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La Pologne face aux enjeux de mémoire

Le nouveau Musée de la Seconde Guerre mondiale inauguré à Gdansk (Pologne) en janvier 2017 (AFP PHOTO / Wojtek RADWANSKI/ www.huffingtonpost.fr)

A plus d’un an du centenaire de l’indépendance de la Pologne (proclamée le 11 novembre 1918), le gouvernement nationaliste du parti Droit et Justice (PiS) de Jaroslaw Kaczynski, au pouvoir depuis novembre 2015, entend profiter de l’occasion pour imposer sa vision de l’histoire et exploiter à son profit le sentiment patriotique des Polonais. La controverse née autour du nouveau Musée de la Seconde Guerre mondiale, construit à grands frais à Gdansk, illustre les enjeux politiques autour des questions de mémoire. Depuis la chute du communisme en 1989, la Pologne regarde son passé avec un immense intérêt ce dont témoigne par exemple, la prolifération des lieux de mémoire et des musées à visée mémorielle[1].

La question des relations judéo-polonaises

Après 1945, les nouvelles autorités polonaises sont amenées, pour légitimer leur pouvoir, à insister sur les souffrances de la nation polonaise tandis que le sort des Juifs pendant la guerre est occulté pour l’essentiel. C’est seulement dans les années 1980 qu’un débat public est engagé sur la responsabilité des Polonais à l’égard de leurs concitoyens juifs pendant la guerre. La diffusion d’extraits de Shoah, le film de Claude Lanzmann, à la télévision polonaise en 1985, contribue à l’émergence de ce débat. Mais il faut attendre la parution, en 2001, du livre de l’historien américain d’origine polonaise, Jan Tomasz Gross, Les voisins. Un pogrom en Pologne, 10 juillet 1941[2], pour donner toute son ampleur au débat national. Le thème juif occupe désormais une place essentielle, suscitant nombre d’investigations scientifiques et un déploiement mémoriel multiforme qui culmine avec l’édification du Musée d’Histoire des Juifs de Pologne, inauguré en 2014 à l’emplacement même de l’ancien ghetto de Varsovie.

Le Musée d’histoire des Juifs de Pologne (vue de l’intérieur) à Varsovie.
(Photo de Jean-Yves Potel, octobre 2013)

Lieux de mémoire et concurrences mémorielles

Depuis plus de vingt-cinq ans la Pologne ne cesse d’ouvrir de nouveaux musées sur son territoire avec une prédominance pour les thématiques historiques. Les mémoires individuelles ou collectives portent cette vogue qui donne lieu à des polémiques périodiques dont s’emparent avec fougue les médias polonais. Dans certains cas on constate même une étonnante concurrence de politiques mémorielles comme dans le quartier de l’ancien ghetto de Varsovie, espace quasi vide il y a quelques années encore, entouré d’immeubles caractéristiques de l’urbanisation socialiste. Récemment, les autorités polonaises ont décidé de multiplier les lieux de mémoire à cet endroit, comme la statue de Jan Karski, résistant polonais qui a alerté le monde en 1942 sur le sort des Juifs. Plusieurs projets sont envisagés dont celui d’un nouveau mémorial dédié aux Justes qui n’a pas manqué de susciter une vaste polémique sur la fonction de ce site sous lequel reposent les insurgés du ghetto en 1943. Pour l’historien Jean-Charles Szurek, ce qui pose problème ici, c’est l’abondance des monuments honorant la mémoire des Justes dans un espace déjà saturé[3].

L’instrumentalisation politique des mémoires

Le gouvernement polonais actuel ne détient pas le monopole d’instrumentalisation des mémoires mais sa rhétorique nationaliste, conservatrice et populiste lui vaut de figurer aux premiers rangs des gouvernements passés maîtres en manipulation de l’histoire. Sa « Révolution conservatrice » est en marche, son objectif est de « repoloniser » un pays qui serait menacé dans ses racines mêmes, historiques, religieuses et culturelles.

Prenons l’exemple du nouveau Musée de la Seconde Guerre mondiale édifié à Gdansk et ouvert en mars 2017. Ce monument imposant dont le style déconstructiviste entend exprimer le chaos et les souffrances d’un passé meurtrier résulte d’une décision prise en 2007 par le gouvernement polonais de l’époque, pro-européen d’inspiration libérale et dirigé par Donald Tusk. L’exposition permanente, fruit du travail de huit années d’un collectif d’historiens de réputation internationale, polonais et étrangers, propose un voyage remarquable dans l’Europe en guerre qui fait la part belle au drame des populations civiles, polonaises ou d’autres nations européennes. Mais aujourd’hui, ce parti pris est violemment contesté par le gouvernement ultraconservateur soucieux de glorifier le passé national. Jaroslaw Sellin, vice-ministre de la culture, affirme : « Notre destin pendant la Seconde Guerre mondiale a été si spécifique et exceptionnel qu’il faut en parler en détail, sans diluer le récit en racontant les malheurs de tout le monde. » Le même Jaroslaw Sellin, chargé des cérémonies du centenaire de l’indépendance de la Pologne, ajoute : « Nous voulons essayer de rebâtir l’unité nationale. Les Polonais sont très divisés politiquement. Il faut les rassembler autour de cette date, dans la joie et la fierté. » Mais pour le directeur du Musée de Gdansk, l’historien Pawel Machcewicz, le conflit autour de son musée reflète les tentatives du parti Droit et Justice de monopoliser le sentiment patriotique[4].

Dans son dernier livre[5] Georges Mink, sociologue français d’origine polonaise, propose une riche analyse historique en même temps qu’une réflexion originale sur les conflits de mémoire qui jalonnent les oppositions politiques et culturelles de la Pologne. Les enjeux de mémoire font intervenir de nombreux acteurs parmi lesquels  les hommes politiques, les experts et les médias ont toute leur place, sans oublier les citoyens, ceux du pays mais aussi ceux de toute l’Europe et même du monde entier. Pour nous, citoyens français, l’exemple polonais dans ce domaine donne matière à réflexion[6] sur un problème… universel !

Daniel Oster, avril 2017

[1] Voir Jean-Yves Potel, Pologne. Une nouvelle génération de musées, 3 décembre 2013 (http://www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000702-pologne.-une-nouvelle-generation-de-musees-par-jean-yves-potel/article)

[2] Le livre de l’historien américain décrit le massacre de la quasi-totalité des Juifs de Jedwabne, une bourgade de Pologne orientale par leurs voisins polonais. Le 10 juillet 2001, le président de la République, Aleksander Kwasniewski, se rend sur le lieu du drame pour exprimer un acte de repentance officiel. 15 ans plus tard, en février 2016 le président de la République, Andrzej Duda,
envisage de retirer à Jan Gross l’ordre national du Mérite pour cause de promotion de thèses « anti-polonaises » !

[3] Jean-Charles Szurek, Les relations judéo-polonaises à l’aune des enjeux de mémoire, Questions internationales n°69, La documentation française, septembre-octobre 2014

[4] Magdalena Viatteau, En Pologne, le pouvoir s’empare de l’histoire nationale, La Croix, 7 mars 2017 (http://www.la-croix.com/Monde/Europe/En-Pologne-pouvoir-sempare-lhistoire-nationale-2017-03-07-1200829856)

[5] Georges Mink, La Pologne au cœur de l’Europe de 1914 à nos jours, Buchet Chastel, 2015

[6] Hélène Sancey-Dodivers (lepetitjournal.com/Varsovie) – Mardi 10 mai 2016 (http://www.lepetitjournal.com/varsovie/societe/245509-george-mink-conflits-de-memoire-et-instrumentalisation-politique-un-mal-polonais)