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Philippe Descola et la géographie, après le café-géo.

Pour entrer dans la pensée et le travail de Philippe Descola, le géographe peut commencer par « Les lances du crépuscule » (Terre humaine, Plon) . Le prologue, très fourni, donne à mon sens la description la plus sensible et la plus juste de ce coin d’Amazonie équatorienne, avec ses bourgades commerçantes décaties, souvent d’origine ancienne mais sans passé visible et les Indiens qui déambulent maladroitement sur les trottoirs chaotiquesavant de rejoindre leur forêt. Dans cette description, Descola fait de la géographie parce qu’il  a besoin, avant de pénétrer dans les mythes des Indiens Achuar, de décrire les rapports qu’ils entretiennent avec le monde qui leur est extérieur : les autorités, la ville.

Descola et les cartes

Puyo offre la surprise d’un monde sans véritable passé. Certes cette petite capitale provinciale n’a pas trois quarts de siècle, mais les plus anciens avant-postes de l’Occident dans les piémonts amazoniens ne sont ne sont guère mieux lotis et il en est qui furent fondés sous Charles Quint…Certaines villes fantômes amazoniennes étaient pourtant connues au XVI° siècle de tous les lettrés d’Europe qui suivaient avec attention sur des cartes aussi belles qu’imprécises les progrès d’une conquête sans précédent. Jaen, Logrono, Borja, Sevilla delOro, Santander, Valladolid, ces jalons de la connaissance géographique fleurant la nostalgie de l’Espagne natale n’ont survécu dans la mémoire des hommes que grâce à la paresse  de plusieurs générations de cosmographes : écloses lors du premier élan de l’invasion espagnole, les bourgades de conquistadores étaient tombées en cendres un siècle plus tard. Personne n’ayant eu le souci d’aller vérifier leur permanence, elles poursuivaient dans les atlas une existence d’autant plus indue que leurs dimensions graphiques étaient à la mesure du vide qu’on leur donnait fonction de combler. Pour animer le grand espace vierge des terres inexplorées, le copiste étalait en lettres énormes le nom de villages exsangues, agrémentant leur pourtour par des miniatures d’animaux imaginaires ou de petites forêts bien policées. A l’insu de ses habitants décimés par la maladie ou les attaques des Indiens, un groupe de cahutes misérables était crédité de la même échelle que Bordeaux ou Philadelphie. ( PhilippeDescola. Les lances du crépuscule. Paris Plon terre humaine. P. 14-15.)

Rien de plus concret. Mais rien de plus abstrait, volontairement abstrait, que la construction intellectuelle qui sert de tronc à l’ouvrage ambitieux et très remarquable intitulé « Par delà nature et culture » (Gallimard 2005). Le propos en est si ample que tout le monde y trouvera son miel. Il ne s’agit rien de moins en effet que de classer les sociétés humaines selon une ligne de partage qu’on peut définir comme la frontière entre l’homme et ce qui n’est pas humain dans la nature, au premier chef l’animal.

Les géographes sont coutumiers du débat des rapports entre nature et culture, mais la limite entre humain et non humain n’y est jamais remise en cause.En outre, ce n’est pas la même nature : la nature de Ph. Descola est surtout animale, tandis que la nature des géographes est surtout géologique, faite de pierres et d’humus ; les plantes et surtout les animaux y tiennent une place tout à fait secondaire.  Le travail de Xavier de Planhol « Le paysage animal »( Fayard) est à cet égard une exception.

Mais il existe une autre opposition. Les catégories du carré ontologique de Descola sont voulues comme un pur produit de la réflexion philosophique. C’est de cette façon qu’il les a présentées lors du café-géo.  Descola demande que les objections qu’on peut lui opposer soient du même ordre. D’où le malentendu (en était-ce un ?) entre lui et Emmanuel Lézy, lors de ce même café-géo.

E. Lézy, en bon géographe est allé disposer sur une planisphère les références localisées des sociétés citées. Et naturellement on voit apparaître dans la catégorie de l’animisme, les espaces des sociétés sans écriture, comme l’Amazonie ou la Nouvelle Guinée., tandis que l’Australie est la terre du totémisme. Pour Descola, nos sociétés ont été gouvernées par l’analogisme jusqu’à la Renaissance , pour passer ensuite au naturalisme. L’analogisme gouvernerait les sociétés de l’Amérique centrale, et aussi la Chine, que Descola ne fait qu’effleurer. Mais surtout Descola récuse ce traitement cartographique en le disant hors de son propos.C’est la cohérence philosophique qui l’intéresse.

Le géographe, comme tout un chacun est prêt à reconnaître la légitimité de l’effort très étonnant et dérangeant de Descola mais il n’y trouve pas son compte en terme d’ajustement au réel.

Si la Chine est traitée très succintement , le monde indien est à peine évoqué et le monde de l’Islam est tu. Le livre fait peu de références aux grandes théologies qu’il tente de contourner. Or pour se limiter à l’Europe, peut-on évacuer le rôle du christianisme dans la séparation entre nature et culture ? Pourtant le livre de Clarence Glacken, « Traces on the Rhodian shore » (traduction partielle publiée par le CTHS sous le titre de « Histoire de la pensée géographique I et II »)est un des très rares ouvrages géographiques cités par Descola avec les travaux d’Augustin Berque. Et Glacken fournit le travail le plus achevé sur l’histoire du sentiment de nature, depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du XIX° siècle.

Enfin est-il légitime en termes de sources, de mettre en vis-à-vis les récits recueillis par les anthropologues chez leurs informateurs ou témoins privilégiés, pour illustrer l’animisme et du côté de nos sociétés dites naturalistes de confronter ces récits non pas avec des récits de même nature mais avec Descartes, Marx ou Michel Foucault. La lecture de ces philosophes nous permet-elle de faire le tour de l’attitude de nos sociétés contemporaines à l’égard de la coupure homme-animal, alors que nos supermarchés regorgent de nourriture pour chien et chat, qu’on vend des jouets pour animaux, qu’on vient d’inventer les psychologues pour animaux et que les cimetières pour animaux existent déjà depuis longtemps.

De ce point de vue comme de tous les autres nos sociétés sont métisses.

Michel Sivignon