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Rohingya de Birmanie : origine, enjeux, horizons

Compte-rendu du Café géo de Chambéry du mercredi 28 mars 2018. Retrouvez également ce compte-rendu en téléchargement, au format PDF.

Par Martin Michalon, Doctorant à l’EHESS/Centre d’Études d’Asie du sud-est

Alors que la crise des Rohingya est évoquée de manière plus ou moins approfondie dans les médias, par exemple lors de la visite du pape en Birmanie en novembre 2017, Martin Michalon nous propose un éclairage géographique pour mieux comprendre la genèse et l’évolution d’une telle situation, pour bien en décrypter toute la complexité.

En observant un camp de réfugiés de la ville de Sittwe, capitale de l’État d’Arakan, on constate que les familles Rohingya vivent dans des abris de fortune, dans un dénuement certain et dans un profond désespoir, comme si elles étaient dans une prison à ciel ouvert. La situation semble bloquée ; elle résulte d’une cristallisation d’enjeux divers qui dépassent le quotidien des réfugiés.

  1. Un contexte ethnique et politique complexe

La Birmanie, à la jonction entre l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est, apparaît comme une zone de friction, au contact de plusieurs entités culturelles et territoriales. Il s’agit d’un pays vaste (650 000 km²) et peuplé (51 millions d’habitants), administrativement divisé en sept États, dont l’État d’Arakan qui est frontalier du Bangladesh et qui est particulièrement concerné par la crise des Rohingya. La Birmanie se caractérise aussi par sa grande diversité ethnique : 135 groupes ethniques sont officiellement reconnus par le gouvernement et ils se répartissent globalement selon une logique centre/périphérie. Au centre, dans la large vallée du fleuve Irrawaddy, se trouvent majoritairement les Bamar (environ 70% de la population birmane) et dans les périphéries montagneuses habitent une grande diversité de minorités ethniques qui entretiennent des liens souvent conflictuels avec la majorité Bamar. Une telle domination des Bamar sur les autres minorités est un héritage historique et aujourd’hui les groupes ethniques minoritaires sont toujours considérés comme des citoyens de seconde zone en situation de relégation, par exemple ils ne peuvent pas accéder à des postes à responsabilité dans l’administration ou dans l’armée. En revanche, la religion apparaît comme un facteur d’unité. En effet, environ 90% de la population birmane est bouddhiste, 6% est chrétienne et 4% musulmane. En raison de cette répartition religieuse, une assimilation un peu rapide a été faite dans les années 1990-2000 entre birmanité et bouddhisme.

L’histoire de la Birmanie est marquée par la colonisation britannique et dès son indépendance en 1948 le pays est secoué par des troubles sécessionnistes, par des déchirements ethniques entre le centre et les périphéries. Dans ce contexte, l’armée prend le pouvoir en 1962 et une longue période de dictature militaire s’ouvre jusqu’en 2010. À cette date, la junte militaire décide de céder le pouvoir à un gouvernement civil. Une période de transition se dessine et pour les Birmans comme pour la communauté internationale elle est porteuse de grands espoirs. La parole qui se libère, l’espace politique qui s’ouvre, les visites de Barack Obama et d’Hillary Clinton en sont le symbole. Après cinq années encourageantes, la victoire électorale du parti d’opposition historique National League for Democracy (NLD) en 2015 apparaît comme un aboutissement avec l’arrivée au pouvoir d’Aung San Suu Kyi, la figure de l’opposition à la junte militaire et prix Nobel de la paix en 1991. Cependant les espérances démocratiques sont assez rapidement déçues, notamment en raison de la Constitution militaire de 2008 qui limite de facto fortement le pouvoir du gouvernement en ménageant une place privilégiée à l’armée dans les institutions du pays. Ainsi, 25% des parlementaires ne sont pas élus mais directement nommés par l’armée et il en est de même pour les ministres de la défense, des affaires frontalières et de l’intérieur. Les leviers sécuritaires du pays ne sont donc pas contrôlés par le gouvernement civil mais ces enjeux régaliens restent sous l’autorité de l’armée. La conseillère d’État Aung San Suu Kyi souhaite réformer cette constitution, mais pour ce faire il lui faut plus de 75% des voix au parlement. Comme un quart des parlementaires sont nommés par l’armée, la constitution est verrouillée par cette dernière avec laquelle Aung San Suu Kyi devra négocier pour parvenir à ses fins.

Par ailleurs, la NLD n’est pas parvenue à apaiser les conflits ethniques qui émaillent le pays et plusieurs minorités ethniques maintiennent leurs velléités autonomistes envers le pouvoir central. Une grande partie des périphéries montagneuses de la Birmanie reste contrôlée par divers groupes armés et même si tous ne sont pas aussi actifs, le contexte de négociation reste marqué par des logiques mafieuses (trafic de teck, de jade, de drogue). La situation politique est donc particulièrement instable et complexe, entre des groupes plutôt en bons termes avec le gouvernement et d’autres qui sont en conflit ouvert avec celui-ci. Une autre priorité d’Aung San Suu Kyi est ainsi de parvenir à négocier et à signer des cessez-le-feu avec ces groupes armés. En revanche, l’armée reste intransigeante vis-à-vis de ces groupes autonomistes et, pour négocier avec eux, Aung San Suu Kyi doit donc obtenir la bienveillance de l’armée.

C’est dans ce contexte politique singulier qu’il faut donc comprendre la question des Rohingya.

  1. La genèse de la question « Rohingya »

La question « Rohingya » se déploie surtout dans l’État d’Arakan, plus précisément aujourd’hui dans son extrémité nord, dans les townships de Maungdaw, Buthidaung et Rathedaung. Les « Rohingya » – du moins ceux qui se revendiquent de cette appartenance ethnique – sont une population musulmane arrivée du golfe du Bengale vers l’actuel Arakan, en partie originaire d’une migration ancienne du XVIe s. Aujourd’hui, l’Arakan est donc majoritairement peuplé d’Arakanais, constituant eux-mêmes une minorité ethnique de Birmanie. Si les Arakanais sont bouddhistes comme les Bamar, ils entretiennent néanmoins des relations conflictuelles avec eux. Une des raisons de ces tensions est la conquête de l’Arakan par les royaumes Bamar, en 1785. Cet évènement apparaît toujours aujourd’hui comme une humiliation et un traumatisme pour les Arakanais puisqu’il fut suivi d’une politique de bamarisation et de domination des Arakanais. Ainsi, les Arakanais s’estiment être des victimes des Bamar et la crise actuelle n’est donc pas l’héritage d’un jeu à deux entre « Rohingya » et Bamar, mais d’un jeu à trois entre « Rohingya », Bamar et Arakanais.

Durant la colonisation britannique, l’actuelle Birmanie appartient au royaume des Indes. L’effacement des frontières au sein de ce vaste espace, conjugué aux incitations de l’administration britannique vont faciliter d’intenses mouvements de population du Bengale musulman vers l’Arakan bouddhiste. Dès le début du XXe s., sur fond de conflits fonciers et économiques, des tensions intercommunautaires s’affirment entre les Arakanais bouddhistes et les populations du Bengale musulmanes. Cependant, jusqu’aux années 1940, ces populations bengalies ne se revendiquaient pas de l’identité « Rohingya » ; elles se désignaient simplement comme des musulmans d’Arakan ou comme des Bengalis. L’appellation « Rohingya » est donc relativement récente, elle apparaît dans le contexte de décolonisation.

Avec l’indépendance de l’Inde, des deux Pakistans (dont le Pakistan oriental qui deviendra le Bangladesh en 1971) et de la Birmanie, la population bengalie habitant en Arakan se retrouve finalement « du mauvais côté de la frontière », telle une minorité musulmane dans un nouveau pays à écrasante majorité bouddhiste. Percevant que son avenir risque d’être délicat dans une telle situation, cette population va demander le rattachement d’une partie du territoire arakanais au Pakistan oriental et un mouvement armé moudjahidine va émerger pour appuyer cette revendication, mais il échoue rapidement. Les populations musulmanes d’Arakan cherchent alors à se ménager une place dans la communauté birmane en train de se constituer.

À cette fin, elles vont mobiliser la dimension « ethnique » dans un contexte institutionnel où ethnicité et politique sont intrinsèquement liées. En effet, pour avoir une place dans la communauté nationale birmane, il faut faire partie des 135 groupes ethniques officiellement reconnus. Ce n’est par exemple pas le cas des minorités indiennes et chinoises de Birmanie dont les membres apparaissent comme des citoyens de second rang. Les musulmans d’Arakan vont donc chercher à se construire comme le 136e groupe ethnique pour être considérés comme des citoyens à part entière. Un processus d’ethnogenèse se met ainsi en place dans les années 1950 pour construire leur identité birmane au travers de leurs discours et de leurs pratiques, en cherchant notamment à se distancier des Bengalis du Pakistan oriental par des spécificités linguistiques, rituelles, religieuses caractéristiques d’une ethnie à part entière de la Birmanie. Cette ethnogenèse va passer par la promotion d’un nom, celui de « Rohingya ».

« Rohingya » signifie « Arakan » en langue bengalie : en affirmant cette appellation, ces populations musulmanes de Birmanie mettent l’accent sur la destination de leur parcours migratoire, elles insistent sur leur ancrage birman, et donc sur leur birmanité. À l’inverse, les Birmans réfutent complètement cette dénomination qu’ils considèrent inventée de toute pièce. Ils les appellent des Bengalis, entretenant ainsi la confusion avec les populations du Pakistan oriental tout en mettant l’accent sur leur région d’origine pour souligner leur identité de migrants.

En 1971, la violente guerre d’indépendance du Pakistan oriental aboutit à la création de l’État du Bangladesh et engendre d’importants déplacements de population de réfugiés bengalis vers l’Arakan, en Birmanie. Cette situation entraîne ainsi une confusion entre les « Rohingya » installés depuis longtemps en Birmanie et les réfugiés arrivés récemment du Bangladesh. Face à cette complexité, l’armée birmane lance en 1978 l’opération Naga Min (opération « Roi des dragons ») qui vise à vérifier le statut de ces différentes populations musulmanes et ainsi à établir un tri entre ceux qui pourront rester en Birmanie et ceux qui seront renvoyés. Cette opération est particulièrement violente et entraîne l’expulsion de 200 000 individus de l’Arakan vers le Bangladesh. Cette présence de réfugiés est manipulée de manière récurrente par les autorités birmanes depuis 1971 en construisant un discours de dénonciation d’une invasion récente de migrants bangladais et en déniant toute ancienneté historique aux « Rohingya ».

En 1982, le gouvernement adopte une « loi sur la citoyenneté » assez radicale puisqu’elle prive les Rohingya de toute citoyenneté birmane (auparavant ils avaient une certaine forme d’existence légale). Ainsi les Rohingya perdent leur citoyenneté birmane mais ils ne retrouvent pas pour autant une citoyenneté bangladaise puisqu’une grande partie d’entre eux sont les descendants d’habitants d’Arakan depuis plus d’un siècle. Une vaste population d’apatrides se constitue : en 2010 on estime à plus d’un million le nombre de Rohingya apatrides ne pouvant se revendiquer d’une appartenance nationale bangladaise ou birmane. De plus, en 1991, l’armée birmane lance une nouvelle offensive en Arakan pour expulser ces populations refoulées par le gouvernement ; cette opération entraîne environ 250 000 réfugiés. Dans le même temps, le Bangladesh refuse d’accueillir ces populations réfugiées et les renvoie systématiquement en Birmanie, ce qui explique que ces exodes soient particulièrement meurtriers.

Dans les années 1990-2000, le nord de l’Arakan est sous la férule de la milice gouvernementale Na Sa Ka qui contrôle cette région en empêchant les Rohingya d’étudier, de cultiver, de travailler, de se déplacer librement. Le Na Sa Ka fait ainsi régner un climat de terreur en systématisant le travail forcé ou les violences sexuelles. Durant cette période, à chaque vague migratoire, le gouvernement à chercher à concentrer les Rohingya le long de la frontière avec le Bangladesh, dans les trois townships de Maungdaw, Buthidaung et Rathedaung, alors qu’auparavant ils étaient assez dispersés sur l’ensemble du territoire de l’Arakan. Une telle politique induit une recomposition spatiale forcée du peuplement de l’Arakan, avec un nord très musulman et un sud très majoritairement bouddhiste. Ce processus traduit directement la mise en œuvre d’un nettoyage ethnique.

Dans le même temps, durant les années 1990, on assiste à une forme de renouveau culturel et identitaire des Arakanais bouddhistes qui revendiquent leur arakanité, par opposition aux Bamars. Cette affirmation d’une spécificité culturelle arakanaise se fonde aussi par exclusion des populations musulmanes d’Arakan et de Birmanie. L’un des piliers de cette identité prend forme par la défense de la Western Gate de la Birmanie : les Arakanais bouddhistes cherchent en effet à apparaître comme une composante ethnique essentielle à la nation birmane à travers leur rôle revendiqué dans l’endiguement d’un prétendu flot de migrants musulmans bangladais.

Le véritable changement concernant la question Rohingya en Birmanie a lieu dans les années 2010, à la faveur de la transition politique surprise consécutive au retrait progressif de l’armée de la vie politique. En laissant se constituer un grand vide moral et identitaire, le retrait de l’armée va finalement entraîner l’affirmation des groupes nationalistes bouddhistes. Ces derniers vont se réapproprier la fabrique de l’identité nationale birmane en promouvant une idée simpliste selon laquelle « être birman, c’est être bouddhiste ». Une identité exclusive se met en place. De plus, l’ouverture à la mondialisation de la Birmanie durant les années 2010 (accès à Internet, aux produits de consommation étrangers, etc.) est venue questionner l’identité birmane : qu’est-ce qu’être birman, dans ce monde ouvert et multi-connecté ? Face à une telle diversité culturelle mondiale, le réflexe de repli identitaire et nationaliste fut par conséquent renforcé.

Dans ce contexte, certaines communautés monastiques bouddhistes ont joué un rôle majeur en délivrant un discours xénophobe et islamophobe très violent. Ce fut notamment le cas du moine Wirathu (voir le documentaire Le Vénérable W, de Barbet Schroeder, sorti en 2017) qui prône une haine profonde des musulmans à travers le mouvement nationaliste 969, devenu le mouvement Ma Ba Tha en 2014. Leur discours identitaire achoppe notamment sur la question de la terminologie : ils mènent une forme de guerre des mots en refusant absolument le terme de « Rohingya ». D’après eux, ce dernier reflèterait une usurpation de l’identité birmane par des musulmans qui seraient tous des Bengalis, c’est-à-dire des migrants entrés de force dans la communauté nationale birmane. Ainsi, ils dénoncent l’usage de l’appellation « Rohingya » par les différents acteurs internationaux (États, médias, ONG, etc.) car elle viendrait légitimer une identité qu’ils récusent.

La situation s’exacerbe dans les années 2010-2013 et cette montée des tensions entre bouddhistes arakanais et Rohingya musulmans va se traduire directement dans l’espace. En effet, le moine Wirathu et son mouvement 969 incite fortement à marquer et à délimiter l’espace bouddhiste dans toute la Birmanie, notamment par le biais d’autocollants posés dans l’espace public pour constituer explicitement un territoire bouddhiste, et en creux un territoire musulman. En 2012, en Arakan, deux épisodes de violence assimilables à des pogroms contre les Rohingya sont menés par les extrémistes bouddhistes à l’aide d’une logistique clairement organisée pour réquisitionner et armer des Arakanais bouddhistes dans le but de pourchasser violemment ces populations musulmanes. Une telle structuration des violences, encouragée par certains moines bouddhistes, s’est aussi accompagnée d’une grande passivité voire d’une complaisance certaine des autorités et de la police. En mai et juin 2012, la première phase de violence fait environ 80 morts, principalement à Sittwe et aux alentours. Ensuite, pendant quelques mois la violence physique s’est calmée mais par contre la violence verbale fut renforcée, avec une véritable flambée des discours islamophobes en Arakan voire dans toute la Birmanie. En plus d’être niées dans leur identité Rohingya, les populations musulmanes d’Arakan sont complétement déshumanisées par le biais d’une propagande bouddhiste et nationaliste. Ce processus de déshumanisation apparaît ainsi comme une des étapes qui peut conduire à un génocide. En octobre 2012, une seconde phase de violence fait environ 90 morts (même si d’après les chiffres officiels du gouvernement cet épisode n’aurait fait que 12 morts). Finalement, ces deux vagues de violence engendrent environ 140 000 déplacés qui se réfugient dans des camps et l’islamophobie déborde de l’Arakan pour concerner l’ensemble du pays en stigmatisant tous les musulmans de Birmanie, au-delà des seuls Rohingya.

En comparant des images satellites avant et après 2012, le « nettoyage ethnique » transparaît directement dans l’espace : des villages entiers sont brûlés, les camps de réfugiés se multiplient autour de Sittwe. Le rassemblement des populations Rohingya dans des camps est une nouvelle étape dans la simplification territoriale ethnique et ces camps où les Rohingya sont assignés à résidence relèvent véritablement d’une logique de détention. Les camps sont clos par des barrières et contrôlés par des postes de police, pour en sortir les démarches administratives sont longues et fastidieuses, les ONG peinent à assurer un soutien efficace en raison de l’hostilité qu’elles rencontrent de la part des Arakanais. Certains camps sont de véritables ghettos, à l’instar du camp d’Aung Mingalar, au cœur de Sittwe, qui rassemble 4 500 musulmans enfermés dans leur propre quartier. Ce lieu résume bien l’impossibilité du vivre-ensemble entre Arakanais et Rohingya :  il est situé à quelques dizaines de mètres d’une mosquée fermée par les autorités depuis 2012 et flanquée d’un musée promouvant l’identité arakanaise bouddhiste et adossé à un parc à la gloire d’un moine nationaliste bouddhiste. En somme, deux univers distincts, séparés par un simple muret, mais qui sont renvoyés dos à dos, définitivement irréconciliables. Détail intéressant : les accès au ghetto d’Aung Mingalar semblent à peine surveillés, sans dispositif sécuritaire très étoffé. L’enfermement est essentiellement suggéré, par un marquage spatial très léger, presque symbolique. Finalement, ce sont surtout les autres habitants de Sittwe qui garantissent l’assignation à résidence des Rohingya ; en somme, le contrôle social supplante le contrôle policier.

  1. La dernière vague de violence en 2016-2017

Alors qu’en 2012 il s’agissait de violences intercommunautaires entre civils, en 2016 c’est l’armée birmane qui se bat contre un groupe armé se revendiquant Rohingya. Le 9 octobre 2016, un groupe armé (« Harakah al Yaqin », c’est-à-dire « Le mouvement de la foi ») traverse la frontière du Bangladesh et attaque des postes de police birmans. L’armée birmane lance alors une offensive violente le long de la frontière et elle renvoie 75 000 réfugiés Rohingya vers le Bangladesh. Le 25 août 2017, le même groupe armé, (renommé « Armée du salut des Rohingya de l’Arakan » – ARSA, de manière moins confessionnelle et plus politique), lance une nouvelle offensive. La riposte de l’armée birmane contre les Rohingya est extrêmement violente, elle est appuyée par des milices villageoises bouddhistes à qui l’armée attribue des permis de tuer, voire à qui elle fournit des armes. Ces violences systématiques (viols, exécutions massives) entraînent plus de 650 000 réfugiés qui fuient la Birmanie vers le Bangladesh durant les mois d’octobre et novembre 2017. Selon Médecins sans Frontières, il y aurait eu au moins 6 700 morts lors de cet épisode de violences, mais le bilan est probablement plus élevé. Selon l’ONU, ce serait ainsi un cas d’école de nettoyage ethnique : les Rohingya sont repoussés vers le Bangladesh, les villages sont brûlés systématiquement, la terreur est instillée chez ces populations. Si certains vont jusqu’à parler de génocide (violence systématique organisée par le sommet de l’État et visant à éliminer physiquement toute une population), une telle qualification reste débattue, même s’il est indéniable que des actes génocidaires ont été commis dans plusieurs villages. Les images satellite témoignent de ces destructions, montrant des villages coupés en deux où la moitié arakanaise est intacte alors que la partie Rohingya est entièrement calcinée.

Aujourd’hui, 900 000 Rohingya sont réfugiés au Bangladesh, ce qui signifie que 90% des Rohingya vivent à l’heure actuelle au Bangladesh. En novembre 2017 un accord fut signé entre la Birmanie et le Bangladesh pour rapatrier ces populations, mais dans les faits aucun Rohingya n’a été rapatrié et aucun ne souhaite retourner en Birmanie par crainte du système d’oppression. D’ailleurs, en Arakan un climat d’insécurité, de violence et de famine demeure et incite les derniers Rohingya à fuir vers le Bangladesh. Ce rejet très fort des Rohingya par les Arakanais est ainsi encouragé directement par les autorités politiques et par les associations bouddhistes.

Qui est finalement responsable de cette situation ? Alors qu’Aung San Suu Kyi a été fortement critiquée à l’étranger à la fin de l’année 2017 et au début de l’année 2018 pour sa responsabilité dans cette crise, il convient de rappeler qu’elle et son parti de la NLD n’ont presque aucune prise sur les forces militaires et policières ; ils n’ont aucune visibilité de ce qui se passe réellement sur le terrain puisque le nord de l’Arakan a été mis sous administration militaire. En dépit de son statut de dirigeante démocratiquement élue, elle ne peut donc pas empêcher les violences envers les Rohingya. Elle ne peut pas davantage condamner ces violences. En effet, elle a besoin de négocier des concessions avec l’armée pour réformer la constitution et pour signer des cessez-le-feu avec différents groupes armés birmans : elle se trouve donc contrainte par des raisons stratégiques. Par ailleurs, s’il existe une unanimité en Occident pour dénoncer les violences envers les Rohingya, en Birmanie l’action de l’armée est massivement soutenue par une large majorité de la population qui est très réceptive aux discours islamophobes. Aung San Suu Kyi se mettrait donc son propre peuple à dos et perdrait tout crédit politique si elle soutenait ouvertement la cause des Rohingya. Cependant, au-delà de la simple hypothèse du calcul politique, il semble que la prix Nobel de la paix cautionne vraiment ce qui se passe en Arakan, comme le montrent ses propos (accusation de l’ONU, dénonciation des postures de la communauté internationale). Dans ce contexte, les condamnations internationales ne font que renforcer la popularité de l’armée et d’Aung San Suu Kyi auprès des Birmans ; les sanctions envers la Birmanie restent symboliques. La Birmanie, fermée au monde pendant une cinquantaine d’années, apparaît en effet comme un nouveau marché incontournable pour les entreprises occidentales et l’argument économique vient s’imposer face aux dénonciations humanitaires. Enfin, plus les Occidentaux isolent la Birmanie, plus ils favorisent son rapprochement avec la Chine.