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Le journal de bord en Ouzbékistan : 1) Un pays aride aux paysages irrigués verdoyants !

Le premier voyage des Cafés géographiques à la découverte de l’Ouzbékistan

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Derrière Pierre Gentelle (directeur de recherche au CNRS), 25 membres des Cafés Géo se sont rendus en Ouzbékistan du 06 au 16 juillet 2004. Le voyage débute dès le 12 juin par une journée de préparation au voyage, qui permet de faire le point non seulement sur les données pratiques, mais aussi sur un aperçu général de la géographie du pays et de son contexte régional.

Quelle identité pour l’Ouzbékistan 

La volonté de départ des Cafés Géo était de faire découvrir le pays d’Asie Centrale où Pierre Gentelle a travaillé pendant une grande partie de sa vie professionnelle.
L’Ouzbékistan est intéressant à plus d’un titre : c’est un pays doublement enclavé (l’accès à la mer ne peut s’effectuer que par la traversée de deux Etats), une ancienne république de l’URSS qui a acquis son indépendance le 31 août 1991, mais dont la marque du “grand frère russe” est encore très présente, une terre chargée d’histoire.
L’Ouzbékistan, c’est avant tout les clichés des cartes postales : des coupoles bleu turquoise des mausolées et mosquées des XIVe et XVe siècles, la Route de la soie, les nomades et leurs yourtes, des héros légendaires (Gengis Khan, Tamerlan, Ouloug Beg). Pourtant, l’Ouzbékistan moderne semble bien éloigné de ces images d’Epinal. Sur la scène internationale, le pays s’affirme aux côtés de l’OTAN et des Américains dans la lutte contre le terrorisme. Sur le plan économique, l’autosuffisance énergétique et agricole est atteinte. Une politique d’ouverture à l’économie de marché et aux investissements étrangers est établie par les autorités officielles sur la mise en valeur des ressources nationales : gaz, pétrole, or, commerce, modernisation des infrastructures (transports, réseaux de communication, irrigation). Le tourisme est en plein essor et peut s’enorgueillir d’un riche patrimoine urbain, architectural et religieux, dont Boukhara et Samarcande sont les symboles.
L’Ouzbékistan se situe aux pieds Nord-Ouest de l’Himalaya et du Pamir. Le pays s’appuie sur deux ensembles hydrographiques : les bassins de l’Amou Daria (fleuve long de 1437 km) et du Syr Daria (long de 2137 km), séparés par de grandes plaines désertiques du désert du Kyzyl Koum (“sables rouge”). Les chaînes de montagnes himalayennes sont nées de la montée vers le Nord de la plaque Inde (depuis Madagascar), bouclier s’enfonçant depuis 30 millions d’années dans la plaque Asie, donnant lieu à des compressions et subductions successives. Ces mouvements de la croûte terrestre entraînent des déversements sur plus de 700 km vers l’Est et l’Ouest donnant naissance à des chaînes de montagnes connexes comme le Pamir. Sans ce complexe montagneux, la région serait un immense désert de type saharien. En effet, les montagnes bloquent la circulation atmosphérique d’Ouest et provoquent pluies, neige, fleuves et installations humaines.
Les mers d’Aral et Caspienne sont ainsi des fossés tectoniques séparés par un plateau porté à 300 mètres d’altitude. En période climatique chaude, leur niveau baisse parfois jusqu’à leur disparition. Ces deux mers sont liées par un fleuve, l’Ouzboï, qui a fonctionné à la Préhistoire et encore au XVIème siècle, pendant le Petit âge glaciaire. Les autres lacs régionaux ont presque tous disparu. Actuellement, l’Aral voit son niveau diminuer au tiers de sa superficie de 1960 suite aux événements climatiques mentionnés précédemment auxquels s’ajoutent des raisons anthropiques : les deux fleuves qui l’alimentent sont saignés par l’irrigation pour le coton sur l’Amou Daria et pour les cultures sur le Syr Daria.
Les frontières sont récentes et très complexes créant une mosaïque ethnique importante, afin d’éviter un contact direct des zones d’influence russe et anglaise, avec l’Afghanistan comme pomme de discorde. Le découpage de l’Asie centrale a été effectué par les Soviétiques pour développer les tensions locales entre les peuples, dans le cadre d’une politique coloniale classique selon le vieil adage “diviser pour régner”. Cependant, l’Ouzbékistan est un carrefour d’influences et les frontières culturelles ou des civilisations s’y entrecroisent. La région, traversée par de nombreuses routes de commerce, a mis en relation l’Occident et l’Orient, recevant en parallèle la remontée du Bouddhisme vers le Nord le long de ces routes par la vallée de l’Indus, puis de l’Islam à partir de 712-715. Zone de commerce et lieu de passage, l’Ouzbékistan a été conquis par de nombreux peuples qui y ont laissé leur empreinte : les Grecs au IVe siècle av. J.-C., les Chinois entre le IIe siècle av. et le IIe siècle ap. J.C., les Huns, les Avars, les Mongols à partir du XIIIe siècle.

I. Un pays aride aux paysages irrigués verdoyants !

MARDI 6 JUILLET 2004 : Paris / Tachkent

Le voyage débute par un rendez-vous au Terminal 1 de l’aéroport Charles De Gaulle à Roissy, le mardi 6 juillet à 19 heures. Il y a foule dans ce bloc de béton rond qui a quelque peu vieilli depuis la fin des années 1960. Peu à peu, le groupe se constitue par l’arrivée par petits ensembles des différents membres de cette hasardeuse entreprise. Les uns avec des valises aux marques reconnaissables, les autres avec de grands sacs de voyage, chacun avec sa trousse à pharmacie perdue quelque part au milieu des vêtements à manches longues pour lutter contre le soleil. L’enregistrement s’effectue parmi les paquets nombreux des Indiens en transit par Tachkent. A 21h30, avec une demi-heure de retard, nous embarquons à bord d’un Airbus A310 avec un équipage typé russe sur “Uzbekistan Airlines”. A 22h15, l’avion décolle, direction Tachkent où nous atterrissons 6 heures de vol plus tard. Il est 4 heures en France et 7 heures en Ouzbékistan. Le vol, sans encombre, n’a permis à aucun membre du groupe de se reposer. L’inconfort des sièges, sans place pour les jambes, le bruit, le passage incessant dans les couloirs, sont autant de perturbations à un sommeil du juste. Le ton est donné d’emblée. Pierre Gentelle fait circuler un pamphlet géographique contre la soit-disant « nourriture » servie à bord.

MERCREDI 7 JUILLET 2004 : Tachkent / Urgench / Khiva

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Le premier contact avec ce pays, qui fait rêver plus d’un des membres de l’expédition, est rude. Vue d’avion, l’oasis de Tachkent traversée par le fleuve Tchirtchik avec ses 7 bras principaux ressemble à ces paysages colonisés par de grands ensembles tous identiques. Le passage de la frontière n’a rien de joyeux et rappelle ces films d’espionnage de série B. Dès la sortie de l’avion, les passeports et visas sont vérifiés. Un autre groupe de Français, sans visa collectif ni individuel, est bloqué, obligé d’appeler en France pour tenter de trouver une solution. Les bagages sont récupérés assez rapidement sur des tapis roulant à à-coups. Un nouveau contrôle douanier s’effectue. Cette fois, les valises et sacs sont passés aux rayons X, et leur contenu vérifié pour lister les objets précieux importés (or et devises), le tout inscrit sur des formulaires en double exemplaire à produire à la sortie du territoire lors du départ. Enfin, la sortie de l’aéroport international est possible. Il est déjà 8h30. Nous prenons alors contact avec notre accompagnateur local, qui ne pouvait pas entrer dans le hall de l’aéroport, pour des raisons de sécurité. Le transit vers l’aéroport intérieur se déroule à pied, tandis que nos bagages nous précèdent sur des chariots poussés par des porteurs. Il est 9 heures et il fait déjà chaud : 28°C. L’attente est longue : le vol pour Urgench ne décolle qu’à 11h30. Un petit-déjeuner nous attend au premier étage de l’aéroport national. Mais peu nombreux sont ceux qui y goûtent, car depuis notre départ de Paris, nous avons déjà mangé deux fois.
Le premier grain de sable dans le bon déroulement du voyage intervient alors. Notre vol pour Urgench, situé à l’Ouest du pays, doit se faire avec une escale à l’Est, à Namangan, dans la dépression du Ferghana. Notre accompagnateur n’est pas content : nous allons avoir du retard sur le programme (lourd il est vrai) de la journée, sans compter que la vallée du Ferghana passe pour être dangereuse du fait de la présence d’activistes sur ses terres. En tout cas, les paysages survolés sont magnifiques. L’avion remonte une vallée oasis, très marquée topographiquement, avec des terrasses hautes, et fragmentée en champs en lames de parquets, canaux d’irrigation et bordures de champs plantées. La ville de Namangan se compose d’îlots bordés de rues en damier. Chaque îlot comporte en son centre des jardins et des arbres, bordés de maisons de faible hauteur avec des toits en fibrociment. L’atterrissage de l’avion est des plus étonnants : il descend en spirale au-dessus de l’aéroport, sans doute à cause des frontières proches et contestées du Kirghizstan. En effet, la vallée du Ferghana est une excroissance de l’Ouzbékistan, coincée entre le Kazakhstan au Nord, le Kirghizstan à l’Est et le Tadjikistan au Sud. Nous restons à bord. L’aéroport est étroitement surveillé par l’armée. De nouveaux voyageurs s’installent. L’envol se fait selon le même protocole que l’atterrissage.

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Nous survolons alors le désert du Kyzyl Koum, avec ses vagues de dunes datant de la dernière glaciation (- 20 000 à – 16 000) et des taches blanches, affleurements d’argile (les “takirs”) dans les cuvettes. Enfin, c’est le delta intérieur de l’Amou Daria à Urgench, dans une zone chargée d’histoire. Les premières traces d’irrigation volontaire (cultures de décrue) en Asie centrale ont été trouvées là dans les années 1930 par les Russes. Elles datent de – 5 000, avec l’une des premières civilisations sédentaires, dans un monde dominé par les nomades scythes et sarmates. Le delta du fleuve est à 100 km au Sud de la mer d’Aral. Urgench est une oasis moderne où les pluies sont possibles, lors de l’arrivée de dépressions de type méditerranéen réactivées par l’air de la mousson indienne passé au-dessus du Pamir. La ville d’Urgench a été fondée dans les années 1960 par les Soviétiques, selon un urbanisme fondé sur de larges avenues en damier bordées de réseaux (eau, chauffage, électricité), avec des maisons à ouvertures sur rue, ce qui est un non-sens dans un pays aux étés chauds et aux hivers rigoureux. P. Gentelle rappelle aux plus jeunes du groupe qui n’ont pas connu le communisme l’adage de Lénine : « le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité », ce qu’on ne manque pas de constater dans le paysage urbain, défiguré par une toile désordonnée de pylônes électriques dans une aire urbaine assez étalée. Chaque maison possède son jardin cultivé. La ville est basse : il n’y a aucun étage. Notre bus traverse la ville moderne pour atteindre la vieille cité de Khiva, à 30km, siège d’un ancien Khanat entre le XVIIème et le XIXème siècles, d’où se faisaient les razzias d’esclaves. La cité est une vaste forteresse restaurée par l’UNESCO dans les années 1980 et classée au patrimoine mondial. Il s’agit d’une ville musée. Le bus nous lâche devant l’entrée. C’est le choc : une citadelle en terre ocre sous le soleil de fin d’après-midi frappant les remparts en pisé (terre séchée mélangée à de la paille) et la porte monumentale nous accueillent. Passés la porte, nous nous retrouvons face à un imposant minaret en céramique bleu, vert et ocre, Kalta Minor, datant du XIXème siècle, inachevé (seuls 26 mètres sur les 70 prévus ont été élevés). Ce minaret appartient à la medersa Muhammad Amin Inak (1852-1855) qui s’avère être notre hôtel. Le dépaysement est total et les paysages enchanteurs.

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La vieille ville est ceinte dans ses remparts sauf en deux endroits, au niveau de deux monuments édifiés au XIXe siècle : la medersa et deux caravansérails juxtaposés, le premier près de la porte Ouest, les deux autres près de la porte Est. Les principaux monuments, medersas, mosquées, minarets, palais, s’organisent le long de l’axe Ouest-Est. Après avoir déposé nos affaires dans nos cellules de la medersa où nous logerons, nous partons en exploration dans la partie la plus ancienne de Khiva : Kounya Ark, l’ancienne citadelle fortifiée édifiée au XVIème siècle, sur des soubassements plus anciens révélés par les fouilles. Cette citadelle à l’intérieur de la vieille ville était le premier palais des Khans de Khiva. Elle présente plusieurs salles en plein air : salles de justice et salle de réception. Les murs de ces salles alignent céramiques et majoliques, sous des plafonds en bois sculptés et peints. Depuis le toit de Kunya Ark, la vue sur Khiva est saisissante : les monuments aux coupoles vertes ou bleu brillent sous le soleil. Devant l’entrée de Kunya Ark se situait la place des exécutions et la cellule des condamnés à mort, au milieu de la place le trou de la mise à mort. Différentes méthodes étaient pratiquées : décapitation, lapidation, ensevelissement, pal…
Vers 20h30, nous dînons en terrasse au pied du minaret Kalta Minor. Les salades de tomates, concombres, aubergines, saupoudrées d’herbes et d’épices (persil, aneth, coriandre,…), sont placées par petits plats en différents points de la table, accompagnées de fruits secs dans de petites coupes (cacahuètes, noix, amandes d’abricots, raisins secs). Un pot au feu aux carottes jaunes, pommes de terre cuites à la vapeur, choux et moutons ravit notre palais. Enfin, les fruits locaux, abricots, pommes, pastèques, raisins, terminent par une note fraîche ce repas pris au calme dans la douceur de cette soirée (note de Gilles : sans s’en rendre compte, certains d’entre nous, en mangeant les fruits lavés à l’eau courante, vont attraper ces petites bêtes qui déclencheront les premières cataractes intestinales. Voir ce qu’a écrit Olivier Milhaud, dans ce compte-rendu, à ce sujet). Pas un bruit de moteur ne vient troubler notre quiétude. Nous pourrons méditer tout à loisir dans nos cellules à la medersa pendant la nuit !

Zones de désert irrigué

La ligne aérienne intérieure Tachkent-Ourguench, direction est-ouest permet au voyageur de survoler le « désert rouge » formé de dunes aplanies, de petites dépressions salées, de quelques pistes qui convergent vers un puits. Ce désert assez peu couvert de végétation xérophyte est un désert froid et rude [Fig.1].
A l’approche du Syr Daria (daria = fleuve, rivière), le désert se transforme en une zone irriguée. De grosses perfusions à partir du fleuve alimentent en eau de grands canaux de dérivation. On remarquera l’évolution du cours du fleuve et les anciens méandres délaissés par le cours principal. Entre le grand canal et le fleuve, l’alluvionnement en limon et lœss est important, la zone irriguée étale ses cultures et surtout la culture du coton. Le coton fut introduit et développé en monoculture par les Soviétiques dans le cadre du Gosplan.
Toujours en direction de l’ouest, au cœur de ce désert rouge (le Kyzylkoum) et plus précisément dans la région d’Ourguench au nord-ouest de l’Ouzbékistan, à trois cents kilomètres au sud de la mer d’Aral, la zone désertique fait place cette fois à des zones irriguées à partir du fleuve l’Amou Daria (le fleuve indomptable). Nous sommes ici au niveau du delta ancien de l’Amou Daria qui aujourd’hui se termine « en pointillé » en aval, vers le nord, vers la mer d’Aral. Cette ancienne zone deltaïque est devenue un désert. Toutefois, nous noterons qu’en amont, dès l’Antiquité, cette zone alluviale fut mise en valeur avec des canaux de dérivation. L’irrigation se développait à partir des berges de la rivière, l’eau était retenue dans des creux au niveau inférieur à celui du fleuve. Une fois l’eau retirée, les Anciens pouvaient cultiver ces mares asséchées et remplies de dépôts fertiles.
A l’approche de la ville d’Ourguench marquée par le développement de la culture du coton sur des terres collectivisées (système de kolkhoze), le survol fait apparaître une urbanisation basse à partir de voies tirées au cordeau [fig.2].
Edith BOMATI, Petit voyage en Ouzbékistan avec l’association des Cafés géographiques, juillet 2004.

JEUDI 8 JUILLET 2004 : Khiva / Toprak Kala et Ayaz Kala

Après un petit déjeuner au thé vert ou noir, un yaourt frais, des crêpes au miel et compote d’abricots, le groupe part en bus vers le désert du Kyzyl Koum. Pour se faire, le bus traverse toute l’oasis de Khiva- Urgench, d’Ouest en Est. L’oasis révèle un paysage en mosaïque avec une alternance de champs de coton, blé, maïs, vergers, tournesol et de la riziculture. Les limites des parcelles de cultures sont plantées de mûriers pour les vers à soie ou bordées de canaux d’irrigation en terre. L’ensemble crée un paysage géométrique très vert et en eau dans le désert. Quelques têtes de bétail (bovins, caprins principalement) parsèment les bords des routes et sont souvent attachées à la longe ou conduites par un berger. Les vaches sont petites, à la robe couleur feu ou noire, mais malingres, les chèvres au pelage long, gris, noir ou blanc. Les canaux enterrés sont desservis par de plus importants à l’air libre, dans lesquels, les jeunes Ouzbeks se baignent nus. Le matin, à la fraîche, on peut observer les paysans au travail, courbés en deux sur leur ouvrage : l’agriculture s’effectue encore ici largement à la main et emploie une main d’œuvre nombreuse. Officiellement, l’Ouzbékistan ne compte que 15% d’agriculteurs, mais 60% de ruraux, car beaucoup de défavorisés se sont repliés à la campagne, où la vie permet un accès au maraîchage pour vivre. Les kolkhozes ont été maintenus, mais un quart de la récolte est conservé par les kolkhoziens pour leur consommation ou la vente. Le Khorezsm est la plus grande région d’Asie centrale pour la production de coton et de riz. Le coton est semé mi-avril et ramassé de mi-septembre à fin novembre. Il est irrigué en lignes par un nivellement du sol complété par la création d’une légère pente, afin de créer une irrigation gravitaire. Les terres connaissent un système d’assolement triennal et une rotation des cultures, avec jachère. Peu à peu, au fil des heures, les travailleurs des champs se regroupent à l’ombre des arbres, assis en tailleur, ils discutent et boivent du thé. Si l’oasis d’Urgench produit coton et riz, celle de Boukhara s’est tournée vers les grands vergers à l’époque soviétique. La privatisation n’est pas encore effective, mais les lopins de terre ont augmenté et les surfaces cultivées par les kolkhozes se sont aussi agrandies.
Sur les berges de l’Amou Daria, le paysage change : les figures géométriques des champs cèdent la place à une forêt ripuaire basse et qui semble inextricable. Une faune riche (mammifères, rapaces, oiseaux) y vit. C’est le premier grand obstacle sur notre route : un fleuve large de plusieurs kilomètres, appelé dans l’Antiquité l’Oxus, l’indomptable. Nous passons un poste frontière tenu par des militaires et sommes obligés de descendre du bus pour traverser le pont à pied. Serait-ce pour nous faire profiter du spectacle saisissant de ce puissant fleuve qui s’écoule désormais vers une mer asséchée, sous un soleil de plomb aux heures chaudes ? Non, le pont est composé de barges en métal mises bout à bout, rafistolées par des plaques soudées. Certains raccords entre les barges sont disjoints, créant des différences de niveau, comblées par des branches d’arbres et de la paille. Passe un camion et la dénivellation devient très importante, la barge se soulevant à l’opposé du camion. La circulation cesse le temps que le camion passe sur la barge suivante. Oui, il fallait traverser le pont à pied pour permettre au bus de traverser sans mettre en danger son plancher et pour assister au spectacle qui ne se trouvait ni dans les eaux boueuses au calme trompeur, ni dans les berges touffues de végétation, mais sur le ballet incessant de la circulation sur le pont. De l’autre côté, nous remontons dans le bus, passons un nouveau poste de surveillance et poursuivons notre route vers le désert. L’oasis devient de moins en moins bien aménagée au fur et à mesure que l’on monte sur les terrasses du fleuve. Enfin, il est là, devant nous, annoncé par un fortin en ruine : le Kyzyl Koum. L’horizon est ondulé, formé de collines et montagnes, marqué par l’omniprésence d’une couleur ocre à peine troublée par une végétation basse et buissonnante de tamaris et herbes à chameaux. Quelques champs nous rappellent que nous ne sommes pas très éloignés du fleuve. Cette partie de l’oasis, longtemps abandonnée a été remise en eau. Quittant la route goudronnée, nous empruntons une piste et arrivons à Toprak Kala, ruines formidables d’une vaste forteresse (1,5 ha) ayant fonctionné du 1er siècle av. J.-C. au IVe siècle. La forteresse semble avoir été formée de trois ensembles :
–  un édifice cultuel avec un foyer (traces indurées de feu) central circulaire zoroastrien,
–  un fort surélevé, centre administratif,
–  une vaste cour rectangulaire aux pieds du fort, qui servait aux habitations et aux caravanes.

Le tout est entouré d’un mur ruiné en terre sèche et pisé : une proto-ville sortie du sable et qui y retourne. Des fouilles archéologiques y ont été menées. Mais les éléments mis à jour s’abîment sous la violence des rares pluies qui ravinent la forteresse. Le lieu désert est désormais abandonné à de beaux oiseaux aux ailes vertes et au corps orangé qui apportent la vie par leurs cris stridents et qui nichent dans les murs de terre.

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De là, nous continuons vers le Sud et les trois forteresses d’Ayaz Kala qui datent des IVe et VIe siècles. Au pied de la plus récente, construite sur un monticule, des habitations des IVème et IIIème siècles av. J.-C. ont été mises à jour. Les deux ensembles fortifiés de Toprak Kala et Ayaz Kala s’étendaient dans une zone autrefois cultivée et boisée. Elles ont été ravagées en 1220 par Gengis Khan. Tamerlan au XIVe siècle a ruiné la région, tandis que les Turkmènes ont achevé le travail en razziant la population. La montée à pied vers la forteresse d’Ayaz Kala la plus haute et la plus vaste s’effectue difficilement sous la chaleur (il est midi), dans le sable et les cailloux. Après un tour d’horizon historique du lieu par Pierre Gentelle, nous redescendons vers un campement de yourtes où nous attend notre repas. La marche dans le sable brûlant du désert se transforme pour certains en calvaire pour les pieds : les semelles insuffisamment épaisses n’isolent pas efficacement. On comprend alors mieux ces drôles de lézards du désert qui ne restent alternativement que sur deux pattes et ne posent jamais les quatre à la fois. Enfin, la yourte est à portée. A l’abri du soleil, débarrassés de nos chaussures, abandonnées sur le seuil, assis confortablement sur des coussins, les jambes allongées sur les tapis, sous les tables basses, nos yeux s’habituent peu à peu à la pénombre et entrevoient une décoration aux couleurs vives (rouge, jaune, violet), associant des éléments traditionnels (tapis, encadrement de porte, bannières, feutre en poils de chameaux), et des éléments modernes (serviettes de bain en tenture). Le déjeuner se compose de petits plats de salades et fruits secs, d’une soupe chaude, d’une assiette de viande accompagnée de carottes et pommes de terre, enfin de pastèques. Le tout est servi avec de l’eau et du thé, bus à satiété. Nous rentrons à Khiva par la même route.

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La troisième traversée en bus d’Urgench nous fait comprendre que les grandes statues communistes aux héros révolutionnaires ont simplement été remplacées par de nouvelles aux héros nationaux (poètes, conquérants ou mathématiciens). Les régimes passent mais ils laissent des survivances dans les pratiques ! De retour à Khiva, nous poursuivons la visite par la mosquée du vendredi, la plus ancienne, qui remonterait au IXème siècle, avec ses 218 piliers en bois sculptés (dont un vient d’Inde et présente, fait exceptionnel dans l’Islam, une figure humaine de Bouddha), puis le palais Tach Kuli avec son harem (1830-1838). Le décor est magnifique : tous les murs sont en majolique et céramique, tous les plafonds en bois peint. Chaque partie possède des décorations différentes. Mais, au delà du décor, quelle vie triste dans ce harem : des femmes, souvent esclaves, enfermées toute la journée, toute l’année, dans des chambres sombres (une fenêtre à moucharabiehs) et exiguës, avec pour seule distraction la promenade dans la cour, et le soir, l’attente de savoir si on sera choisie ou non, sans compter les tensions entre les quatre femmes officielles.

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Le dîner, pris cette fois dans la cour de la medersa où nous logeons, se compose de petits plats de salades et crudités, de ravioles de bœuf et aubergines avec carottes jaunes, et des fruits en dessert.

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VENDREDI 9 JUILLET 2004 : Route vers Boukhara par le Kyzyl Koum.

A 8h15, nous partons de Khiva, dans un bus plus grand, plus neuf et mieux climatisé, vers Boukhara. Nous retraversons l’oasis d’Urgench, mais cette fois vers le Sud. Les paysages sont les mêmes : rizières, vergers, coton, mûriers, champs en jachère, bétail, villages.
Arrivés au bord de l’Amou Daria, nous trouvons un autre pont gardé par les militaires avec un nouveau poste frontière. Ce pont est tel qu’on appréhende un pont : des piles, un tablier, le tout au-dessus du niveau de l’eau. Mais il est étroit et sert à la fois au train (portion du Transsibérien) sur une voie unique et étroite et aux voitures. Nous sommes sommés d’attendre le passage d’un train de marchandises annoncé, suivi des voitures et bus venant en sens inverse, puis nous traversons à notre tour. Ce pont est en zone sensible et très surveillé, à la frontière turkmène. Le pont, pendant longtemps, n’a pas été placé sur les cartes car il est stratégique. Après l’avoir traversé, c’est le désert à perte de vue. Ici, le fleuve n’a aucune forêt ripuaire. Il coule entre deux berges abruptes et arides. Nous effectuons un arrêt à Meskali pour admirer le panorama sur l’Amou Daria (arrêt technique pour certains dans les ondulations des berges, car les toilettes présentent une odeur insoutenable). Nous continuons à travers le désert dans un paysage magnifique mais somme toute monotone : dunes de sable colonisées par une végétation ligneuse et buissonnante. Les seules variations résident dans la présence de yourtes de nomades avec leurs troupeaux de moutons astrakan, de quelques dromadaires ou chameaux, de quelques vaches et ânes. Mais le plus extraordinaire dans ces immensités désolées, c’est l’omniprésence, certes très concentrée spatialement, des réseaux : route, électricité, téléphone, gazoduc et aqueduc, le tout construit par les Russes. Les réseaux enterrés (gazoduc et aqueduc) sont signalés en surface par des tiges assemblées dans le sable.

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Le déjeuner s’effectue sous la forme d’un pique-nique (un morceau de poulet, une tomate, un concombre, une galette de pain, une biscotte, des abricots et des pommes), dans un boui-boui au bord de la route à Sarimay, chez un tavernier mécontent que nous ne mangions pas sa nourriture et qui nous accorde la location des tables et trois bols avec une théière pour 7 à 8 personnes. Les tables sont faites d’une sorte de large lit sur lequel est posée une table basse sur des tapis et des coussins. Nous nous arrêtons encore deux fois, l’une pour observer la composition végétale du désert, l’autre chez des nomades. Dans les troupeaux, les moutons sont couchés les uns contre les autres afin de créer des zones d’ombres où ils peuvent cacher leur tête du soleil. Cette route d’Urgench à Boukhara, longue de 416 km reprend l’ancien tracé suivi par les caravanes grâce à la présence de points d’eau. Nous traversons, en début de soirée, la ville de Gazli, ville du gaz édifiée par les prisonniers du goulag soviétique au milieu du désert, sur l’un des gisements du pays. Le gaz est collecté à l’heure actuelle par des consortiums américains et japonais. Mais depuis l’indépendance, la vente à l’étranger du gaz ouzbek limite l’approvisionnement pour la consommation intérieure, obligeant les habitants à se pourvoir en charbon et bois.

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Vers 19h, nous arrivons, fourbus par cette journée de bus, dans l’oasis de Boukhara. Nous nous installons à l’hôtel, l’un des palaces construits après l’indépendance en 1992 mais sur des principes soviétiques : un bloc de béton de 7 étages avec un vaste puit de lumière au centre, sans âme, pour parquer les touristes et mieux les contrôler. Nous nous rendons à pied dans le quartier juif qui jouxte l’hôtel. Ce quartier ne contient plus que 1 500 familles juives, sur les 25 000 de la période précédent l’arrivée des Russes. La plupart sont parties vers Israël, l’Europe ou les Etats-Unis. Les maisons sont basses, en pisé, donnant sur des ruelles sales et très odorantes. Nous croisons quelques groupes de femmes et surtout des hommes avec kippa sur la tête allant à la synagogue : nous sommes vendredi.
De retour à l’hôtel, nous dînons, entourés par un important personnel qui nous dessert avant même que l’on ait fini de manger ! Le repas est assez semblable aux précédents : petits plats de crudités, boulettes de viande au choux, riz et frites (très jaunes et non grillées), mais en dessert une glace à la crème.