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Un abécédaire géolittéraire (3/26) : C comme Campagne

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La vallée de la Santoire (Cantal), le « pays premier » de Marie-Hélène Lafon

Il y a près d’un demi-siècle, le sociologue Henri Mendras annonçait la « fin des paysans », sous l’effet de la mécanisation inexorable et de l’urbanisation conquérante (La fin des paysans, Gallimard, 1967). A peine plus tard, le géographe Armand Frémont proposait un beau portrait des paysans de Normandie en combinant remarquablement la rigueur des analyses scientifiques et l’évocation de la vie paysanne avec un indéniable talent d’écriture (Paysans de Normandie, Flammarion, 1982). Aujourd’hui, plusieurs décennies après le « grand chambardement des campagnes », selon l’expression de Fernand Braudel, la notion de « ruralité » tend à prendre le pas sur le mot  « campagne » comme si celui-ci s’avérait incapable de rendre compte d’une réalité devenue complexe et de plus en plus liée aux dynamiques urbaines.

A côté des ouvrages plus ou moins savants qui étudient les différentes facettes de la « nouvelle ruralité », quelques écrivains de grande qualité consacrent une importante part de leur œuvre à sonder les reins et les cœurs de leurs campagnes. Ainsi, Marie-Hélène Lafon, originaire du Cantal, construit depuis 2001 une œuvre remarquable, véritable ode à sa terre natale et à une réalité paysanne qui disparaît. Revendiquant l’influence de trois écrivains originaires du Limousin (Pierre Michon, Pierre Bergounioux et Richard Millet), elle décrit, elle aussi, une géographie intime qui n’a rien à voir avec le régionalisme, même si les habitants, les paysages, les traditions et les couleurs occupent le devant de la scène. Il ne s’agit pas d’embellir le réel âpre et rugueux de campagnes ingrates mais de restituer le « pays premier » qui l’a façonnée à jamais, qui la fait exister d’une manière si particulière grâce à un véritable « lien nourricier ». Aucune nostalgie qui pourrait embellir la terre des origines et le temps de l’enfance perdue  ne la guide mais une fidélité exemplaire et une grande lucidité la poussent à écrire pour fouiller sans cesse le « pré carré » des commencements. Pas la moindre trace de folklore ou de pittoresque mais un besoin irrépressible de restituer les rituels de son univers pour atteindre les fondements de la condition humaine.

Marie-Hélène Lafon, née en 1962 à Aurillac, a vécu pendant dix-huit ans au sein d’une famille d’exploitants agricoles installés dans une ferme de trente-trois hectares du haut pays cantalien, à Saint-Saturnin. Elle a su très tôt que les deux filles de la famille, elle et sa sœur, quitteraient ce monde paysan mais elle a gardé de cette période fondatrice un souvenir dense du pays et des gens qui y travaillent. Après des études à la Sorbonne, elle est devenue professeur de lettres classiques à Paris où elle travaille et vit la plus grande partie de l’année, même si, en 2005, elle a ressenti l’impérieuse nécessité d’acheter une ancienne ferme dans la région de son enfance, devenue résidence secondaire pour l’écrivain qui y séjourne désormais pendant les vacances scolaires. Elle dit volontiers posséder deux « terriers » en insistant sur le mot choisi, un « terrier des villes » et un « terrier des champs », qui symbolisent les deux pôles de sa vie personnelle et de sa vie d’écriture. Pour elle, sa résidence cantalienne n’est « secondaire » que sur le plan administratif et fiscal car elle est en réalité « essentielle » à ses yeux puisqu’elle lui permet de rester régulièrement en contact avec le terreau de ses origines.

Marie-Hélène Lafon lit des extraits de son œuvre dans le cadre des Journées littéraires 2013 organisées dans les Bauges  par la Facim (Fondation action culturelle internationale en montagne)

Marie-Hélène Lafon lit des extraits de son œuvre dans le cadre des Journées littéraires 2013 organisées dans les Bauges par la Facim (Fondation action culturelle internationale en montagne)

S’il faut choisir une œuvre révélatrice du travail d’écrivain de Marie-Hélène Lafon, l’entreprise s’avère particulièrement difficile tellement la cohérence de l’ensemble est forte. Pourtant, Les Pays, son roman le plus autobiographique paru en 2012, raconte de façon magnifique comme elle s’est initiée à l’univers de la grande ville sans jamais oublier la terre d’enfance. Et l’auteur de se féliciter d’être toujours en tension, entre les deux « pays » et les deux « métiers », une tension qu’elle qualifie de féconde dans l’ensemble.

Mais c’est un petit livre, paru en 2013 aux éditions Créaphis dans la collection « Paysages écrits », qui emporte notre adhésion la plus entière. Ce court récit au titre éloquent, Traversée, nous fait revenir au pays d’origine, aux traversées à la fois géographiques et intérieures : « La géographie est au sens premier du terme une écriture de la terre, on ne saurait mieux dire, ça m’écrase d’évidence ; l’immuable géographie de mes livres dessine un  pays archaïque, un pays haut, pelé, bourru, violemment doux, ardemment rogue, perdu et retrouvé, quitté et lancinant. »

Marie-Hélène Lafon se souvient du pays premier, de la terre-mère qu’elle a dû quitter, jeune fille, pour faire ses humanités à Paris. Dans ce Haut-Cantal, à plus de mille mètres d’altitude, des hommes que le hasard  a fait naître sur ces plateaux rudes et isolés s’y efforcent de vivre du travail de la terre et des bêtes : « Des hommes et des femmes, et quelques enfants, y vivent, y travaillent, ils habitent dans des maisons qui font corps autour d’eux, les bêtes sont nombreuses et vivaces, les apprivoisées et les autres ; on s’enfoncerait là, dans la chair des choses et des cantons minuscules. »

Dans un entretien de 2009, l’auteur avoue avoir gardé « un sentiment d’enfance dense et singulière » : « Pourquoi dense ? Parce que je suis nourrie, cousue, et tous mes livres le sont, d’impressions fortes et constamment réitérées, qui viennent de là. Et quand je parle d’impressions, c’est essentiellement dans le rapport au pays, à ce que j’appelle les choses vertes : à la rivière, au temps qu’il fait, aux odeurs de foin, de bouses, de celles que l’on dit bonnes, celles que l’on dit moins bonnes, aux travaux… » Elle se souvient d’un rapport charnel, sensuel, avec les éléments, les saisons, les sensations qui irriguent le corps. Enfant puis adolescente, il lui arrive de se promener seule,  pendant des heures, de se laisser bercer par la nature, s’arrêtant près de certains arbres « qui sont autant de haltes rituelles ». Pour elle, « le paysage est un travail, un vaste chantier géologique qui dépasse les forces des personnes. (…) je sens que tout ce vaste corps du pays souple et couturé, avec la rivière, les prés, les bois, et par-dessus le ciel tiré tendu comme un drap changeant, je sens que tout ça était là avant moi, avant nous, et continuera après moi, après nous. » Mais « si les rivières partent, et aussi le ciel voyageur des jours brassés de grand vent », les êtres qui vivent là, eux, ne partent pas : « les adultes ont un mot pour ça, ils disent que c’est tenu, que les bêtes surtout ça tient ». Plus tard, devenue agrégée de grammaire, elle apprendra que le latin pagus a donné en français les mots païen et pays, ce dernier donnant à son tour paysage et paysan, soit une famille de mots et un clan d’enracinés.

L’écrivain immergé dans sa géographie intime restitue ses sensations et ses émotions les plus secrètes   dans un corps à corps avec la nature qui refuse la nostalgie élégiaque. Son vocabulaire à la fois précis et poétique s’apparente, dit-elle, à « une lutte au couteau » pour rendre compte de la pesanteur de l’espace (un « monde infini et minuscule ») et du temps qui s’écoule (la « neige des jours »). Les citations placées en exergue de ses livres cherchent à traduire cette volonté : « Nous ne possédons réellement rien ; tout nous traverse » (Eugène Delacroix, Journal) ou encore « Les livres ne se font pas seulement avec ce que l’on sait et ce que l’on voit. Ils ont besoin de racines plus profondes. » (Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos). Un regard géographique aiguisé lui permet d’être attentive au pouls de l’univers, même au travail d’érosion de la rivière « depuis des temps anciens qui défient la mémoire ». En changeant l’échelle du regard, elle observe le paysage à travers la fenêtre de la cuisine de la ferme au bord de la Santoire : « Dans la cuisine, il y avait la fenêtre de l’évier qui donnait sur la cour, le jardin, le moutonnement des bois et du ciel, et, au bout du bout, par temps clair, le promontoire rocheux de la chapelle de la Valentine ». Nous voyons bien ici que le paysage est une représentation renvoyant à l’étymologie du mot (« ce que l’on voit du pays, d’après le mot italien paesaggio, apparu à propos de la peinture pendant la Renaissance ; ce que l’œil embrasse… d’un seul coup d’œil, le champ du regard », Roger Brunet, Les mots de la géographie). Parfois, le regard découvre de nouveaux paysages à travers la lucarne de la télévision qui fait entrer d’autres pays dans la maison, comme ceux du Tour de France, des paysages pouvant avoir un air de famille avec le Haut-Cantal lors des étapes pyrénéennes, mais souvent des paysages très différents lors des étapes de plaine.

« Plus tard encore quand je lirai chez Vialatte et Pourrat que l’Auvergne est une île, je penserai au Tour de France, à cette industrieuse Robinsonnade des fenaisons et des enfances agricoles où les trente-trois hectares de la ferme avec la maison, les corps de bâtiment plantés au milieu, et le monde de l’autre côté de la Santoire ou de Valentine, eussent pu figurer une île plus confinée et plus secrète où tout aurait commencé. Mes paysages écrits viennent de là, en sortent comme on dit de quelqu’un qu’il sort de Saint-Flour, de Noirétable, de Bailleul ou de Foix, ou que l’on ne sait pas d’où il sort. »

Mais ces paysages ne sont pas déserts, des hommes issus de lignées paysannes les habitent, des parents, des amis, des voisins, parfois même des hommes venus d’ailleurs, comme « Mo, qui s’appellerait Mohammed si on voulait bien le nommer pleinement ; il n’est pas né fils de paysan dans le Cantal, il vit dans la banlieue d’Avignon mais il porte en lui, sous sa peau, les stigmates de cette insularité première et fondatrice qui fait de toute rencontre et de tout ailleurs un vertige et un risque. » Ces hommes vivent dans des campagnes qui se transforment irrémédiablement, les derniers paysans laissent progressivement la place à des « exploitants agricoles » moins nombreux. Dans les lointaines années soixante-dix, le travail qui se fait dans les « fermes des enfances », méticuleux et efficace, tient tête à la friche qui n’attend qu’un peu de relâchement pour s’étendre, d’abord dans les creux et les plis secrets, puis là où c’est plus facile. Déjà, d’autres populations commencent à s’immiscer sur ces hautes terres.

« Des vacanciers ou des touristes, qui commencent à louer dans le pays ou séjournent dans des maisons de famille, se promènent ; on peut se promener après le repas avec certaines personnes qui rendent visite, mais ces gens viennent ou reviennent d’ailleurs, ils ne vivent pas dans le pays, ou ils n’y vivent plus (…).On voit aussi passer, quand il fait beau, des marcheurs qui sont équipés pour ça, j’admire leurs chaussures montantes à forte semelle, certains portent des sacs à dos et suivent ce que l’on commence à appeler des GR, des sentiers de grande randonnée ; ils sont rarement seuls et ils ont des cartes (…), ils disent que les paysages sont magnifiques, et toute cette herbe, les fleurs, ces vaches rouges, leurs cornes incroyables, comme on doit être bien ici, mais l’hiver quand même, et ceci et cela, et on est fier. »

Le Haut-Cantal, un terrain apprécié des randonneurs du sentier GR 400

Le Haut-Cantal, un terrain apprécié des randonneurs du sentier GR 400

L’entreprise littéraire de Marie-Hélène Lafon doit une grande part de sa réussite à une écriture précise, épurée, parfois lapidaire, se refusant à toute forme de pathétique ou de lyrisme. Certains parlent d’une écriture hypnotique et noueuse, d’autres évoquent une forme discrètement incantatoire. Pour l’écrivain, l’essentiel c’est de laisser du temps à la maturation en faisant sonner les mots pour équilibrer ses phrases, en rabotant et en polissant : « Le travail d’écriture est une étreinte avec la matière verbale, c’est de l’empoignade, c’est long, ardent, parfois violent ; et c’est, à mon sens, organique parce que c’est une patiente affaire de matière et de corps. » (Marie-Hélène Lafon, pour la Bibliothèque de Saint-Etienne, 2009). Avouons notre admiration pour cet écrivain dont les récits économes sont magnifiés par une langue d’une grande beauté parfaitement adaptée à la sensualité du propos.

 

Daniel Oster,
décembre 2013

 

Quelques liens pour explorer l’univers de Marie-Hélène Lafon :

http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/lafon/lafon.html

http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/10/22/marie-helene-lafon-dun-pays-lautre/

http://l-or-des-livres-blog-de-critique-litteraire.over-blog.com/article-album-de-marie-helene-lafon-112791438.html

http://www.youtube.com/watch?v=-I-KYRXn4oY