc. On est donc, en dehors de la contrainte de la non-imitation, absolument libre de choisir la forme que l’on veut donner à son pays imaginaire. On se rapproche, en dépit du fait que la carte est censée représenter un espace, de l’art non figuratif.

Dans ces conditions, on pourrait supposer que n’importe quelle forme, produite au gré du stylo, pourrait faire l’affaire. Ce n’est pas le cas. Il y a des cartes réussies et des cartes ratées, du moins dans la manière dont j’envisage la pratique de la chose. La carte réussie est celle dont la configuration correspond à un sentiment de nécessité, et d’une nécessité qui ne doit se relâcher en aucun point de la représentation. Autrement dit, même lorsqu’on est absolument libre de faire n’importe quoi, la réalisation, devant le tribunal de l’esprit, est juste ou n’est pas juste.

Paradoxalement (mais est-ce vraiment un paradoxe), cette justesse est plus facilement atteinte lorsqu’on gribouille la carte en pensant à autre chose que lorsqu’on la dessine très consciemment. De sorte que pour réussir sa carte, dans l’idéal, il faut procéder en deux temps: d’abord faire le vide, se mettre dans la disposition d’esprit ou le crayon pourra courir librement. Puis, dans un deuxième temps, reprendre en détail les grands traits de l’esquisse, en essayant de coller le plus possible à l’idée, si l’on peut parler d’idée, qui préside à la configuration générale de l’espace ainsi créé.

Dans ce travail plus réfléchi, on peut commettre des fautes, oublier la nécessité générale, qu’il faut sans cesse tenter de retrouver et de suivre, ce qui exige de la concentration. Je crois qu’il y a là quelque chose de commun à toute pratique artistique: le travail conscient consiste à se mettre en état de suivre une exigence intérieure, c’est le dépli expressif de quelque chose qui est un, et dont l’expression ne doit justement pas égarer l’unité. Je peux ainsi créer des cartes disparates, qui n’ont pas de valeur à mes yeux parce que l’unité et la nécessité en ont été perdues, ou au contraire des cartes dont je sens que chaque élément est à sa place, fidèle à une nécessité d’ensemble 

C’est aussi, peut-être, la particularité de la carte imaginaire. Comme une création plastique, elle incarne une nécessité, mais elle représente aussi l’idée de nécessité: les routes, les fleuves qui parcourent le territoire symbolisent autant qu’ils accomplissent cette circulation de la nécessité qui doit irriguer toute l’étendue de l’image.

 

Reste à savoir de quoi est faite cette nécessité, dans le cas particulier des cartes. Pas très facile. Il faudrait détailler des relations très complexes, où l’esthétique se mêle étroitement au psychologique: il y a dans les configurations géographiques des ventres et des lames, des diffusions de matière et des concentrations, des espaces vides s’opposant à des espaces surinvestis, etc. On trouverait là, dans la contemplation, quelque chose d’assez semblable à l’audition musicale: la perception de structures qui correspondent à certaines dispositions de l’énergie mentale. Non seulement lui correspondent, mais aussi l’activent, lui donnent les formes dans lesquelles elle trouve à se mobiliser. 

Source : http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/08/13/cartes-imaginaires.html

 

2-Comment cartographier l’imaginaire géographique ?

Les premières cartes et celles de l’âge des Grandes Explorations des XVIe et XVIIe siècles étaient par définition imaginaires. Les « blancs » des territoires inconnus y étaient comblés par des dessins et on y inventait des îles par souci esthétique. A cet âge d’or de la carte ont succédé au XIXe siècle des représentations à l’imaginaire appauvri.

Récemment la cartographie a renoué avec l’imaginaire dans les récits d’ « heroïc fantasy », au cinéma, à la télévision, dans les jeux vidéo et de plateau. On y reconstruit un monde en suivant certaines règles : absence d’espace réel, configuration d’un monde exprimant un sentiment de nécessité dans le rapport entre les éléments, modélisation des rapports politiques (par exemple chez Tolkien, l’espace de civilisation est découpé alors que celui de la barbarie est ouvert).

A propos des géographies imaginaires de Pierre Jourde

Les géographes ont parfois su s’intéresser aux œuvres littéraires dans lesquelles des auteurs de qualité (Flaubert, Hesse, Gracq) proposaient des descriptions de lieux ou de régions (la Normandie, l’Italie) intéressantes à analyser. Mais ils pourraient aussi bien tirer profit d’une analyse des espaces imaginaires inventés par les romanciers. Car, si dans ce cas aucune description réaliste ne peut les aider dans la reconstitution d’un paysage disparu ou dans la compréhension du vécu spatial du romancier, l’étude des géographies imaginaires de la littérature pourrait bien les entraîner plus loin, au-delà des frontières de l’espace concret, en direction de quelque chose que l’on pourrait appeler les structures fondamentales de l’imaginaire géographique. C’est ce que donne à penser la lecture passionnante du livre de Pierre Jourde (1), qui reprend pour l’essentiel les résultats d’une thèse de littérature soutenue en 1990.

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À travers l’analyse approfondie de quatre œuvres prises chez Gracq, Borges, Michaux et Tolkien, et plus rapide de nombreuses autres (Buzatti, More, etc.), Pierre Jourde tente de déceler la logique des géographies imaginaires mises en scène par ces auteurs. La démarche suivie consiste à remonter depuis les éléments du paysage qui composent ces espaces (l’eau, la forêt, la montagne) et lui donnent une matérialité (Première partie) jusqu’aux sources profondes de la création littéraire (Quatrième partie). À ce stade, il s’efforce de montrer ce que signifie le recours à des espaces imaginaires dans la logique du roman. La thèse de Jourde intéressera donc les spécialistes de la littérature. La plupart de ses conclusions leur sont destinées: rapport entre espace du livre et espace du récit, possibilités littéraires ouvertes par les mondes imaginés, affranchis des contingences réelles, pour ne citer que deux exemples.

Mais elle peut aussi intéresser le psychologue et l’anthropologue quand elle éclaire le rapport entre individu et espace: une «géographie imaginaire est nécessairement l’expression d’un espace intérieur» (p. 323), et paradoxalement elle participe d’une recherche de cohésion absolue dans la représentation de l’environnement individuel.

Elle intéresse aussi le géographe car ces romans mettent en scène des éléments, des paysages (le désert, la forêt) qui, parce qu’irréels donc rendus idéaux, amplifient jusqu’à l’extrême les représentations et les attitudes des personnages qui les traversent. Ceux qui s’intéressent à l’imagination des formes, des éléments et des paysages, et à ses effets sur les pratiques de l’espace, y trouveront d’intéressantes remarques. Pierre Jourde montre aussi combien, dans ces romans, la structure de l’espace est puissante et comment cette structuration est un élément de mise en cohérence entre l’environnement et l’action que le romancier y inscrit. Enfin, ces espaces imaginaires interpellent le géographe sur le rapport entre le réel et les possibles, entre le modèle général et le spécifique. Ces espaces sont souvent des modèles, au sens scientifique du terme, des «lieux idéaux» conçus pour mieux servir l’action imaginée. Même si leur élaboration n’est évidemment pas scientifique, ces modèles et ces possibles peuvent véritablement enrichir une réflexion théorique sur l’espace et ses structures d’une part, sur le nécessaire et le contingent d’autre part.

(1) Jourde P. (1991). Géographies imaginaires. Paris, José Corti.

Bernard Debarbieux, Institut de géographie alpine, Grenoble, Revue Espace géographique, 1993

3-Pouvez-vous nous expliquer le projet mis en œuvre dans votre roman Le Maréchal absolu (Gallimard, 2012) où vous recréez le monde des pays issus de la décolonisation.

L’ouvrage répond à un triple objectif : représenter les affres d’un dictateur dans un pays issu de la décolonisation, construire un espace issu des découpages coloniaux aberrants qui divisent les ethnies, faire comprendre l’isolement du personnage coincé dans une capitale assiégée alors que ses partisans sont isolés dans des régions excentrées.

Si le livre a été écrit sans cartographie préalable, mais avec un souci de cohérence dans le déplacement des personnages, le besoin d’une cartographie s’est fait ressentir lorsqu’il a été achevé. La carte alors réalisée par l’auteur représente un espace qui part dans tous les sens. Y figure une toponymie, certes inventée mais dont les noms évoquent la France (ancienne puissance colonisatrice), l’Antiquité, le Moyen-Orient ou l’Asie centrale.

Cette carte imaginaire rappelle à Daniel Oster le travail cartographique du géographe Yves Lacoste sur Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq (Editions José Corti, 1951) dont il montre les emprunts à des milieux géographiques très divers. A cette réalisation le célèbre géographe-romancier avait pleinement adhéré.

4-Pierre Jourde, vous avez beaucoup écrit sur l’Auvergne. Quand avez-vous fait ce choix et quels registres d’écriture avez-vous choisis ?

Pierre Jourde se défend d’abord de tout penchant pour le régionalisme mais écrire sur l’Auvergne a été pour lui une nécessité de vie. D’une famille originaire d’un petit hameau au pied des Monts du Cézallier, il a écrit sur un lieu qui est avant tout pour lui le lieu de l’enfance, même s’il est de fait aussi un conservatoire de la vie patriarcale française.

Ce qui a déclenché cette nécessité a été un double enterrement, celui de son père et celui de Lucie, une jeune voisine. Nécessité pour l’écrivain de noter ce qui était en train de disparaître. Nécessité de réfléchir à la notion d’authenticité.

Qu’est-ce que l’authenticité dans une région rurale où les paysans se nourrissent d’une fiction construite sur la vie des autres, leurs voisins ? Comment faire vivre l’imaginaire du secret dans un lieu où chacun surveille chacun ?

Alexandre Vialatte a déjà dénoncé l’idée d’une authenticité qui caractériserait l’Auvergne, une Auvergne qui a du mal à définir sa particularité, comme en témoigne par exemple son appartenance incertaine au pays d’oc.

Pour Pierre Jourde, l’Auvergne ressemble à l’Asie centrale avec ses espaces ouverts, sans hommes, où estivent des animaux en liberté, avec le sentiment qu’il crée chez le voyageur d’être un bout du monde.

5-Pierre Jourde, votre récit de voyage Le Tibet sans peine (Gallimard, 2008) est-il une illustration de votre imaginaire géographique ?

Pierre Jourde précise ne pas aimer les récits de voyage. A l’origine de ses périples au Zanskar, il y a le désir de retrouver les images qui l’avaient fasciné dans Tintin au Tibet. Il n’a pas été déçu : mêmes montagnes arides, même lamaseries, mêmes grandes trompes aux mains des moines musiciens. La haute Asie est le lieu par excellence de la rêverie, rêverie sur les limites (frontière entre Islam et bouddhisme, entre les mondes chinois et afghan), rêverie sur l’inaccessibilité là où le paysage est réduit à ses lignes essentielles.

L’introduction de photos noir et blanc un peu sales ponctuant le récit donne au voyage un cachet d’ancienneté, le rapprochant du mythe.

Questions et commentaires du public

1-Un auditeur évoque les mondes imaginaires créés dans la bande dessinée, tels qu’on les trouve dans Les Cités obscures de Schuiten et Peeters par exemple, et dans des œuvres littéraires comme celle de Borges.

Pierre Jourde répond que chez Borges le monde fictif créé par l’auteur se confond avec la réalité.

2-Un autre auditeur fait remarquer que la carte imaginaire réalisée par Pierre Jourde après l’écriture du Maréchal absolu ressemble au territoire dévolu aux Bosniaques par les Accords de Dayton.

3-Si Vidal de la Blache a inspiré Jules Verne, quelle géographie produit la géopoétique de Pierre Jourde? Quels aspects de la géographie actuelle peuvent encore inspirer les écrivains ?

Pour Pierre Jourde la géographie étudiée au lycée et à l’Université était source d’ennui et particulièrement la géologie dont les cartes le rebutaient, à la différence de Julien Gracq par exemple. Ce sont les incertitudes de la géographie ancienne qui le fascinaient.

Philippe Piercy pense que la nouvelle géographie, science trop récente, peut être stérilisante pour un écrivain contemporain qui peut trouver sans doute un terreau plus fertile dans la géohistoire.

4-La géographie est pourtant de plus en plus présente dans la littérature comme le rappelle Daniel Oster qui a participé en 2012 à un séminaire de recherche sur la géographie littéraire. Michel Collot, universitaire, spécialiste de poésie contemporaine, a d’ailleurs fait le point sur cette question dans Pour une géographie littéraire (Editions Corti, 2014). Peut-on parler d’un « tournant spatial » des études littéraires ?

Pierre Jourde constate la multiplication de nombreux colloques portant sur les paysages et les territoires. Cette reterritorialisation de la littérature a par exemple donné naissance à l’Ecole de Brive. Faut-il voir dans cette tendance une hantise de la déperdition par excès de dématérialisation ?

Dans le public, Pierre Stragiotti rappelle qu’il a été fasciné dans l’enfance par L’île au Trésor de Jules Verne et par La Chasse au Snark de Lewis Carroll. Pour lui ce sont les « blancs » des cartes qui le passionnent. La carte réalisée après le voyage de Bartolomeu Dias au sud du Cap de Bonne Espérance en 1487-1488 est la meilleure illustration des tensions entre modernité et tradition en ce qu’elle juxtapose un espace méditerranéen exact, une Asie fantasmée et une absence de tout continent au sud de l’ Afrique.

Daniel Oster souligne l’intérêt tardif des géographes pour la littérature comme source possible de leurs recherches. Il faut attendre les travaux d’Armand Frémont qui initia le concept d’«  espace vécu » dans les années 70. La culture géographique permet une lecture particulière d’une œuvre littéraire. Mais l’écriture d’un récit de voyage distingue-t-elle le géographe de l’écrivain ?

Ses écrits sur l’Auvergne, pays de ses origines familiales, sont, pour Pierre Jourde, très subjectifs. Personnages et paysages y sont mythifiés.

La différence entre le géographe et l’écrivain serait-elle dans la relation entre le général qui aurait la primauté du premier et le particulier, principal objet du second ?

Notes prises par Michèle Vignaux, 26 mai 2015