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La ligne de partage des eaux (Dominique Marchais)

d_marchais_01Documentaire, France
Date de sortie: 23 avril 2014
Durée: 1h48

L’appel de l’eau réclame en quelque sorte un don total, un don intime. L’eau veut un habitant.
Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, 1942.

En quête du bon gouvernement

Actions et acteurs

Comme dans l’histoire d’un ruisseau, La ligne de partage des eaux commence par une source pour nous mener à l’embouchure de la Loire. Entre temps, le film marque des étapes à thèmes. On marche avec des agents du Parc National observant les fluctuations de moules perlières dans une  portion de cours d’eau, on arpente avec des habitants un terrain qu’ils destinent à bâtir durablement. Plus loin, on roule avec un paysagiste proposant une belle analyse de la physionomie changeante des bords de route en fonction de leur capacité à permettre la vitesse. Enfin, c’est avec le géographe Jean Renard que l’on traverse le périurbain nantais. On observe aussi de l’intérieur : une base logistique de Bridgestone, l’espace en attente d’une infrastructure magique (une zone d’activité de 500 hectares) en périphérie de Châteauroux, la réunion d’une commission locale de l’eau , une autre d’élus considérant la pertinence d’un redécoupage intercommunal intégrant la petite ville voisine… On dit souvent que le documentaire doit concentrer son propos, marquer à la culotte ses personnages, Dominique Marchais, comme dans son premier long Le Temps des Grâces (2009) fait le choix d’un certain éclatement et ce pour épouser l’échelle qui lui semble la plus pertinente pour son récit : le bassin versant.

La ligne de partage des eaux

La ligne de partage des eaux

La France en fleuves

Jean-Paul Kauffmann, il y a peu, remontait la Marne (1), Dominique Marchais descend, dans la ligne de partage des eaux, le bassin versant de la Loire. Le long des fleuves français, il semble bien que l’on tende à retrouver- récemment- des fils à tirer et retirer pour conduire des récits en quête de sens territorial. Pourquoi l’art nous fait-il aujourd’hui revisiter la carte des fleuves disparue ou presque de notre culture scolaire ? Avoir les pieds dans l’eau c’est sûrement se rappeler que « dans territoire, il y a terre », y chercher le creuset d’une intimité géographique. C’est aussi trouver le long d’un transect dicté par la Nature un dispositif d’observation des sédiments humains et sociaux accumulés dans le temps. C’est enfin, peut être chercher les signes dans les flux en mouvement une vague direction, le fleuve étant redevenu visiblement un repère essentiel pour cheminements buissonniersquand on vient à manquer de boussole.

Territoires à la surface

Là se situe la ligne de partage entre l’essai et le film. A l’archéologie poétique permise par  l’écriture de J.P Kauffmann, D. Marchais construit un film tout en surfaces. Les plans sur les surfaces liquides répondent aux plans d’ensembles paysagers qui font apparaître routes, ponts, centrales électriques, zones d’activités et autres lotissements périurbains. Ils impriment la « face » du bassin et cette extension d’éléments paysagers dont la caméra souligne l’étrangeté est l’un des leitmotiv du film. Au cœur du dispositif visuel du film, qui débute par l’évocation d’un puzzle manipulé par un enfant et composé de pittoresques images d’Epinal, réside ainsi cette interrogation relevée par Jean Marc Besse (2): « quelles conséquences cet élargissement du domaine des objets paysagers entraîne-t-il sur la lisibilité des paysages, sur la définition même du concept de paysage et sur les pratiques paysagères ? ».

La ligne de partage des eaux

La ligne de partage des eaux

Si le film compose indéniablement un discours de l’urgence paysagère, il ne s’en tient pas à un constat opposant l’imagerie du « bon paysage » contre le « mauvais ». Notamment, parce qu’il fait porter un grand nombre de voix sur et dans les paysages. Des habitants, des agents du Parc National, des édiles urbains et ruraux, des agriculteurs, un paysagiste, un géographe… depuis une voiture, une berge, une salle de réunion communale, cette polyphonie exprime des doutes, des propositions, des indignations moins sur le paysage lui-même d’ailleurs que sur ce qu’il révèle des priorités, des choix, des déséquilibres territoriaux. Intéressant montage qui consiste à faire entendre d’un côté que « les petites routes départementales parlent le langage précis du relief » tandis que s’élabore dans les réunions participatives le discours inaudible du marketing territorial. Plus loin, on pourra entendre que la Nature ne peut être mise sous cloche et que la périurbanisation logistique participe aussi à récréer des emplois en périphérie de villes… Le film mêle à la parole des « experts » d’autres types de discours, il questionne ainsi autant la visibilité du paysage que son audibilité en tant que forme et en tant que projet territorial. Et si le spectateur peut parfois être perdu dans le détail des discussions, c’est là une condition même de cette belle réussite, car La ligne de partage des eaux, parvient à faire de l’espace rural un espace publique de plein exercice.

Géosystème ouvert

Ce  parcours se veut un « système » (3). En articulant, à l’échelle des lieux, le très petit et le plus grand sur fond de logique amont/aval, en émaillant les rencontres d’explications écologiques et économiques et en glissant souvent des métaphores faisant référence aux réseaux, la ligne du partage des eaux pourrait bien faire figure de variation cinématographique du concept de géosystème forgé par Georges Bertrand (4). Par l’ellipse, D. Marchais suggère, en effet, plus ou moins explicitement des interactions société/nature, dont certaines peuvent sûrement d’ailleurs être discutées. Ce flottement fait pourtant l’une des forces du film : car si système il y a, il reste assez « ouvert » à l’interprétation, aux combinaisons du spectateur confronté à l’espace sensible ainsi dévoilé, comme l’espace géographique reste « ouvert » aux actions. En cela, il peut affirmer avec Jean Renard qu’ «Aujourd’hui, il n’y a plus d’aménagement du territoire, [qu’] il est fait par les grandes entreprises privées telles que Veolia ou Vinci…» et rester une belle invitation à la réflexion et à la participation territoriales.

Bertrand Pleven (Géographie-cités)

1. Jean-Paul Kauffmann, Remonter la Marne, Fayard, 2013. Voir le compte-rendu de Daniel Oster http://cafe-geo.net/remonter-une-riviere-33-la-marne-de-jean-paul-kauffmann/ ainsi que son triptyque sur les remontées fluviales littéraires.

2. Le film peut gagner à être vu et lu à la lumière des réflexions de Jean Marc Besse : Besse, J.M (2010), « Le paysage, espace sensible, espace public », Meta RHPPV, vol. II, n°2, accessible en ligne http://www.metajournal.org//articles_pdf/259-286-jm-besse-meta4-tehno.pdf.

3. UniFrance, Entretien avec Dominique Marchais,  Dossier de presse, accessible en ligne : http://www.unifrance.org/film/36339/la-ligne-de-partage-des-eaux

4.  Voir notamment le dossier réalisé par Géoconfluences, « le paysage dans toux ces états », accessible en en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/le-paysage-dans-tous-ses-etats

Pour aller plus loin :

Voir l’article de Didier Péron, l’eau-y-es-tu ? Libération, http://next.liberation.fr/cinema/2014/04/22/l-eau-y-es-tu_1002354

Ghiotti S., (2007), Les territoires de l’eau. Gestion et développement en France, Paris, CNRS Editions, 246 p.

Hellier E., Carré C., Dupont N., Laurent F., Vaucelle S. (2009) La France, la ressource en eau, usages, gestions et enjeux territoriaux, Armand Colin, Collection U, 320 p.