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Latins et Germains par Kupka, dans « L’homme et la terre » d’Elisée Reclus

Le dessin du géographe n°60

Les stéréotypes ont la vie dure.

Né en 1871 en Bohème, alors partie de l’Empire Austro-Hongrois, Franck (ou Frantisek ou François) Kupka. S’installe à Paris en 1898.Il s’y fixe définitivement. II y décède en 1957. Il est connu comme un des peintres majeurs du XX° siècle, mais dans ses premières années en France, il gagne sa vie comme illustrateur. Ses convictions anarchistes l’amènent à collaborer à l’Assiette au Beurre, journal satirique. On trouvera ici la couverture du numéro du 11 janvier 1902 intitulé l’Argent.

Ses convictions anarchistes le rapprochent d’Elisée Reclus qui prépare « L’Homme et la Terre ». Durant quatre années, de 1904 à 1908, Kupka dessine  bandeaux et culs-de-lampe. La signature de Kupka est toujours accompagnée de celle du graveur Deloche. Ernest-Pierre Deloche (1861-1950) est un graveur important, tout-à-fait contemporain de Kupka.

kupka latins et germains

Le bandeau présenté ici illustre le chapitre 3 du cinquième volume de « L’Homme et la Terre », qui paraît en 1905.

Dans ce chapître, Reclus développe le thème des nationalités européennes. Il montre comment les nationalismes composent une image immortelle de la nation : « L’Allemagne ne se dit-elle pas la première par la puissance de son génie et par l’ampleur de ses pensées ? »(p.78). Reclus explique aussi comment la notion de race sert de support au nationalisme. Il vit à une époque où les puissances principales de l’Europe du nord ont le vent en poupe : Allemagne, Royaume-Uni, Russie. La défaite de la France en 1870 face à la Prusse va dans le même sens. Aussi bien les pays du nord de l’Europe, nous dit Reclus, sont-ils persuadés du déclin irrémédiable du monde méditerranéen, qui pour lui est peuplé de Latins. Il englobe les Grecs sous la même dénomination.

Reclus s’élève contre ces « niaiseries » et c’est précisément en réaction contre cette vision caricaturale que Kupka dessine le bandeau de ce chapître.

En même temps, Kupka lui-même utilise les armes de la caricature.

C’est ainsi que ’Allemand représenté ici porte son costume habituel : chapeau de feutre, manteau sur les épaules, guêtres. Il astique son fusil en mâchant son cigare. Dans sa poche de gros livres : de la philosophie peut-être ? Il surveille son voisin méditerranéen d’un œil torve.

A l’opposé le Latin respire la joie de vivre. Manches de chemise retroussées, il  brandit une statuette à trois personnages. Derrière lui, mollement allongée, une femme aux cheveux bruns, une épaule dénudée, pieds nus et une fleur sur l’oreille

La statuette représente un silène ivre entouré d’une bacchante  et d’un satyre portant une lampe. Silène est le précepteur de Dionysos, et un demi-dieu. On peut y voir une influence de la statue de Dalou, intitulée « le triomphe de Silène », érigée en 1885 au jardin du Luxembourg.

Ni le texte de Reclus, ni le dessin de Kupka ne sont dépourvus d’un parti-pris antigermanique. Reclus exprime là le ressentiment unanimement partagé en France après l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Quant à Kupka il est un militant passionné de la cause de l’indépendance tchèque en face de la domination autrichienne. Dès le début du conflit de 1914-1918, il s’engage dans l’armée. Gravement malade, il est évacué en 1915. Il s’emploie à recruter des volontaires tchèques  et revient au front en 1918, à la tête d’un groupe d’infanterie tchèque et finit la guerre comme capitaine. Rien d’étonnant à ce qu’il ait pris du plaisir à caricaturer l’Allemand qui figure ici.

Ce dessin n’a pas seulement un intérêt rétrospectif et on est loin d’en avoir terminé avec les stéréotypes du XIX° siècle qu’on a vu refleurir récemment à l’occasion des rivalités et conflits au sein de l’Union Européenne. La crise de la dette, où est impliquée la Grèce, mais aussi le Portugal, l’Irlande, l’Espagne a amené la presse allemande et britannique à utiliser l’acronyme PIGS (Portugal, Irlande ou Italie, Grèce, Spain), pour stigmatiser les pays dépensiers du Sud, en regard des pays vertueux du nord de l’Europe.

Michel Sivignon