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Quand les métropoles font leur marché : quels agriculteurs et quelles politiques pour maintenir une production périurbaine à Stockholm et à Buenos Aires ?

Ce deuxième Café Géo de la saison accueille Julie Le Gall,  maître de conférences à l’ENS de Lyon qui a soutenu une thèse sur l’influence des Boliviens sur les réseaux de commercialisation maraîchère à Buenos Aires. A ses côtés Camille Hochedez, ATER à l’ENS de Lyon, nous parlera de ses travaux sur les réseaux d’agriculteurs biologiques et leurs liens avec le développement durable dans la région de Stockholm.

Buenos Aires et Stockholm, Nord et Sud, peut-on comparer l’incomparable ? Qui sont ces agriculteurs ? Parle-t-on d’agriculteurs d’ailleurs quand on se trouve dans une région métropolitaine ? S’agit-il d’espace rural dans la ville ou d’un autre type d’espace ? Autant de questions qui réunissent deux terrains très différents…

A partir de leurs recherches sur l’approvisionnement de la ville en légumes en Suède et en Argentine, Camille Hochedez et Julie Le Gall nous invitent à un véritable décloisonnement des recherches Nord/Sud pour voir quelles expériences peuvent être échangées et pérennisées d’un espace à l’autre. Dans les deux cas, on observe une certaine complexité de l’agriculture et une marche, plutôt lente et difficile, vers le développement durable.

Cette démarche s’inscrit d’abord dans une actualité scientifique. Aujourd’hui, le champ des ruralités est de plus en plus investi par des urbanistes, mais le champ des urbanités est de son côté investi par les ruralistes. Dans un contexte d’urbanisation croissante à l’échelle de la planète, l’enjeu principal est de comprendre la place de l’agriculture dans la construction de métropoles durables. Ce thème correspond aussi à une actualité médiatique et politique puisqu’on assiste à un regain d’intérêt pour l’agriculture périurbaine. Les différents acteurs politiques prennent conscience du lien intrinsèque entre l’agriculture et la ville ; la ceinture maraîchère de Buenos Aires est emblématique de cette agriculture pour la ville. Ce regain d’intérêt montre aussi le rôle social de l’agriculture et des agriculteurs au-delà de leur fonction alimentaire initiale. L’agriculteur ne doit plus seulement produire mais aussi entretenir un paysage, être le garant de loisirs dans les espaces de nature ou maintenir de l’emploi. Plus généralement, on constate de nouvelles attentes sociétales envers l’agriculture. Les consommateurs souhaitent des produits locaux et exigent une meilleure traçabilité.

A partir des expériences de terrain et de leurs travaux de recherche sur Stockholm et Buenos Aires, ces deux chercheuses proposent un regard croisé sur les grands mécanismes qui expliquent le maintien d’espaces agricoles périurbains à proximité des métropoles. Si elles évoquent les agricultures pour la ville, elles s’intéressent surtout aux agriculteurs pour la ville en dévoilant leurs nouvelles pratiques sociales et spatiales au prisme des évolutions politiques.

Les circuits de commercialisation : des réseaux de natures variées

Le regard croisé de Camille Hochedez et de Julie Le Gall permet de dégager les similitudes et les différences quant aux modes de commercialisation des produits issus de l’agriculture périurbaine. Qu’il soit communautaire ou associatif, dans chacun des cas le lien entre producteur et consommateur prend la forme du réseau.

La commercialisation, une condition nécessaire à la viabilité économique des exploitations

Pour vivre, les agriculteurs doivent vendre leur production. Constat trivial et néanmoins première explication à leur choix d’installation à proximité des villes, ces dernières représentant l’essentiel des débouchés pour la production maraîchère.

A Buenos Aires, Julie Le Gall explique comment les réseaux de commercialisation ont été recomposés. Au début du XXème siècle, les marchés de gros étaient situés en plein centre-ville. Puis, au fur et à mesure de la croissance urbaine, les marchés ont été repoussés vers la première couronne et éventuellement vers la deuxième couronne. Depuis 1995, il existe des marchés de gros situés en troisième périphérie du Nord. Ils ont été créés afin de limiter le nombre d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, de faire face à la saturation et aux coûts de location élevés des marchés de première et de deuxième couronne. Si auparavant on observait une séparation physique entre l’espace de production et l’espace de commercialisation, aujourd’hui les marchés de gros sont situés en plein cœur des zones de production maraîchère.

En Suède, les réseaux alimentaires alternatifs (ce qui se rapprocherait des « circuits courts » en France) ont pour vocation de commercialiser des produits issus d’une agriculture biologique. Ces réseaux demeurent marginaux pour l’instant, en dépit de l’importance de l’agriculture biologique suédoise. Leur altérité par rapport à la grande distribution s’observe à divers égards :

altérité politique. Ce type de réseau entend redonner le pouvoir aux agriculteurs grâce à la vente directe qui limite le nombre d’intermédiaires.

altérité sociale. Par l’achat direct auprès du producteur, le consommateur peut avoir de nombreuses informations sur le produit. Une relation de confiance entre producteur et consommateur s’instaure.

altérité spatiale. Ces circuits de commercialisation reposent sur le principe de proximité géographique entre lieu de production et lieu de consommation.

Cet effacement de la séparation entre les fonctions de production et de commercialisation se retrouve aussi dans les marchés de gros de la troisième couronne de Buenos Aires où les producteurs boliviens vendent eux-mêmes leur production. Ces marchés modifient également les réseaux traditionnels en inversant des circulations entre le centre et les périphéries. En effet, certains commerçants vont chercher les légumes dans ces marchés de troisième couronne directement auprès des producteurs. La recomposition des circuits de commercialisation s’observe aussi à travers l’apparition de réseaux de type « Production – production – commercialisation ». Pour mieux vendre leur production, les producteurs boliviens du nord de Buenos Aires vont acheter des légumes produits sous serres et qui ont une plus belle apparence dans le sud de la ville (La Plata) et ils revendent ensuite l’ensemble dans des marchés de gros du nord.

Julie Le Gall ajoute que ces marchés apparaissent suite à la constitution de réseaux sociaux. Une première forme est celle des réseaux informels constitués par des Boliviens qui viennent du même village. Les liens familiaux et communautaires sont en outre renforcés par des réseaux technologiques. Le système de radio bon marché NextTel permet ainsi aux Boliviens de mieux communiquer entre eux. Une seconde forme de réseau est plus formelle, il s’agit des associations qui sont créées pour échanger avec la municipalité afin d’obtenir l’autorisation de construire un marché.

A Stockholm, Camille Hochedez observe également trois grands types de réseaux associatifs de distribution :

– le marché fermier. S’il est assez classique en France, en Suède en revanche ce type de fonctionnement est assez original. L’association Bondens Egen Marknad (« Les marchés des agriculteurs par eux-mêmes ») qui propose deux marchés de ce type dans la capitale est une réelle forme d’innovation. Les principes sont simples : celui qui vend sur le marché doit être celui qui a produit et la production doit être locale, c’est-à-dire située à moins de 250 kilomètres du marché.

– un système de livraison de paniers par abonnement. Comparable aux AMAP, ce système a été mis en place dans le Roslagen (dans l’archipel Nord de Stockholm). Il repose sur la solidarité du consommateur avec le producteur par le paiement à l’avance de tous les produits qui seront fournis au cours de l’année.

– un système de livraison de paniers sous la forme d’une Fondation biodynamique. Basée dans la banlieue Sud de Stockholm, elle propose aux consommateurs de commander une caisse de produits via internet, ensuite livrée à domicile. Cette fondation n’a pas vocation à soutenir une agriculture locale mais vise plutôt à promouvoir une agriculture biologique voire biodynamique (avec une meilleure prise en compte des lois du vivant).

Les réseaux de commercialisation de l’agriculture périurbaine à Buenos Aires et à Stockholm reposent tous les deux sur une proximité sociale et spatiale entre consommateurs et producteurs. Ces derniers ont cependant des profils différents dans les deux cas. Camille Hochedez et Julie Le Gall nous invitent maintenant à s’intéresser à ces agriculteurs singuliers qui participent au maintien des espaces agricoles périurbains.

Les agriculteurs de Buenos Aires et de Stockholm, des acteurs aux profils très différents

Dans les deux cas, les agriculteurs viennent d’ailleurs. Par leurs pratiques venues de l’extérieur, ils font évoluer le système de l’intérieur.

Si à la fin XIXème siècle et au début du XXème siècle, l’Argentine est surtout une destination pour les migrants européens, depuis les années 1950, les migrants les plus nombreux sont ceux des pays limitrophes et aujourd’hui les Boliviens forment la deuxième communauté de migrants en Argentine derrière les Paraguayens. Les migrants boliviens sont majoritairement installés en périphérie de Buenos Aires où ils travaillent dans le secteur industriel, mais aussi dans le secteur maraîcher. En représentant 42 % des agriculteurs autour de Buenos Aires, mais 90 % de l’agriculture familiale maraîchère, ces migrants boliviens sont largement majoritaires dans l’agriculture périurbaine maraîchère et dans sa commercialisation.

Avec les Boliviens, le profil traditionnel des exploitations change radicalement. En effet, ces agriculteurs  font évoluer le visage des espaces maraîchers en permettant leur rajeunissement, leur féminisation, leur densification et en augmentant les circulations entre ces espaces. Les petites exploitations familiales sont de plus en plus nombreuses et elles permettent à nombre croissant de familles de bénéficier de l’agriculture périurbaine.

Contrairement à ce que laisse entendre la doxa argentine, ces changements ne sont pas tellement liés à l’origine culturelle des Boliviens. La rupture qu’ils introduisent dans les pratiques agricoles est ainsi davantage due à la mobilisation de leur capital économique et social accumulé lors de leur mobilité. La description du parcours d’un de ces migrants permet de le comprendre.

Julie Le Gall nous a décrit la trajectoire du père d’Eduardo et Maria. Il a quitté le département de Potosi en Bolivie pour venir s’installer à Buenos Aires en 1978 où il a d’abord été employé par des agriculteurs portugais. Puis, en 1995, il a pu louer lui-même sa terre et devenir exploitant à Pilar, un département situé environ 50 kilomètres au nord de Buenos Aires. Il a commencé en vendant ses produits dans un marché de la première couronne, à La Matanza, un autre département caractérisé par une forte urbanisation informelle. A partir de 2000, le père d’Eduardo et Maria a dû quitter ses terres qui ont été vendues pour faire un country, c’est-à-dire un quartier fermé destiné à des populations venues s’installer dans l’espace périurbain. Il est donc parti un peu plus loin, à une soixantaine de kilomètres de Buenos Aires. Aujourd’hui, il a une exploitation d’environ trois hectares dans laquelle il fait un demi hectare de fraises et deux hectares et demi de légumes (légumes feuilles, poireaux, blettes…). En 2003, il a commencé à s’engager dans un marché avec d’autres compatriotes Boliviens et en 2005 ce marché a été édifié sous forme de halle où Eduardo et Maria vendent la production de la ferme sur un petit emplacement.

Le profil du père d’Eduardo et Maria est caractéristique des agriculteurs boliviens qui alimentent aujourd’hui Buenos Aires en légumes frais. Plus précisément, les migrants boliviens suivent des trajectoires sociales et spatiales très marquées qui sont de deux types :

– certains Boliviens arrivent en ville, augmentent leur capital puis s’installent sur les marchés de gros. Dans ce cas leur mobilité spatiale s’effectue de la ville vers la périphérie.

– d’autres sont d’abord ouvrier agricole, puis métayer pour des producteurs portugais, italiens ou japonais, et enfin ils louent eux-mêmes leur terre et leur emplacement sur le marché de gros. Ils sont alors à la fois producteur, transporteur et commerçant.

Dans le cas des circuits courts de la région de Stockholm, le profil des agriculteurs est particulier. D’abord leurs exploitations sont de faible taille, à la fois par la main d’œuvre employée (en moyenne 1,88 personne par exploitation) et par leur étendue. La superficie médiane des exploitations étudiées est en effet de 2 hectares, soit la limite de la définition d’une exploitation agricole en Suède. Dès lors, on peut se demander si ces agriculteurs ont vraiment le statut d’agriculteurs et quel est leur profil social.

Camille Hochedez nous présente le parcours de Nina et Johan.  Ces deux amis se sont associés pour louer en 2006 la terre d’un agriculteur parti à la retraite. Les bâtiments de leur toute petite exploitation (1,5 hectare) ne sont pas en très bon état car Nina et Johan pratiquent l’agriculture comme un loisir et ils refusent de s’endetter pour une activité qui ne constitue qu’un revenu d’appoint. Ce sont en effet des « Moonlight farmers » : leur activité professionnelle et leur résidence principale se situent en ville et ils viennent passer quelques soirées par semaine sur l’exploitation, en fin de semaine et durant leurs congés. Ils ont fait le choix d’une production agricole biologique et de la certification Krav (label Bio suédois) afin de la vendre à bon prix sur le marché fermier à Stockholm, par l’intermédiaire de l’association Bondens Egen Marknad. Nina et Johan cherchent à diversifier leurs entrées d’argent en multipliant les activités liées à leur exploitation. Outre une production variée – légumes, plantes aromatiques, herbes, maïs et blettes –, ils ont également aménagé un café à la ferme où ils vendent leurs propres gâteaux, leurs produits maraîchers. Nina donne aussi des cours de « design de jardin ».

La trajectoire de Nina et Johan est à l’image de ces nouveaux agriculteurs biologiques des espaces périurbains de Stockholm. Comme eux, la plupart sont des agriculteurs à temps partiel qui combinent leur activité avec un autre métier en ville, par exemple enseignant, ingénieur ou infirmier. Le temps qu’ils passent sur leur exploitation est donc faible. La moitié d’entre eux sont aussi des agricultrices. Ce sont en général des personnes ayant fait des études dans une grande ville, ce qui leur a permis d’accumuler du capital social qu’ils vont mobiliser pour trouver des débouchés à leur production (vente à des collègues, démarchage auprès des restaurants). Ces personnes se sont souvent lancées assez tard dans l’agriculture et elles ont exercées d’autres métiers auparavant. En résumé, ce sont des agriculteurs ayant un pied dans l’urbain et un pied dans le rural, c’est-à-dire des agriculteurs spatialement hybride qui ont appris en autonomie les différentes techniques de production. L’agriculture biologique apparaît donc comme une activité mais surtout comme un choix de vie, une façon d’avoir une bonne qualité de vie. Ces nouveaux agriculteurs venus de la ville génèrent aussi des pratiques agricoles innovantes en raison du regard extérieur qu’ils apportent dans ce milieu.

A Buenos Aires et à Stockholm, soit on produit plus, soit on produit mieux, mais dans les deux cas les habitants bénéficient d’une meilleure alimentation. L’enjeu dès lors est de comprendre la durabilité de ces changements qui viennent surtout d’en bas et de s’interroger sur l’intervention nécessaire des politiques pour le maintien de ces espaces agricoles périurbains.

Les moyens politiques de pérennisation de l’agriculture périurbaine

Pour comprendre comment le foncier périurbain se pérennise, Camille Hochedez et Julie Le Gall proposent de s’intéresser à la manière dont les initiatives venues du bas sont reprises par les acteurs politiques, notamment les collectivités locales.

En Suède, ce sont des politiques locales qui ont été privilégiées. En raison de ses compétences très larges, la commune peut gérer l’utilisation du foncier périurbain. Elle dispose essentiellement de trois moyens d’intervention :

– La commune peut détenir les terres agricoles en propriété. Ainsi elle peut choisir à qui elle loue ses terres pour favoriser un certain type d’agriculture. Par exemple, le contrat de fermage peut explicitement stipuler que l’agriculture pratiquée sur les terres communales doit être une agriculture biologique. Ce contrat peut aussi décider de fixer des prix très bas pour favoriser la venue d’agriculteurs et éviter que certaines exploitations ne soient pas reprises après le départ à la retraite des agriculteurs. En tant que propriétaire des terres, la commune peut également choisir d’aider les agriculteurs en investissant dans des bâtiments, dans du matériel que l’agriculteur ne pourrait pas financer lui-même.

– La règlementation et les zonages. Certaines terres peuvent être classées en zones naturelles protégées, ce qui permet d’agir sur la dimension paysagère de l’agriculture en induisant des pratiques spécifiques, par exemple en subventionnant l’élevage bovin.

– La structuration de la filière biologique. Par l’approvisionnement des cantines des écoles ou des maisons de retraite par exemple, la question de l’agriculture périurbaine peut être associée à des politiques plus larges.

En pratique, Camille Hochedez a observé des écarts par rapport à ce modèle interventionniste. En étudiant les trois communes de Huddinge, Södertälje, Enköping qui sont plus ou moins éloignées de la capitale. Elle a constaté que plus la « menace urbaine » est visible, et donc plus la commune est proche de Stockholm, plus elle cherche à protéger ses terres en ayant une politique interventionniste en faveur de l’agriculture biologique.

En 2008 on observe en Argentine le tournant de la « découverte du périurbain ». Suite à la décennie néolibérale des années 1990 où des pressions de tout type se sont exercées sur les espaces agricoles, les acteurs politiques ont pris conscience de l’existence de ce processus de périurbanisation et ont reconsidéré l’importance des espaces périurbains. La présidente de la nation, Cristina Kirchner, à décider d’octroyer des subventions aux agriculteurs boliviens pour maintenir leur agriculture. Des marchés garantissant les prix aux consommateurs ont également été créés. Dans l’élan de cette volonté nationale, l’INTA (Instituto Nacional de Tecnología Agropecuaria – l’équivalent de l’INRA en France) a créé des agences dédiées à l’agriculture périurbaine, ce qui marque un tournant majeur par rapport à la perception de l’agriculture en Argentine, auparavant limitée aux grandes exploitations de soja et de blé.

Pour pérenniser les décisions nationales, des initiatives ont d’abord été prises à l’échelle des municipalités, comme ce qu’on a pu observer en Suède. Un nouveau dialogue entre agriculteurs périurbains et municipalités s’est instauré afin de définir l’utilisation des subventions, les agricultures à favoriser. Si les changements concrets sont plutôt limités, ces initiatives ont surtout permis d’établir un dialogue entre la nation argentine et des migrants encore récemment fortement discriminés.

En Suède, les politiques locales ne sont en réalité pas très bien reçues par les agriculteurs. On observe une certaine incompréhension entre d’un côté des politiques qui veulent favoriser une agriculture biologique et locale et d’un autre des agriculteurs plutôt sceptiques par rapport aux grands objectifs du développement durable au regard de leur souci de viabilité économique de leur exploitation.

Les exemples argentins et suédois montrent qu’en dépit de l’existence de politiques locales différenciées, celles-ci se développent progressivement pour répondre à un même besoin de durabilité. Dans les faits, la durabilité des agricultures périurbaines suédoise et argentine est fort différente et les chercheuses s’accordent pour dire que ces agricultures sont relativement peu durables, mais pour des raisons différentes.

D’après Julie Le Gall, à côté de Stockholm, Buenos Aires apparait comme le « degré zéro » de la durabilité. D’abord la situation des Boliviens demeure très précaire au niveau foncier en raison de leur statut de locataire. Pour pallier cette précarité foncière on pourrait imaginer la mise en place d’un parc agricole sur le modèle de Barcelone, c’est-à-dire la délimitation d’un périmètre en périphérie de la ville destiné à la production périurbaine. La durabilité est également très limitée sur le plan environnemental puisque les légumes sont fortement traités, par des produits phytosanitaires autorisés et commercialisés uniquement en Argentine.

En Suède, la durabilité environnementale est satisfaisante, la durabilité économique également et la durabilité sociale l’est aussi. Mais cette dernière doit être nuancée en raison du manque de dimension politique des réseaux de commercialisation. En effet, ils peinent à construire de réelles communautés regroupant producteurs et consommateurs. Les premiers s’investissent dans le réseau d’abord pour vendre à un prix intéressant, quant aux seconds ils ne font pas preuve d’un réel engagement citoyen, ils participent à ce type de réseaux surtout pour avoir des produits de bonne qualité.

 

Les dynamiques d’appropriation : des espaces maraîchers qui deviennent des lieux de vie

Si la durabilité de l’agriculture périurbaine demeure problématique à certains égards, si sa rentabilité est discutable, dès lors il convient de se demander pourquoi ces agriculteurs poursuivent leur activité. La raison est à chercher dans les dynamiques d’appropriations. Un phénomène observé à la fois en Argentine et en Suède.

Pour reprendre le cas d’Eduardo et Maria, ils ne se rendent pas seulement au marché pour vendre leur production, mais aussi parce que c’est un endroit où il y a des concerts et des fêtes, où on organise des mariages. Les marchés de gros deviennent donc des lieux de socialisation pour la communauté bolivienne. A Stockholm, les espaces agricoles périurbains sont des espaces où les enfants viennent jouer, où le lien social entre producteurs et consommateurs se tisse malgré tout.

Dans les deux cas, il existe des dynamiques d’appropriation qui montrent que le maintien de l’agriculture périurbaine ne s’explique pas seulement par des initiatives du bas ou des politiques du haut, mais aussi par une appropriation par les agriculteurs de leur métier. Les processus d’appropriation de cette agriculture périurbaine par des acteurs qui valorisent leur activité est ainsi une garantie supplémentaire au maintien des espaces agricoles périurbains.

Conclusion

Le discours de Camille Hochedez et de Julie Le Gall ne cherche aucunement à être idéaliste vis-à-vis des circuits courts. Dans les deux cas ces productions agricoles périurbaines ne suffisent pas à nourrir les habitants et elles coexistent avec d’autres formes d’agriculture. En Argentine d’autres agriculteurs produisent des légumes et des céréales sur de très grandes exploitations hors de l’agglomération. En Suède, de la même manière, les agriculteurs biologiques périurbains sont très minoritaires. Les circuits courts n’ont pas vocation à remplacer les autres types d’agriculture, mais ils permettent de réfléchir à d’autres orientations. Par exemple, le fait qu’aujourd’hui la ceinture verte de Paris soit l’Andalousie pose des questions : il serait peut-être intéressant de resserrer certains réseaux pour garantir plus de proximité mais aussi plus de transparence dans les circuits d’alimentation.

Depuis leurs recherches en 2008-2009, Camille Hochedez et de Julie Le Gall observent déjà d’autres évolutions. Ainsi on assiste de plus en plus non pas à la reconquête d’agriculture périurbaine mais d’agriculture urbaine, par exemple de l’utilisation des toits pour produire directement en ville. Ceci traduit une volonté de resserrement accru vers la ville.

Quelques questions…

Quels sont les facteurs de mutation de cette sociologie des agriculteurs ? Est-ce dû parce exemple à une évolution plus générale de la société où de nombreux agriculteurs partent à la retraite ?

L’agriculture à temps partiel est très répandue en Suède et elle n’est pas nouvelle. Notamment en raison des conditions climatiques, les agriculteurs ont toujours cherché un autre emploi pour la période hivernale. Par contre la dynamique de reconquête est encore assez interstitielle parce que cette agriculture investit aussi des vides dans l’urbanisation, ce qui explique en partie la très petite taille des exploitations. Deux logiques sont complémentaires, la reprise d’exploitation et la création d’exploitation. Ainsi on n’observe pas seulement la reprise d’exploitations d’agriculteurs partis à la retraite, mais aussi l’installation de certains de ces néo-agriculteurs sur des terres qui n’avaient pas de vocation agricole initiale. Cependant la définition des exploitations agricoles pose toujours question, certaines ressemblant plus à un potager au fond d’un jardin.

En Argentine, la logique majoritaire est la reprise des exploitations des Portugais et Italiens qui partent à la retraite, mais Julie Le Gall observe aussi une logique de réinstallation à travers une fragmentation des exploitations. Par exemple il n’est pas rare de voir une exploitation de 12 hectares partagées en trois exploitations de 4 hectares.

On pourrait supposer que les migrations des Boliviens vers l’Argentine laissent entendre une certaine liberté de circulation entre les deux pays. Existe-t-il des accords pour faciliter les démarches, pour encourager ou pour réguler les flux de travailleurs boliviens ?

D’abord la frontière entre l’Argentine et la Bolivie est facilement franchissable, ainsi il y a eu de nombreux flux illégaux qui ont permis à des Boliviens d’entrer en Argentine. Jusqu’en 2003, la façon de réguler ces migrations majoritairement illégales s’est faite par des vagues de régulation massive de migrants en situation irrégulière (amnistias). En 2003, un nouveau plan (Patria Grande) a été mis en place dans le cadre du Mercosur. Il a entrainé une certaine liberté de circulation économique, mais par contre il n’a pas offert de réelle liberté de circulation des hommes. Cet accord Patria Grande permet notamment aux migrants boliviens et paraguayens d’obtenir la nationalité argentine beaucoup plus facilement. Certains pensent que des enjeux électoraux se trouvent derrière ces nationalisations rapides de migrants limitrophes, néanmoins elles permettent aujourd’hui aux Boliviens de s’intégrer plus rapidement. Si les discriminations n’ont pas disparu, ces décisions politiques ont permis une meilleure acceptation des Boliviens dans le secteur maraîcher.

Est-ce que la crise économique de 2008 a redessiné une géographie de ces espaces agricoles périurbains, a-t-elle remis en cause cette durabilité déjà fragile de l’agriculture périurbaine ?

En Argentine la grande crise a eu lieu en 2001, mais tous les 10 ans on assiste à une période de crise en Argentine. D’ailleurs en cet automne 2012 de grandes manifestations se déroulent à Buenos Aires pour contester la politique de la présidente Cristina Kirchner. Depuis ses recherches de terrain, Julie Le Gall observe des évolutions. En fait la crise économique a plutôt été bénéfique à l’agriculture périurbaine car elle a entraîné une augmentation du coût des transports, ce qui a favorisé les circuits d’approvisionnement de proximité. Par contre la crise de 2012 exacerbe les discriminations envers les migrants et on observe aujourd’hui des vagues de violence dans les espaces périurbains.

En Suède, le modèle social s’est d’abord révélé comme un bouclier efficace face à la crise de 2008 pour garantir la pérennité de l’activité agricole. Certains indices montrent néanmoins que la crise peut avoir des effets sur les agriculteurs périurbains même en Suède : la précarisation de l’emploi accentue la pluriactivité des agriculteurs et par conséquent complexifie le fonctionnement de leur exploitation et la pratique de leur activité. Un autre effet de la crise est l’abandon de certaines initiatives, par exemple la coopérative des producteurs reposant sur l’abonnement aux paniers n’existe plus. Cependant cette disparition peut aussi s’expliquer par une lassitude des producteurs qui ont l’impression que ce sont toujours les mêmes personnes qui s’investissent. Un dernier effet de la crise s’observe sur le budget des collectivités locales qui est réorienté vers les dépenses sociales aux dépens de l’agriculture. Les moyens attribués à une politique agricole volontariste peuvent ainsi être diminués par la crise économique.

Quelle a été l’accessibilité au terrain ? Avez-vous rencontré des difficultés sur vos terrains respectifs ?

Bénédicte Tratnjek invite à voir ou revoir le documentaire de Yann Calbérac « Ce qui fait terrain » dans lequel il a notamment suivi Julie Le Gall sur son terrain argentin.

Camille Hochedez explique qu’il n’a pas toujours été facile de faire comprendre les raisons de ses entretiens. Elle ajoute que le fait d’être française a joué à la fois en sa faveur et en sa défaveur. En fait elle a été confrontée à deux cas de figure. Certains agriculteurs, souvent retraités, avaient du temps et l’ont accueillie à bras ouverts. D’autres, notamment ceux qui cumulent des métiers, avaient à l’inverse un emploi du temps chargé et ne comprenaient pas trop sa venue. Elle a aussi parfois ressenti un sentiment de méfiance puisque dans un premier temps certains agriculteurs l’ont perçue comme une inspectrice de plus, dans un contexte où les communes suédoises sont des instances de contrôle importantes. Néanmoins dans la majorité des cas les rencontres se sont bien passées en raison d’une curiosité vis-à-vis du modèle français.

Quant à Julie Le Gall, elle été confrontée à un double problème d’accessibilité, au niveau de la distance et des transports d’une part, au niveau relationnel d’autre part. D’abord les zones de production étaient assez éloignées et pour s’y rendre de longs temps de transport s’avéraient nécessaires. Ensuite elle s’est heurtée à plusieurs barrières sociales. En effet, en raison de la discrimination dont ils font l’objet les Boliviens ont une certaine méfiance envers l’extérieur et de même que Camille Hochedez, Julie Le Gall a souvent été prise pour une inspectrice sanitaire ou fiscale. Puis peu à peu les situations se sont débloquées et des liens forts se sont même tissés entre elle et ces agriculteurs boliviens. Ainsi un temps d’adaptation mutuelle a très souvent été nécessaire pour que chacun accepte et comprenne la présence de l’autre, il s’agit d’un temps essentiel dans la recherche qui rend les terrains à la fois difficiles et exceptionnels.

 

Quelques liens…

Emission Planète Terre de France Culture dans laquelle est intervenue Julie Le Gall, « Buenos Aires et Miami : les migrants bougent les lignes » :

http://www.franceculture.fr/emission-planete-terre-buenos-aires-et-miami-les-migrants-bougent-les-lignes-2012-02-15

Ce qui fait terrain, film documentaire de Yann Calbérac : https://sites.google.com/site/doc2geo/visionner/ce-qui-fait-terrain-fragments-de-recherche

Camille Hochedez, « Le bonheur est dans le panier » in Géocarrefour, Vol. 83/3, 2008 : http://geocarrefour.revues.org/6931

Camille Hochedez et Julie Le Gall, « Nord et Sud face aux crises. De nouveaux réseaux maraîchers métropolitains au service d’une agriculture de proximité : les cas de Buenos Aires et Stockholm » in Norois, Vol 221, 2011 : http://norois.revues.org/3766