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Mai 1968, vu de la Grèce des colonels.

J’aurais dû être fortement touché par mai 68. Ce ne fut pas le cas.

En mai 68, nous étions en Grèce, où nous étions arrivés en octobre 67. Nous allions y rester jusqu’en octobre 1970. La Grèce était sous la botte des colonels depuis le 21 avril 1967. C’étaient donc les premiers mois de la dictature.

Dans le centre des Sciences Sociales où nous étions détachés, Pierre-Yves Péchoux et moi-même, nous nous trouvions aux premières loges pour assister à l’installation du nouveau pouvoir. Nous avions vite compris ce que signifiaient les mots de dictature, prison, liberté : il suffisait d’observer ce qui se déroulait sous nos yeux.

La question s’était posée à nous : fallait-il continuer et donner en quelque sorte notre caution indirecte à ce nouveau régime ? J’avais répondu par l’affirmative, tous mes amis grecs pensant que nous pouvions être beaucoup plus utiles en restant sur place qu’en quittant le pays.

Le Centre des Sciences Sociales d’Athènes où nous étions détachés avait été créé au début des années soixante, et cette institution avait joué un rôle important en ouvrant le pays à la sociologie, l’anthropologie sociale, la géographie, alors que l’enseignement des sciences sociales dans les universités grecques se limitait à l’histoire, à côté des langues anciennes et de la philosophie.

Le Centre accueillait des chercheurs jeunes, formés dans des universités étrangères, qui furent dès le début très hostiles à la junte au pouvoir. Engagés dans des mouvements de résistance, ils furent parmi les premiers arrêtés, dès septembre 1967, victimes de brutalités et pour certains condamnés, torturés, emprisonnés. La mise au pas organisée par le régime ne se limitait pas aux sphères intellectuelles athéniennes. Je n’ai garde d’oublier mon ami, le maire-adjoint d’un petit village de Thessalie, Khalkiadès, dont les murs de la maison étaient ornés d’une gravure de « Prométhée enchaîné » et qui fut, dès avril 1967, arrêté, déporté dans l’île de Yaros, et qui devait mourir des suites des mauvais traitements qui lui furent prodigués. Nous nous efforcions de faire connaître en France la situation réelle d’un pays auquel les médias, d’ailleurs, s’intéressaient médiocrement.

Vis-à-vis de cette situation que nous observions quotidiennement, et des inquiétudes que nous procuraient la situation de nos amis incarcérés, la fièvre du mai français nous trouva stupéfaits et désemparés.

La surprise venait d’abord du manque d’information. « Le Monde » parvenait dans quelques kiosques, avec un ou deux jours de retard. Notre autre source était l’AFP, où les dépêches arrivaient sur les rubans des téléscripteurs, toutes provenances mêlées. On apprenait qu’on coupait des arbres surle boulevard St Michel pour en faire des barricades, que l’Odéon venait d’être occupé par les étudiants et le message suivant annonçait la découverte d’un vigoureux vieillard de 120 ans dans une vallée du Caucase. Comment s’y retrouver ? Je me dis aujourd’hui que les habitants d’un village de l’Auvergne ne devaient pas comprendre mieux que nous ce qui se passait.

La presse grecque était aux ordres et ses articles affectaient de plaindre la France, ce pauvre pays aux mains de dangereux gauchistes, alors que par comparaison, grâce à son régime éclairé, la Grèce jouissait du calme et de la prospérité.

L’incompréhension venait aussi de la phraséologie du mouvement étudiant et de sa coloration marxiste et maoïste. Non pas que cette phraséologie me fût alors inconnue : elle était présente en France depuis des décennies. Mais, en Grèce, nous étions bien payés pour savoir ce qu’était réellement la police d’un régime totalitaire et nous étions réticents devant les slogans quand nous entendions : « C.R.S, S.S !». Il est vrai que les slogans dont disposent les manifestants, pour dire leur refus et leur indignation sont peu variés et limités.

Il y avait à cette incompréhension des raisons purement personnelles.

J’avais passé l’agrégation en 1959, effectué mon service militaire en Algérie de 1960 à 1962, juste avant l’indépendance. J’étais depuis longtemps acquis à l’indépendance de l’Algérie. Là-bas, j’avais été témoinde la fin de l’Algérie française. Officier dans une S.A.S., il m’avait fallu affronter les difficultés de la liquidation du système colonial ; sans être complice de l’innommable(la torture), tout en assurant l’évacuation des Pieds Noirs des villages isolés. J’avais mesuré le prix que nous devions payer pour un mythe, celui de l’Algérie française, mythe issu d’une illusion entretenue depuis la conquête.

Amon retour d’Algérie, j’avais obtenu un poste d’assistant au département de géographie de la Faculté des Lettres de Lyon et entrepris une thèse en Grèce. Ce dernier pays m’avait procuré une incomparable ouverture. Le système universitaire me convenait : il m’avait permis à moi, fils d’ouvrier de faire des études rapides et d’exercer un métier auquel je trouvais un vif intérêt en même temps qu’il était signe de promotion sociale. La grande lutte politique de mes années d’étudiant avait été celle de la décolonisation. Cette affaire réglée, il me semblait que le fonctionnement de notre démocratie suffirait à faire avancer les questions à régler comme celle de la condition féminine.

Pour toutes ces raisons et pour d’autres aussi, je ne pouvais pas me reconnaître dans la description communément faite alors et aujourd’hui, d’une société française oppressive et rétrograde.

Les résultats inattendus des élections législatives de juin et la chambre « introuvable » qui en sortit me surprirent encore plus : si 1968 avait été une révolution, comment expliquer ce retournement ?

Notre observatoire athénien et le décalage que nous ressentions ne nous aidaient guère à comprendre ce qui se passait à Paris .Il me semble que toutes les sociétés européennes ont suivi à peu près le même chemin et connu la même évolution, pour ce qui intéresse les mœurs, la famille, l’autorité. La fièvre de mai 68 est la modalité française choisie pour régler ce passage.

Un de mes collègues me dit à mon retour que mai 68 était d’abord une fête et qu’il ne fallait jamais manquer une fête. Par la suite, l’observateur lointain que j’étais s’est toujours ressenti différent de ceux qui avaient vécu cette expérience.Je ressens mon absence de mai 68 comme un manque. J’en suis définitivement orphelin.

Michel Sivignon
Kalamos (Grèce) 25 mai 2008