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Quand Vladimir Poutine se fait géographe 

Café Géopolitique du mardi 13 février 2018, Café de la Mairie (51, rue de Bretagne, 75003 Paris).
Par Jean Radvanyi, professeur de Géographie de la Russie à l’INALCO, co-directeur du CREE (Centre de recherches Europes-Eurasie).

Pourquoi faire un parallèle entre Vladimir Poutine et la géographie ? En 2009, le pouvoir organise une OPA sur la Société de Géographie russe, siégeant à Saint-Pétersbourg. Vladimir Poutine, alors Premier Ministre, organise la reprise en main de cette vieille institution : il fait nommer un proche Sergueï Choïgou, alors ministre des situations d’urgence, au poste de Président de la Société russe de géographie. De son côté, le dirigeant russe prend la tête d’un Comité de parrainage composé des principaux oligarques russes. L’État russe redonne vie à cette vieille institution en conférant à la géographie une place enviable dans la mobilisation patriotique de l’opinion et en  impulsant de nouveaux projets de recherches et d’expéditions, façon de remettre le territoire au centre de la politique.

Les instruments de la puissance

Pour « sortir des idées préconçues et ignorances respectives », Jean Radvanyi revient sur les débuts du dirigeant russe, car cette volonté de grandeur n’est pas nouvelle. Dès 1999, Vladimir Poutine énonce ses idées dans un programme clair. Constatant qu’il a hérité d’une Russie affaiblie sur tous les plans, au bord de l’éclatement, le Président souhaite redonner tous les instruments de puissance à son pays, par une remobilisation des populations, et une réorganisation structurelle (économique principalement). Cette même année, Boris Eltsine quitte le pouvoir et laisse entre les mains de Vladimir Poutine un pays au bord de l’éclatement. L’actuel Président a transformé la gestion, l’organisation du territoire et les rapports entre la Russie et ses voisins en quelques années seulement. Pour ce faire, Vladimir Poutine n’a hésité devant aucun « levier », afin de remobiliser la société russe autour d’un nouveau consensus patriotique.

Le domaine sportif par exemple, fait partie des instruments mobilisés par Vladimir Poutine pour rassembler les populations russes autour de grands événements mondiaux. À l’échelle internationale, le Kremlin a mis en place des politiques visant à placer la Russie dans le sillage des grandes nations accueillant les évènements sportifs internationaux (Jeux Olympiques de Sotchi en 2014, coupe du monde de foot en 2018). L’Église orthodoxe russe a également un rôle prépondérant dans la politique interne et externe de Vladimir Poutine. Elle défend les volontés d’expansion territoriale du pouvoir central, en invoquant le rayonnement historique de la « Sainte-Russie ». Le dirigeant russe utilise aussi l’argument religieux dans son alliance avec la Syrie, où vit la plus importante communauté orthodoxe en Orient.

Le levier qui nous intéresse ce jour est l’instrument géographique. On sait comment Vladimir Poutine se met volontiers en scène avec divers animaux en voie de disparition, tigres, phoques, oiseaux migrateurs, rappelant le lien que les populations russes entretiendraient avec la nature très riche et diversifiée de leur pays. Le territoire russe ainsi que ses ressources naturelles sont dès lors des enjeux cruciaux de puissance nationale, et internationale pour Vladimir Poutine.

« La géographie est une des bases de la formation des valeurs patriotiques, de l’identité et de la conscience nationales et culturelles », Vladimir Poutine, discours à la Société de géographie, le 24 avril 2017.

Renforcer l’unité territoriale de la Russie

À la fin des années 1990, le Président russe hérite d’un territoire « nouveau », avec des enjeux attendus, et d’autres inattendus. La perte de territoires à ses marges méridionales et occidentales est vue comme un éclatement. La Russie est loin d’être enclavée (elle a accès à toutes les mers bordières de l’es-URSS), mais s’est retrouvée amputée de nombreux ports et autres voies de transports essentiels à ses échanges. Les nouvelles dispositions géographiques font que la Russie dépend pour ses exportations de pays d’amont et de pays d’aval. Les pays d’Asie Centrale et du Caucase dépendent de la Russie pour exporter leurs ressources. Mais pour ses propres exportations, le Kremlin a besoin nécessairement des pays d’aval. Une configuration d’interdépendance, source d’accords mais parfois aussi de conflits comme dans le cas de l’Ukraine : en 2005, Kiev et Moscou n’ont pas trouvé d’accord sur les modalités tarifaires et de transit du gaz russe. Le Kremlin a coupé l’approvisionnement vers l’Ukraine, et donc vers plusieurs pays européens.

Comment Vladimir Poutine a-t-il tenté de gérer cet éclatement territorial ? Les problèmes aux frontières de la Russie et le transit par les anciennes possessions de l’URSS, sont autant de dossiers épineux qui déterminent l’avenir de la puissance russe. « La Russie a perdu le contrôle de ports importants »  précise Jean Radvanyi. L’immensité du territoire, ses régions au climat hostile (Sibérie), et la faiblesse des investissements suite à l’éclatement de l’Union soviétique, ont provoqué des « problèmes de continuités territoriales matérielles ». Autrement dit, de nombreuses routes pour relier les villes russes sont détériorées absentes, des fleuves sont impossibles à traverser, des ponts sont fragiles, inutilisables.

C’est pourquoi dès sa prise de pouvoir, Vladimir Poutine a lancé une série de grands chantiers pour réduire les distances nationales mais aussi, régler des problèmes frontaliers liés à l’éclatement de l’URSS. Les Républiques Fédérées de l’URSS deviennent des territoires indépendants en 1991. Avec l’érection de nouvelles frontières, le tracé des réseaux de transports et de communication devient un enjeu majeur : par exemple, la principale voie ferrée qui relie Moscou – Rostov – Krasnodar – Sotchi passe par l’Ukraine. De nombreux axes ferroviaires russes construits à l’époque soviétique traversent aujourd’hui les frontières nationales. Le Transsibérien fait un passage de plusieurs dizaines de kilomètres en territoire kazakh. Au niveau interne, l’axe Moscou-Saint-Pétersbourg, reliant les deux villes les plus importantes du pays, reste encore aujourd’hui problématique. Depuis peu, un projet d’autoroute a été lancé, et devrait être achevé à l’horizon de 2019. Le Kremlin doit donc repenser son maillage national et relance depuis le début des années 2000, toute une série de projets d’amélioration des réseaux ferroviaire et routier, pour unifier le pays et permettre de développer des régions marginales.

Les régions les plus au nord et à l’est, notamment sur la façade Pacifique, font l’objet d’un intérêt tout particulier : il s’agit de rééquilibrer les parties européenne et asiatique, « frappées par une véritable hémorragie migratoire ».

Carte 1 : Les grands projets russes

Vladimir Poutine prend en main la situation pour asseoir l’unité de la Russie mais reprend la pensée de ses prédécesseurs, notamment celle de Gorbatchev qui affirmait : « l’URSS est européenne et asiatique ; Nous avons négligé notre façade Pacifique ». La Russie se lance alors dans des investissements massifs à l’est, à l’extrême nord, vers l’Arctique, afin de développer de nouvelles routes maritimes et sécuriser les zones de présences de gisements d’hydrocarbures. Le Kremlin a ainsi construit plusieurs bases militaires dans la zone. Ces nouvelles infrastructures permettent à la Russie d’établir de nouveaux liens avec ses partenaires asiatiques, à l’image de la Chine, avec qui Moscou « peut trouver des conjonctions d’intérêts », malgré leurs rivalités d’influence dans la région.

Les marges orientales de la Russie ne sont pas les seules zones de préoccupation du président russe. Vladimir Poutine est conscient qu’il doit renouveler ses relations avec les ex-pays soviétiques à l’ouest du pays. Ces États composant le voisinage proche russe, sphère d’influence dite traditionnelle, semblent de plus en plus attirés par l’Union Européenne. Une attraction que le dirigeant russe souhaite enrayer.

Nouveaux acteurs, nouveaux chantiers

Les anciennes républiques soviétiques tentent toujours d’attirer les investissements de la Russie, car elle reste une grande puissance économique dans la région. Néanmoins, la situation géopolitique évolue : ces États nouent des alliances avec de nouveaux partenaires, brisant le monopole d’influence longtemps exercé par Moscou.

Depuis l’éclatement, l’Union Européenne et les États-Unis ont cherché à gagner en influence aux portes de la Russie, en multipliant les projets de corridors pour favoriser leurs échanges avec l’Asie. L’Union Européenne comme les États-Unis ont élaboré des plans stratégiques militaires et d’influence contre la Russie, d’où leurs accords avec les pays baltes. Ces acteurs ont poussé Vladimir Poutine à agir fermement, et à enchaîner les discours sur la tentative des grandes puissances « de faire reculer » (« to roll back » selon l’expression de Z. Brzezinski) la Russie.

Dans cette configuration, les pays Baltes ont adhéré à l’OTAN, et Vladimir Poutine a immédiatement changé de ton. Ce rapprochement avec l’Alliance atlantique est pris comme une attaque par le pouvoir russe qui décide de « punir » les Baltes par la pression économique. Grâce à la construction d’infrastructures, notamment de ports, gazoducs et voies ferrées dans la région du Golfe de Finlande, le Kremlin peut désormais éviter « tout transit d’hydrocarbures russes par les ports des trois États baltes ». Depuis, les ports baltes s’affaiblissent au profit des infrastructures russes, et Vladimir Poutine réussit progressivement son entreprise visant à diminuer les dépendances avec les pays d’amont et d’aval, tout en permettant à la Russie un meilleur positionnement dans les échanges globaux. Cependant, les trois pays baltes « tentant de préserver leur héritage hanséatique », ont également des leviers pour contourner la stratégie russe. Dans une logique concurrentielle, les ports baltes pourraient capter le commerce chinois ou centre-asiatique, en proposant des accords transparents, face à des organisations portuaires russes entachés de problèmes de bureaucratie et de corruption.

Carte 2 : infrastructures russes en Baltique

Vladimir Poutine ne s’est pas limité aux anciennes républiques soviétiques dans sa stratégie de puissance. Plus au sud, d’autres États comme la Syrie, font partie intégrante de sa politique d’influence. Damas est depuis toujours un allié de Moscou et l’un des principaux clients de l’industrie militaire russe. Depuis 2015, Vladimir Poutine a engagé son armée en Syrie, officiellement pour combattre le groupe État Islamique. En réalité, le dirigeant russe souhaite principalement défendre les intérêts militaires de la Russie, qui possède en Syrie sa seule base navale (Tartus) en Méditerranée. De plus, il ne faut pas négliger la proximité géographique des frontières russes avec le Moyen-Orient et la forte communauté musulmane en Russie. Grâce à cette intervention, Vladimir Poutine peut mettre en avant la puissance militaire de son pays ainsi que sa capacité à agir rapidement et efficacement sur des théâtres militaires extérieurs. Il s’agit là d’une démonstration de la stature de puissance mondiale de la Russie qui a certainement pesé dans le vote des électeurs russes le 18 mars 2018.

Conclusion

Vladimir Poutine a repris en main le territoire russe par la diversification de ses accords économiques et des États partenaires, ainsi que par la construction d’infrastructures capitales au développement de son pays. Cette posture ainsi que ses nouvelles alliances asiatiques notamment, permettent l’élargissement de la sphère d’influence russe.

Sa position ferme et ouverte à la fois lui a permis de s’imposer, jusque dans les cas les plus extrêmes. Vladimir Poutine a rouvert des négociations depuis longtemps fermées autour de différends à ses frontières (avec le Japon entre autres), en avançant des concessions. Mais il a également repris par la force la Crimée à une Ukraine affaiblie, en proie à des déchirements internes entre pro-européens et pro-russes. Si les démocraties occidentales ont considéré cette annexion comme problématique, violant les accords d’Helsinki ou de Minsk, rien n’a été entrepris et la Russie a ainsi récupéré cette péninsule considérée comme historiquement russe par la majorité des Russes. Une stratégie qui a permis à Vladimir Poutine d’imposer son autorité aux yeux du monde.

Dans la configuration actuelle, la réélection de Vladimir Poutine en 2018 était attendue. Récemment, il a organisé le remplacement d’une partie de la classe politique, afin de placer aux postes clefs ses proches soutiens. Pour éviter la corruption au niveau régional, le dirigeant russe a fait le choix d’introduire des jeunes non-originaires des régions. Mais ces nouveaux présidents de régions se retrouvent déconnectés des réalités locales, n’ayant aucune expérience du terrain à gérer sans toujours s’avérer plus efficace dans ce mal endémique qu’est la corruption généralisée. D’où les limites du système créé par Vladimir Poutine : comment lever ou réformer des « blocages systémiques » inhérents au système qu’il a lui-même créé ?

Selma Mihoubi

 

 

BIBLIOGRAPHIE :