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Pérou : Le droit des femmes autochtones face au modèle extractiviste

Un débat à l’IRIS coorganisé par Terre des Hommes France et le Secours Catholique.

40 % des 32 millions de Péruviens sont d’origine autochtone. 40% de la superficie du pays est répartie en concessions minières, pétrolières, gazières et forestières implantées sur les territoires des communautés autochtones et paysannes. Dans un contexte de flexibilisation des normes environnementales, de criminalisation de la prestation sociale et d’atteinte aux droits des populations autochtones, quelle est la situation du droit des femmes ? Telle est la problématique proposée en débat, ce jeudi 29 novembre 2018.

Ce débat fut l’occasion d’étendre la réflexion à l’ensemble de l’Amérique Latine. Il fut animé par Raphaël Colliaux et Paul Codjia, doctorants en sociologie et anthropologie et eut lieu en présence de Christophe Ventura, directeur de recherche à l’IRIS, de Rocio Silva Santisteban, militante péruvienne, professeur d’université et consultante en droits humains et de Maria Luzmila Berinco Chuinda, dirigeante du peuple amazonien Awajun et présidente du Conseil des femmes Awajun et Wampis.

Un état des lieux est d’abord dressé par Christophe Ventura :

L’extractivisme, modèle de développement de l’Amérique latine.

Dans toute l’Amérique Latine on constate des conflits violents entre autochtones, autorités publiques et Firmes Multinationales.

L’extractivisme est le modèle de développement de l’Amérique Latine depuis l’arrivée des conquérants espagnols ou portugais, au XVIe siècle. Ce modèle lui permet une insertion dans le système économique mondial. Il est basé sur l’extraction et l’exportation de matières premières.

Ce terme « extractivisme » est d’origine brésilienne. Il a été d’abord utilisé au sujet de l’exploitation de la forêt amazonienne, la selva. Le mot est de plus en plus utilisé dans la littérature stratégique et internationale. On parle maintenant de « néo-extractivisme ». Ce terme est révélateur de l’évolution de ce sujet dans cette période de bouleversement politique qu’est le début du XXIe siècle.

L’Amérique Latine a un statut dit périphérique. Le système extractiviste crée peu de valeur ajoutée. L’extraction intensive de matières premières est nécessaire au fonctionnement de la Triade. L’Amérique latine s’est reprimarisée. En 2016, 44,9 % de ce qui est extrait ou produit est matière première et ceci est une moyenne pour les 45 pays. Pour certains d’entre eux, on atteint des chiffres bien plus élevés et jusqu’à 90% (Equateur, Vénézuela.)

L’Amérique latine a le profil économique le plus extraverti de la planète. Le commerce intercontinental est faible : 16% (En Europe le commerce intra-européen atteint 75%).

Qu’ont fait les gouvernements progressistes des années 2000 ?

Le néo-extractivisme des gouvernements de gauche a accéléré ce modèle pour le caler sur les besoins de la Chine et du Japon. Ceci a permis de financer les programmes sociaux et suscite des débats notamment en Equateur. Les Etats se sont liés ou ont fusionné avec des firmes multinationales. Les Etats sont partie prenante de l’extraction.

Les Chinois et l’extractivisme en Amérique latine.

En valeur, la Chine capte entre 1/4 à 1/3 des exportations de l’Amérique latine et 10% en volume. Cela a décuplé en 10 ans. La Chine est devenue le 2e partenaire commercial de l’Amérique latine (et peut-être le 1er, à l’heure où nous parlons ?) Elle est le premier partenaire commercial du Brésil. Elle y représente 30% de son commerce extérieur.

L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 a eu des conséquences majeures pour l’Amérique latine. La Chine a besoin de sécuriser son accès aux matières premières et le marché latino-américain est précieux pour elle. Les échanges Chine-Amérique latine ont été multipliés par 22 entre 2001 et 2018. L’Amérique latine est la région du monde qui reçoit les plus gros I.D.E. chinois (investissements directs à l’étranger). C’est un défi hégémonique pour les Etats-Unis d’Amérique.

Un nouveau cycle de luttes 

Les autochtones, les syndicats, les ONG proposent d’autres modèles de développement et amènent à un changement de paradigme. Se développent des conflits d’un nouveau type : les conflits socio-environnementaux.

Pour le journaliste uruguayen Raül Zibechi, contrairement aux idées reçues et propagées ces dernières années, l’Amérique latine ne connaît pas un reflux des mouvements populaires mais, au contraire, une recrudescence de leurs combats. Il évoque un nouveau cycle de luttes.

Ces mouvements ont des caractéristiques inédites :

1-Ils mobilisent la jeunesse urbaine et les femmes.

2- Leurs modes d’action sont pacifiques.

3- Ils organisent leurs mobilisations de manière autonome par rapport aux institutions et au champ politique et électoral.

4-Ils inscrivent leurs luttes et développent leurs alternatives dans une territorialité qu’ils opposent à la déterritorialisation des rapports de production et des relations sociales imposée par le capitalisme financier et mondialisé.

5- Ils s’autoorganisent et créent des réseaux locaux de production, de communication autonome par rapport aux institutions, à l’Etat.

Pour Rocio Silva Santisteban, « Deux visions du monde s’affrontent. »

Il ne s’agit pas seulement de divergences politiques ou d’un problème de pauvreté. Ce sont deux manières de concevoir le monde et le territoire. Pour qualifier les conflits, Rocio Silva Santisteban rejette l’utilisation le terme « socio-environnemental » au profit du concept d’« éco-territorial. »

L’espace dans lequel est pratiqué l’extractivisme est celui qui a toutes les ressources en eau, l’espace où s’organisent tous les systèmes hydrographiques de la région.

A la vision occidentale qui conçoit la vie autour de l’humain, on peut opposer celle des autochtones qui est bio-centrée (ne pas parler d’animisme.). L’eau, pour eux, a quelque chose de maternel comme la Terre. Les montagnes sans être vivantes, représentent la vie elle-même. Ce monde est vivant et n’est donc pas destiné à être exploité. Le Buen Vivir est une vision autochtone alternative fondée sur la vie en communauté, le respect de la nature et le pluralisme culturel.

Manifestation du 8 mars 2016 en Argentine en mémoire à Berta Caceres : “Ni Una Menos [pas une de moins] Le patriarcat, l’extractivisme et le capitalisme TUENT” @Monk Fotografia

Les femmes s’organisent pour que justice soit faite 

Le combat des femmes « indigènes » au Pérou s’inscrit dans le cadre d’un pays où toutes les femmes sont victimes de violences. Le nombre de féminicides a augmenté de 26,4% entre janvier et avril 2018 par rapport à la même période en 2017.Les Péruviennes subissent une grande violence sexuelle, psychologique et physique. Comme les hommes péruviens, elles sont victimes de la violence de l’Etat et des acteurs économiques.

Ce combat s’inscrit aussi dans le cadre d’un pays où le Ministère de l’Environnement a vu ses capacités de pilotage et de gestion diminuées. En juillet 2017, la loi connue sous le nom de « paquet environnemental » a réduit ses capacités en ce qui concerne la création de zones naturelles protégées, l’approbation de normes de qualité environnementale, l’inspection et la sanction de l’Organisme public d’évaluation et de contrôle. Plus récemment, il a perdu le contrôle qu’il avait sur l’aménagement du territoire.

Les pays d’Amérique latine (à l’exception de l’Uruguay, du Panama et du Honduras) ont ratifié la Convention 169 sur les peuples indigènes et tribaux adoptée en 1989 par l’OIT. Ce traité prévoit le droit à la terre et aux ressources naturelles et l’autodétermination des peuples autochtones. Ces peuples sont néanmoins ciblés par la politique extractiviste et l’assouplissement des normes mené dans l’optique de favoriser les investissements privés. Ils subissent la dégradation des sols et de la biodiversité, la pollution de l’eau et des cultures. Dans ce contexte, on assiste à une multiplication et une intensification des conflits sociaux et environnementaux.

Entre 2013 et 2017, 280 personnes ont trouvé la mort dans des conflits éco-territoriaux au Pérou. 91 % étaient des hommes. Les femmes « indigènes » se sont organisées, sont allées au commissariat, au tribunal pour que la mort de leurs proches ne soit pas ignorée. Dans tout le sud andin, leur rôle est important. Dans les régions autochtones, les femmes sont humiliées, maltraitées, victimes de violences sexuelles. Dans les villes, les femmes journalistes, les avocates sont stigmatisées. Une solidarité villes-campagnes se développe. Les femmes ont les pires difficultés pour accéder aux territoires du droit public dans un pays où règne l’impunité totale. Investies dans la lutte pour les droits dans le cadre des combats « ethniques », elles sont considérées comme ignorantes et stigmatisées. On les fait passer pour des terroristes anti-minières. Les régions où l’état d’urgence a été déclaré sont les zones d’extraction et l’armée y est puissante. Les leaders autochtones aidés des ONG, organisent un enseignement du droit des peuples autochtones auprès des femmes de leur communauté.

Il existe des liens entre les différentes associations des peuples autochtones : l’assemblée des peuples autochtones (Pérou, l’Equateur et la Bolivie) et l’association inter-ethnique pour tous les peuples de l’Amazonie (AIDESEP). En 2009, l’AIDESEP s’est opposée à la déclaration du président du Pérou, Alan Garcia. Ce dernier s’était montré favorable à l’extraction et la valorisation des ressources renouvelables et non renouvelables du pays. Dans la région de Bagua, de violentes confrontations entre les forces de l’ordre péruviennes et des populations « indigènes » d’Amazonie ont causé la mort de 34 personnes (24 policiers et 10 civils.)

Ce débat se termine par les questions du public sur le rôle de la Chine et l’impact du rapport de la CIDH. (Cour interaméricaine des droits de l’homme.)

En conclusion, je citerai Laure Ortiz, professeur agrégée des universités en droit public.

« L’Amérique latine connaît depuis trois décennies, des innovations juridiques pour faire des droits de l’homme le pivot de la régulation Etat /individus… Malgré les progrès objectifs pour renforcer l’effectivité du droit, le potentiel d’innovation sociale est largement hypothéqué par l’incapacité du système judiciaire à s’imposer comme scène politique d’un contrepouvoir. » (L’Amérique latine, l’éveil juridique d’un continent ?, 2016).

Quelques liens complémentaires :

https://iris-recherche.qc.ca/blogue/quest-ce-que-lextractivisme

https://terredeshommes.fr/perou-femmes-autochtones-extractivisme/

http://www.ameriquedusud.org/le-perou-est-il-voue-a-lextractivisme/

https://www.ritimo.org/Extractivisme-retour-sur-un-concept-emergent

Claudie Chantre, décembre 2018.