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Sur la Route de la soie : un Café géo nomade en Ouzbekistan

Sur la route, entre Boukhara et Samarkand, Quentin Geldof (Café géo de Bruxelles) et Jean-Marc Pinet (Café géo de Toulouse), assistés de Gilles Fumey (Café géo de Paris), proposent dans le bus un café géo sur le thème de la Route de la soie. Pour la première fois dans l’histoire des Cafés géographiques, à égale distance de Toulouse et Bruxelles depuis l’Ouzbékistan – mesure certifiée par Jean-Marc, initiateur de la formule ! – un Café géo mobile est organisé avec pour invité Pierre Gentelle, Directeur de recherches au CNRS.

Sur quelle route se situe-t-on ? Pourquoi roule-t-on dans le sens Boukhara -Samarkand ? Qu’y a-t-il au bout de la route ?

Pierre Gentelle réagit immédiatement avec son mordant habituel. Si il y a des routes, pourquoi existent-elles ? Nous roulons non sur la Route de la soie, mais sur une route de l’industrie, comme le donne à voir le paysage (gaz, raffinerie), car la région traversée de Navoï est une des régions industrielles ouzbeks. Mais c’est aussi une région de carrières de marbre et de chaux. Quant au sens emprunté, c’est le sens de la marche, la marche vers la Chine.

Jean-Marc Pinet, face aux tentatives de Pierre Gentelle de se dérober aux questions, insiste. Etait-ce dans ce sens que cette route était la plus empruntée ? Pour Pierre Gentelle, donner une réponse n’est pas aisé, car il faut différencier les temporalités et les espaces. Gilles Fumey vient au secours de Jean-Marc Pinet et Quentin Geldof. Et dans l’autre sens, de la Chine vers le Moyen-Orient, était-ce pareil ? Mais Pierre Gentelle semble vouloir éviter de répondre : pourquoi poser des questions sur des routes qui n’existent pas ? Jean-Marc Pinet revient à la Route de la soie par des questions plus précises. Y avait-il une ou plusieurs route(s) ? Ne concernai(en)t-elle(s) que le transport de la soie ou aussi d’autres produits ? Quelles sont les différences selon les époques ? Enfin, Pierre Gentelle se lance, pour le plus grand plaisir des 25 membres des Cafés géo. présents.

Qu’est-ce qu’une route ? Est-ce qu’il y a une route goudronnée de Khiva à Pékin ? Non. Il n’y a pas de route continue. Il y a des chemins non organisés de manière internationale, mais par les différents Etats traversés, et contrôlés par les villes où les gens passent. Il faut faire un peu de géographie historique. Au IIe siècle, l’Etat chinois envoyait des caravanes, parfois composées de plus de 12 000 chameaux chargés de rouleaux de soie, en tribut vers les Khans mongols nomades. Ces convois de la soie se mettaient en place pendant les périodes de faiblesse du pouvoir chinois. En effet, l’empereur de Chine était le Fils du Ciel au sens de cosmos. Il ne pouvait être en aucun cas vassal de quelqu’un. Mais, durant les périodes de troubles de l’histoire intérieure de la Chine, le Grand Conseil, qui dirigeait l’Empire, préférait se concilier les Mongols plutôt que de leur faire la guerre. Parfois, payer un tribut coûtait moins cher que la guerre. La mise en place du commerce de la soie dépendait donc, à l’origine, de la politique économique et extérieure de la Chine. Les Mongols, alors en possession de ces milliers de rouleaux de soie, n’en avaient cure pour leurs contrées froides, aussi les revendaient-ils au Ferghana à des commerçants professionnels qui la revendaient jusqu’à la Méditerranée… Entre le IVe et le VIe siècles, les Sogdiens tiennent Samarkand. Beaucoup de choses sont dispersées (pierres précieuses, esclaves, idées), mais il n’y a pas de chemins continus. Les étapes sont prises en charge par chaque puissance politique sur son territoire, puis aux limites de ces espaces contrôlés, il y a rupture de charge. Les chemins partaient de Pékin vers l’Ouest en passant entre le désert de Gobi et le Tibet, d’oasis en oasis. Les marchandises devaient être peu pesantes et à forte valeur ajoutée. La soie était dispersée dans toute l’Asie et jusqu’à la Méditerranée par les Sogdiens, Palmyriens, Parthes (sur la Turkménie et l’Iran actuels).

Les Romains n’ont connu la soie qu’après la conquête de la Syrie et de l’Arabie perpétrée en 106, et ont longtemps cru qu’il s’agissait de l’écorce d’un arbre. Devant l’importance des produits orientaux pour les patriciens romains, l’Empire décida rapidement de contrôler les caravanes d’Arabie tenues par les Nabatéens (caravanes d’encens). L’émerveillement devant la soie était d’autant plus grand qu’elle ne se présentait non sous la forme d’un fil mais sous forme de tissu (technique du tissage déjà connue des Chinois). Les Romains ont développé la route maritime en utilisant aux Ve et VIe siècles les vents de moussons (tout comme les Chinois et les Indiens). La route maritime empruntait la mer Rouge (port de Bérénice au Sud de l’Egypte) puis le cabotage le long des côtes jusqu’aux ports de la région de la soie chinoise en aval du fleuve bleu (Yangzi-jiang). Ces transports étaient affrétés par les Persans et les Arabes. La soie était placée sur les dromadaires de la mer Rouge vers la vallée du Nil et la Méditerranée, ou par Bassora dans le Golfe Persique vers Palmyre, Antioche et Tyr. Face à l’augmentation de la demande, les lieux de production de la soie se sont étendus : à Samarkand, Byzance au VIe siècle, puis en Europe grâce à la route maritime qui permettait un contact direct avec la zone originelle de production. Aux XIIe et XIIIe siècles, ces itinéraires s’interrompent avec la conquête par Gengis Khan de l’espace compris entre la Méditerranée et la Chine. Mais, le commerce reprit d’autant plus facilement que cette fois, et pour l’unique fois, un même Etat tenait toute la région de la fabrication aux débouchés commerciaux de la soie. Les caravanes ne remontaient pas à vide : elles rapportaient des pierres précieuses, de l’or, de la jade, de l’ivoire d’Inde, de l’ambre de la Baltique par la Volga, des instruments de musique, des tissus de lin… et des filles aux yeux bleus.

Il n’y a, par conséquent, jamais eu une route spécifique, mais une série de réseaux avec des ramifications nombreuses, temporaires (comme les Tibétains volant les caravanes et revendant la soie) ou définitives. C’est l’invasion turque au XVe siècle qui stoppa ces routes. Son exposé achevé, Pierre Gentelle se pose à lui-même une question : depuis quand la soie existe ? Des archéologues russes affirment avoir trouvé un cocon de soie dans une tombe mongole de Bazaryk datée de 2750 av. J.-C. C’est très étonnant car entre 2750 av. J.-C. et 300 av. J.-C., on ne trouve plus aucune trace de la soie.

QUESTIONS

Gilles Fumey demande quel rôle Marco Polo a joué entre l’Europe et la Chine ?
Pierre Gentelle replace Marco Polo dans son contexte, comme une partie du système qu’il vient de décrire, mais dans un siècle précis, à cheval sur le XIIIe et le XIVe siècle, sous un empire unifié. Les Polo étaient des marchands particuliers de Venise : ils ne se sont pas contentés de commanditer une caravane, ils ont voulu contrôler toute la caravane de Venise à la Chine pour augmenter les bénéfices dans une période où les routes étaient sûres. Quant à Marco Polo, il est plus connu car il a raconté ses aventures, contrairement aux autres marchands.

Gilles Fumey aimerait des précisions sur l’animal utilisé pour faire le trajet entre la Mongolie et l’Ouzbékistan.
Le cheval pouvait être utilisé par une route septentrionale, par la steppe, que longe la voie ferrée actuelle. Ce mode de transport était possible car la soie est légère et avait l’avantage de permettre aux caravanes d’avancer rapidement. Mais la route par les montagnes du Pamir, avec des cols à plus de 4 000 m., ne pouvait être empruntée que par les chameaux de Bactriane, en nombre suffisant pour rendre la caravane rentable. Cette route passait par le Kashgar, en contournant le désert du Taklamakan par le Nord ou par le Sud (région de la jade) puis par l’Alma Ata (Kazakhstan), le Tadjikistan et Bactres, puis vers l’Inde ou l’Iran par Merv ou Samarkand.

Pascal Boyries demande ce qui formatait la caravane.
Pierre Gentelle précise d’abord que la caravane est toujours dirigée par un maître de caravane (Caravan Bachi) qui guide 600 commerçants ou leurs mandataires. Aux marchands s’ajoutent la garde armée, formée de soldats loués, donc des mercenaires, des éclaireurs (qui cherchent les points d’eau, les caravansérails et voient où la route est la plus sûre) et les femmes qui suivaient la caravane. La caravane était mise en place par le besoin d’échanges, donc par la pression des commerçants. Quand leur nombre était suffisant, elle pouvait se monter. La route prenait un an, du fait de la lenteur des chameaux chargés (8 km/h dans le désert, 15 km/h autrement). Les trajets s’effectuaient de fin mai à fin octobre, mais il fallait passer les montagnes avant l’hiver et les déserts avant l’été. La caravane était fractionnée afin d’offrir aux bêtes de quoi se nourrir et marchait en décalé avec des navettes faisant la liaison. Il n’y a donc pas de route au sens d’un cheminement rectiligne, mais un espace plus ou moins large dans lequel évolue les différentes parties de la caravane. Le chameau est utilisé pour les charges lourdes (peut porter 250 à 300 kg) et pour le passage des montagnes (seul moyen de traverser sûrement et rapidement), car il n’a pas besoin d’eau tous les jours (il peut perdre jusqu’à 30% de son poids et se réhydrater en buvant 120 litres d’eau d’un coup) et peut franchir les zones froides. Les chevaux eux ont besoin de points d’eau réguliers et doivent donc utiliser des routes plus faciles.

Pascal Boyries demande si la caravane est un vaste ensemble désordonné ou si elle est organisée.
Pour Pierre Gentelle, la caravane est très ordonnée. Il faut lire les descriptions des voyages d’Ibn Battuta vers 1350 (la version en édition complète). La caravane est un microcosme social. Les regroupements à l’intérieur s’effectuent en fonction des affinités ethniques, religieuses ou sociales.

La question du rythme d’avancement des caravanes est abordée par Jean-Marc Pinet.
Pierre Gentelle précise qu’elle avance plus lentement en sol sableux que sur un reg. Elle accélère en présence de brigands et se compacte alors. La longueur des étapes était fonction des informations données par les éclaireurs sur les disponibilités en nourriture et en eau. Le départ se faisait toujours au printemps. Selon la date de départ, le chemin emprunté se modifiait.

Gilles Fumey demande, alors que notre bus est secoué par les nids de poule nombreux sur la route, comment était entretenue la route, si elle l’était.
Les chemins utilisés étaient entretenus et aménagés par des personnes payées pour cela. C’était donc une affaire privée, qui s’effectuait souvent à la demande des éclaireurs.

Pierre Jouas demande si un tel réseau à une échelle continentale a pu donner naissance à une économie-monde, au sens donné par Fernand Braudel à l’espace méditerranéen.
La caravane est une partie d’un système, mais elle ne constitue pas une économie-monde, car elle ne représente qu’une partie d’un ensemble dans lequel la politique des Etats est plus importante. La caravane n’est pas le fondement de la richesse des Etats. De plus, la caravane est plutôt un moyen de transport, un véhicule des idées, des techniques et des religions (bouddhisme, nestorianisme). Elle permet une mise en contact des sociétés humaines qui se sont développées localement. Parfois cette confrontation transforme les rapports entre les sociétés et la coloration des cultures et des économies de ces sociétés.

Olivier Milhaud (en poste à Bristol, cette année-là ! note de Gilles) aimerait savoir quelle langue était utilisée dans la caravane. Etait-ce déjà une forme d’espéranto ?
Les commerçants étaient polyglottes. Ils trouvaient toujours quelqu’un capable de faire le lien linguistique et ils apprenaient les langues au fur et à mesure, au moins pour le langage courant et nécessaire (trajet, nourriture, actions).

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C’est sur cette question des polyglottes, qui se vérifie encore en Ouzbékistan aujourd’hui, chaque enfant apprenant au moins trois langues nationales (la langue de la nationalité d’origine, l’ouzbek et le russe), que le Café géo. ambulant s’achève, à 70 km de l’arrivée à Samarkand.

Quelques jours plus tard, le mercredi 14 juillet 2004, sur la route entre Samarkand et Termez, Pierre Gentelle évoque les différences et caractéristiques entre nomades et sédentaires à partir d’une analyse historique. Au Paléolithique supérieur, l’Humanité est composée uniquement de chasseurs cueilleurs. Le développement de l’art pariétal introduit un nouveau rapport aux animaux qui aboutit à l’apprivoisement de certains d’entre eux rendant ainsi la chasse plus facile. Puis l’Homme apprend à sélectionner les plantes à l’endroit où chaque année elles poussent de façon naturelle. Vers 10 000 av. J.-C., en Syrie, l’Homme est arrivé à une domestication complète des animaux et des plantes qui a entraîné sa sédentarisation dans des huttes. Le premier animal domestiqué est le chien qui vit en bandes rivales comme l’Homme, puis le mouton et la chèvre qui permettent d’éviter la chasse pour se procurer de la viande. La découverte du rôle des graines et de l’eau s’effectue vers 9 000 et 8 000 av. J.-C. Apparaissent alors les bases de l’élevage : le pâturage et les points d’eau. Les sédentaires et les nomades ne sont pas encore séparés : les Hommes pratiquent la transhumance aussi bien pour les animaux que pour les plantes. Les hypothèses actuelles des archéologues partent du principe qu’à un moment, certains groupes humains font un choix de mode de vie entre l’agriculture et l’élevage. Vers le VIIe – VIe millénaire av. J.-C., apparaît une vraie différenciation des groupes humains entre des nomades qui suivent les mouvements de leurs troupeaux et des sédentaires qui suivent le mouvement des plantes avec l’évolution des céréales. Mais ce sont des modes de vie complémentaires : les éleveurs ont besoin de céréales, les sédentaires de lait et de viande. Ces besoins créent des rapports de force entre les groupes sociaux. Une différenciation spatiale apparaît dans le même temps. Les nomades s’installent dans les steppes au Nord de l’Eurasie où l’herbe est suffisante pour toutes les bêtes (élevage des chevaux à partir du VIe millénaire av. J.-C.), tandis que les sédentaires s’implantent dans le Sud de l’Eurasie.

Dans les civilisations nomades ou sédentaires, les rapports hommes/ femmes sont compliqués. Les femmes restent dans l’ensemble au camp avec pour rôles essentiels la conception, la surveillance et la protection des enfants. Elles ont en moyenne un enfant par an dans un contexte de forte mortalité infantile et périnatale. Cette spécialisation commune aux groupes sédentaires et nomades semble liée à un accord dans le groupe social en fonction d’une série de raisons sociales. Mais parfois, les femmes chassent aussi. Les chasseurs demeurent donc généralement des mâles célibataires comme au Paléolithique supérieur.

Les nomades ou les sédentaires ne sont pas plus guerriers les uns que les autres. On devient guerrier selon les conditions locales, en fonction des rapports avec les autres peuples. Certains groupes se constituent en prédateurs et d’autres en proies, mais les rôles peuvent changer. En Ouzbékistan, les nomades guerriers sont devenus des sédentaires pacifiques, car les conditions ont changé supprimant le besoin de guerre pour survivre.

Compte rendu : Alexandra Monot