- Les Cafés Géo - http://cafe-geo.net -

La friche : un espace en marge ? Abandon, usages et innovations

La friche : un espace en marge ? Abandon, usages et innovations
Kaduna-Eve Demailly, LABEX Futurs Urbains. Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Lab’URBA, chercheure associée au LADYSS.

Téléchargez l’intégralité du compte-rendu au format PDF : La friche : un espace en marge ? (PDF, 413ko)

Kaduna-Eve Demailly a soutenu une thèse en 2014 sur les espaces urbains vacants jardinés[1]. Il s’agissait d’étudier les jardins partagés installés sur des friches, et de comprendre en particulier les mécanismes de réappropriation par les habitants, sur des terrains essentiellement situés en Île-de-France.

Dans le cadre de ce café, on rentrera dans ce thème des friches par la notion de marge, au programme de l’agrégation de géographie et du CAPES d’histoire-géographie, et on se demandera dans quelle mesure les friches, comme espaces marginalisés, font aujourd’hui l’objet d’initiatives et sont en voie de réintégration ? En somme, comprendre les processus de marginalisation et de démarginalisation des friches, qui sont souvent des espaces de centralité économique, hier en marge, et aujourd’hui réinvestis, donc démarginalisés.

1. Définir la friche : une marge à plusieurs égards

Première remarque, les friches sont des indicateurs matérialisés de changement qui ont toujours existé, dès l’époque antique, même si on n’utilisait pas, alors, cette terminologie.

Un exemple est le territoire dit de « la Zone », espace originellement défensif, en périphérie de Paris, zone large de 250 m, 800 ha, où les populations défavorisées se sont installées au début du XXe siècle. Cette appropriation a alors donné lieu à une véritable ville à la frontière de Paris. La décision est prise de la détruire à la fin des années 1950-1960.

La friche peut-elle être envisagée comme un territoire qui redevient un espace ? On assiste en tout cas à un processus de désappropriation / réappropriation dans ces territoires

1.1. La formation du stock

« La friche résulte de l’inadaptation entre un contenu et un contenant » (Chaline, 1999). Elle est en fait le résultat de trois facteurs conjoints : les mutations et innovations technologiques, la localisation – délocalisation d’activités, et enfin l’urbanisme de création, vecteur de dévitalisation.

Les mutations et innovations technologiques

Parmi la grande variété des friches, on trouve les friches ferroviaires dont la plus connue est à Paris la « Petite Ceinture » de Paris, 30 km de voies pour du trafic de marchandises, mais qui ont été concurrencées par le métro et donc abandonnées dès les années 1930. Cette friche représente un terrain immense avec de grands enjeux fonciers et de biodiversité, ainsi qu’en termes de patrimoine, avec des lieux comme la gare de la Flèche d’Or reconvertie en lieu culturel et festif punk-rock.

La localisation et délocalisation d’activités dans un contexte de division internationale du travail

La désindustrialisation a eu des effets sur les espaces périfluviaux, avec par exemple la friche Rhodia, le long du canal de la Deûle en aval de Lille (ancienne usine Rhône-Poulenc), ou des équipements agro-alimentaires tels que les anciens abattoirs de Rezé-Urbex à Nantes, squattés pour du graphe mais aussi par des Roms.

L’urbanisme de création : dévitalisation

Cet urbanisme desserré vers les périphéries de la ville a entraîné la dévitalisation de certains espaces ruraux centraux. Les friches sont ici les marqueurs résiduels de ces grandes opérations d’aménagement dits de création (Tonnelat, 2003). Elles apparaissent comme des espaces interstitiels délaissés au cœur de la ville.

Ce sont les trois facteurs principaux de formation du « stock de friches », même si on pourrait en ajouter d’autres.

Si l’on tire un premier bilan en ce qui concerne les différentes acceptions de la friche, la friche agricole reste la première entrée de la plupart des dictionnaires de géographie, voire la seule dans certains comme le dictionnaire l’Yves Lacoste. La friche industrielle arrive souvent ensuite, souvent confondue avec la friche urbaine, à l’image de la définition de l’ADEME : « Situé en milieu urbain, il s’agit d’un terrain bâti, ou non, qui peut être pollué. Sa fonction initiale ayant cessé, le site de taille extrêmement variable demeure aujourd’hui abandonné, voire délabré. » La profusion de friches industrielles à partir des années 1980 en fait un terrain de réflexion et d’action pour l’aménagement.

1.2. Différents types de friches

L’appellation de la friche se décline selon l’ancienne affectation de l’espace sur lequel elle se trouve, apparaissant ainsi comme une marge fonctionnelle. Les principaux types de friches que l’on peut distinguer sont ainsi :

– la friche agricole : la modernisation de l’agriculture et notamment la mécanisation rendent les terres les plus difficiles à exploiter moins intéressantes. Elles sont plus facilement délaissées, en montagne par exemple. Ces friches sont aussi la résultante des injonctions politiques liées au problème de surproduction de la PAC, qui a mis en œuvre des primes pour l’abandon de ces exploitations. Dans ce type de friche, ce sont les données qui posent problème : disparates, issues d’institutions plurielles (Chambres d’Agriculture, DREALs, Conseils Départementaux, etc.

– la friche industrielle : elle peut être urbaine ou rurale (les hauts fourneaux lorrains par exemple). On rencontre là aussi des problèmes de recensement, des données incomplètes, surtout sur les sols (BASOL, BASIAS sur la pollution des sols). L’ADEME estime entre 200 000 et 300 000 sites qui méritent l’étiquette de friche industrielle

– la friche militaire : par exemple l’ancienne base aérienne de Metz-Frescaty. À l’instar de tout ce qui touche au domaine militaire, on possède peu ou pas de données pour ce type de friches

– la friche touristique sportive : par exemple le tremplin de saut à ski de Saint-Nizier-du-Moucherotte, au-dessus de Grenoble, un héritage des Jeux Olympiques de 1968.

1.3. Une définition en question…

Ces principaux types, non-exhaustifs, amènent à définir les friches comme des marges fonctionnelles et/ou spatiales. Les friches désignent, dans les territoires urbains et ruraux, des espaces inutilisés, bâtis ou non bâtis (Janin et Andres, 2008). Elles ont également en commun une caractérisation fondée sur l’ancienne activité, sans seuil commun toutefois : aucun critère quantitatif de taille, ou de durée de vacances minimum. Ainsi, on ne retrouve pas de base de donnée globale sur les friches, et une grande hétérogénéité des situations et des formes.

Friche : un terme marginalisé ?

On constate en tout cas une multiplication des termes : dent creuse, interstice, friche (avec un écho aux paysagistes comme Gilles Clément qui parle de « Tiers Paysage »), vacant, délaissé, terrain vague (mais moins utilisé aujourd’hui). Des confusions apparaissent aussi : entre jachère et friche, alors même que jachère ne signifie pas la même chose, mais le terme de jachère est utilisé par certaines institutions (Mairie de Paris) car il apparaît plus acceptable socialement. Kaduna Demailly a utilisé dans sa thèse le terme de vacant.

2. Les friches urbaines : d’espaces en marge à marges de manœuvre, initiatives et reconquêtes

2.1. Du temps de veille à la réintégration dans le projet urbain, l’évolution du regard institutionnel sur la friche :

L’appréhension des friches a évolué depuis leur prise de conscience. On peut distinguer trois moments dans cette évolution (Janin et Andres, 2008).

Dans les années 1970, sont mise en œuvre des opérations de « pré-verdissement ». Il s’agissait de traiter les symptômes pour éradiquer la friche, par un traitement surtout paysager.

À partir des années 1990, on va agir sur les causes et penser un devenir. L’idée est alors de perpétuer l’activité économique pour maintenir un niveau d’emploi. De nombreuses municipalités rachètent le foncier en friche pour y installer des entreprises. C’est donc un traitement économique qui se substitue au traitement paysager. La décennie 1990 est aussi celle de la requalification urbaine : reconstruire la ville sur la ville. Pour autant, la France reste un peu en retard sur ce plan par rapport à des pays comme les États-Unis où la reconquête des waterfront est plus ancienne. Le projet le plus exemplaire de cette logique est sans doute Marseille Euroméditerranée, opération initiée en 1995.

Puis, dans les années 2000, on commence à anticiper sur les fonctions de l’espace. La loi Borloo de 2003 incite notamment à anticiper les friches et leur trouver un nouvel usage au plus vite. Mais cette volonté de combler la friche avant même son apparition questionne : le temps de la friche n’est-il pas nécessaire, en particulier socialement ?

Les friches apparaissent ainsi comme des objets clés du renouvellement urbain. Leur avantage principal en termes d’aménagement est souvent leur centralité. En revanche, celles-ci peuvent générer des coût parfois très élevés, notamment en dépollution. L’instauration de la loi Barnier dans les années 1990 donne cette obligation de dépollution au dernier occupant, mais on trouve encore aujourd’hui des friches « orphelines ». Des fonds européens comme le FEDER peuvent alors prendre le relai.

La friche devient aussi un outil d’urbanisme temporaire, un nouveau mode d’action publique qui vise à revaloriser des espaces délaissés même si cette revalorisation reste temporaire, par des usages et des événements innovants, notamment sur le plan culturel (temps de veille, Andres, 2006).

2.2. Les temps de la friche : Apparition ; temps de veille ; projet.

Différentes modalités du temps de veille

Le temps de veille : éviter les usages

Fermer l’espace pour en éviter les usages. Les acteurs publics ont un peu évolué dans la signalisation de la friche fermée pendant ce temps de veille : des murs, on est passé à des grilles où la friche est visible, ce qui limite l’effet jungle. Cette évolution traduit en outre une optique de transparence afin d’éviter une marginalisation accrue sur le plan social et esthétique.

Le temps de veille : appropriations multiples

L’exemple de la friche de la zone des Tartres à Stains (93) : une friche rachetée par la Communauté d’agglomération Plaine Commune, avec aujourd’hui une ZAC initiée en 2011. Dans ce cas, les usages sont plutôt de nature : du maraîchage (le dernier maraîcher du 93 y était alors installé), des jardins familiaux (encadrés par la fédération des jardins), des jardins sauvages (sans accès à l’eau, avec récupération de l’eau de pluie), et des espaces enfrichés par la végétation sauvage.

Dans la friche de la zone des Tartres, les usages sont donc variés, pour beaucoup communautaires, avec notamment la présence de Roms et de gens du voyage pour qui c’est un espace d’habitat, mais aussi une communauté d’Antillais qui tenaient une buvette de rhum arrangé et poulet grillé, avec les fruits de la friche. Or, il est apparu en travaillant avec des collégiens voisins de la friche que cet espace n’existait pas vraiment pour eux, même si leurs parents y cultivaient éventuellement. La friche est marquée par des relations de plus ou moins bon voisinage oscillant entre échanges et entraide, et concurrences voire conflits, notamment entre Roms et jardiniers. Pour y palier, des régulations, diverses et inventives avaient été mises en place : des Roms ferrailleurs payaient pour utiliser un espace de la friche ; la revente de jardins sauvages (terre, aménagements) avec des escroqueries parfois. Le problème étant que les jardins sauvages n’avaient aucune reconnaissance juridique et donc aucune force de négociation.

Le temps de veille : appropriations et coalitions opportunes d’acteurs

Des valorisations artistiques : exemple de la Belle de Mai à Marseille. Ici dans un contexte de crise économique, une friche transformée en un grand espace culturel.

Le temps de veille est alors vecteur de permissivité, de créativité : des acteurs de la société civile (artistes constitués en association) se sont appropriés une ancienne usine de tabac, la Seïta, , pour en faire un lieu culturel. Mais les habitants riverains sont restés finalement à l’écart du projet, avec une incompréhension relative par rapport au projet.

Les jardins partagés, vacants jardinés institutionnalisés en Île-de-France

Il y a ici l’idée d’une approche respectueuse de l’environnement, et de créer une sociabilité urbaine autour de l’activité de jardinage. Ces jardins restent fermés quand les jardiniers ne sont pas là. En réalité, plusieurs options coexistent dans la gestion de ces vacants, du tout partagé aux parcelles individuelles. Kaduna Demailly en a relevé 90 dans Paris intra-muros et environ 150 en Île-de-France.

Ces vacants jardinés témoignent de la volonté d’avoir des lieux de rencontre et d’échange, avant même l’envie de jardiner. Très vite, la municipalité de Paris met en place un programme (« main verte » en 2003) pour accompagner la mise en place de ces jardins. L’encadrement donne lieu à des droits et des devoirs pour les jardiniers.

Pour les propriétaires comme pour les municipalités, c’est un gain à moindre coût, par rapport à de l’entretien d’espace vert par exemple. La question qui se pose est de savoir s’il y a un impact sur les prix immobiliers à terme, lié à la valorisation de ces espaces. Dans tous les cas, les municipalités utilisent ces jardins comme des vitrines d’une politique environnementale.

La phase de projet : quel impact des usages en temps de veille ?

À Stains (93) : projet de ZAC 2013-2021. On remplace la nature sauvage par la nature domestiquée, et la nature déjà domestiquée par du logement. Le projet consiste en une reprise de contrôle sur cet espace, mais sans consultation des jardiniers sauvages qui l’ont exploité pendant le temps de veille.

La Belle de Mai : il s’agit ici d’une friche instrumentalisée par la ville et l’État. Ceux-ci sont devenus propriétaires, et ont créé trois pôles : Patrimoine ; Média ; Spectacle Vivant. Il y a donc une pérennité partielle, mais le projet apparaît assez coupé de la population locale, dans un quartier paradoxalement populaire.

Les jardins partagés : le projet a fait l’objet de soutiens médiatiques et municipaux ponctuels, mais dans l’ensemble, les jardins qui restent sont ceux qui se trouvent sur des zones non constructibles. Sur les 48 vacants jardinés que Kaduna Demailly a étudié, 7 ont été pérennisés. Certaines municipalités ont toutefois proposé aux collectifs des terrains de remplacement.

CONCLUSION : la friche, un espace en tension…

– sur le plan social : un espace sinistré, de relégation, mais… souvent un espace de sociabilité voire un espace tremplin ?

– sur le plan spatial : un espace délimité aux contours flous, qui s’inscrit dans un cadre spatial plus large.

– sur le plan temporel, en lien avec l’horizon de la réaffectation. Des temporalités parfois brouillées. Au-delà, le temps semble être un outil de reterritorialisation, de resocialisation.

Une autre façon de faire la ville ? Des espaces où émergent des pratiques alternatives, et des formes d’urbanité différenciées.

Un jeu d’acteurs dissymétrique entre l’acteur public et le propriétaire d’une part, les associations et habitants d’autre part.

Questions :

– Friches réaffectées et transformées : ici à Chambéry, l’usine Vetrotex (usine de fibre de verre), reprise sur un projet d’éco-village. Parle-t-on toujours de friche ?

→ Cela dépend si les acteurs du temps de la friche restent ensuite dans le projet qui suit. C’est du moins une porte d’entrée pour réfléchir.

– À quel moment l’État récupère ou non ces espaces ? Quels moyens a-t-il ? Attend-il un certain temps avant de se positionner ?

→ L’acteur public, qu’il s’agisse de l’État lui-même ou de collectivités décentralisées, rachète progressivement du foncier, qui souvent a du mal à trouver acquéreur au début. De plus en plus, se développent des partenariats public-privé. Mais les acteurs privés ne sont souvent pas intéressés initialement. Concernant le temps, cela dépend si l’acteur public a un projet ou non, et souvent c’est l’appropriation spontanée qui va aiguiser l’attention de l’État et remettre la lumière sur une friche. L’acteur public se positionne s’il voit un potentiel.

Remarque : Il y a eu un vrai changement de problématique en 40 ans : dans les années 1980, on parle des friches industrielles mais sans se poser de questions urbanistiques pour l’après, en dehors d’une utilisation purement économique. Ce changement de regard, plus social, sur les friches, semble finalement récent.

→ Oui, cela est aussi lié à une nouvelle circulation des modèles urbains, une circulation plus rapide, avec notamment des processus de réinvestissement comme les waterfronts en Amérique du nord qui ont diffusé cette logique de renouvellement urbain et de prise en compte de la valeur sociale de la friche.

Compte-rendu rédigé par Caroline Meynet, relu et amendé par l’intervenante

 

[1] https://tel.archives-ouvertes.fr/ARCHITECTURE/tel-01189080v1