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Vins, fromages et pain, un mariage à trois hautement géographique en France

Gilles Fumey
Compte rendu du café géographique de Chambéry-Annecy – 21 janvier 2015 au Café du Beaujolais

Les Cafés géographiques de Chambéry-Annecy ont été inaugurés le 21 janvier avec un sujet fédérateur : « Pain, vins, fromages : pourquoi la France aime ce mariage à trois ? ». La gastronomie française est donc à l’honneur. Gilles Fumey, professeur de géographie à l’Université Paris-Sorbonne et spécialiste de l’alimentation, présente le thème de cette première soirée. Il est le fondateur des Cafés géographiques à Paris et de leur réseau internet et il lance la formule à Chambéry devant un public nombreux et passionné, dans un lieu prédestiné : le Café du Beaujolais.

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Pain, vins, fromages : pourquoi la France aime ce mariage à trois ? G. Fumey Café le Beaujolais, le 21 janvier 2015

 

Géographie et alimentation se retrouvent autour d’une question simple : comment et pourquoi manger, c’est faire de la géographie ? En effet, les produits de nos assiettes sont marqués par la géographie dès les toponymes qu’ils empruntent aux territoires, et en particulier nos fromages : l’Abondance, c’est le Val d’Abondance, le Comté, c’est la région de Franche-Comté, le Roquefort c’est le village de Roquefort. Avec le vin et le pain, on aurait tendance à confiner le fromage, bien plan-plan, dans la géographie de l’alimentation. Mais ces trois produits sont bien plus que des aliments et ils sont directement géopolitiques : le pain, d’abord, pour parer aux crises alimentaires dans le passé de la France, le vin pour l’économie locale, la santé bien sûr (l’Arboisien Pasteur a vanté le vin comme « la plus saine des boissons ») et, enfin, le fromage à la base des économies agricoles de montagnes moyennes. Ils sont également producteurs de représentations et créateurs d’identités des territoires. Les fromages d’été sentent bon les prairies et les alpages fleuris alors que ceux d’hiver évoquent le foin sec et les étables, la légère acidité des caillés ; les bouteilles seraient, pour J.-R. Pitte qui a écrit sur elles, à l’image des habitants, si celle de Bordeaux semble « droite comme un protestant sortant de l’office, celle de Bourgogne a les épaules basses, une forme plus paysanne ». L’alimentation est ainsi un outil pour se désigner, pour se distinguer à la fois dans l’espace et par rapport aux autres. C’est ce souci de distinction qui se retrouve dans les différentes labellisations et appellations (Appellation d’Origine Contrôlée, Indication Géographique Protégée).

On peut prendre ce trio autrement encore : on peut parler d’alimentation géographique pour les vins, les fromages et les charcuteries qui sont des produits nomades qui ont été désignés par l’origine (par commodité ou pour éviter les copies). Cela pose la question de l’existence d’un trio de produits très utilisés dans l’alimentation de tous les jours, principalement dans les campagnes. Soit dit en passant, ce trio a partiellement cannibalisé une forme de cuisine de base comme on en a dans la plupart des pays riches où les rythmes sociaux imposent des nourritures rapides. Essayons de comprendre pourquoi la cuisine française est absente à l’étranger, en dehors de la gastronomie des grandes tables. En France, le puzzle culinaire est tel que l’Alsace se reconnaît dans la choucroute, le Sud-Ouest dans le cassoulet, le Dauphiné dans le gratin, la Bretagne dans les galettes. Autant de solutions locales pour une même question globale…. Résultat : la France est absente à l’étranger, sans « restaurant français » comme il y a des restaurants thaï, italien, japonais. Mais la magie de ce trio en fait des objets géographiques comestibles, qui assemblés, composent quelque chose qui est français, et exportable en tant que tel.

La France cultive un rapport passionnel avec le pain, elle a un réseau de boulangeries unique au monde, qui met 38 millions de Français en contact direct ou indirect (quand c’est ma fille qui va chercher le pain frais pour la famille) avec un boulanger chaque jour !

Ce rapport au pain est différent de ce qu’on a en Europe du Nord où le tranchoir médiéval est resté à travers le pain toasté comme le support de nombreux ingrédients, alors qu’ici, la baguette a changé la destination du pain, moins support et plus accompagnement. Même le sandwich baguette que nous revendiquons comme français et qui est anglais dans sa conception même n’enlève pas le pain de nos repas où il accompagne tous les mets.

Le fromage en France, comme dans toutes les régions d’Europe, est un moyen de conserver des protéines du lait de manière solide, avec l’utilisation d’une forme (voir la racine latine « forma » et la traduction italienne « formaggio »). C’est aussi ce qui vient du lait, stocké dans des enveloppes animales, et utilisant la présure issue des caillettes de veaux dans lesquelles se trouve la caséine (d’où la traduction anglaise (cheese) et allemande (Käse), et qui serait une étymologie probable du César latin (le fromager) qui a donné le Kaiser (l’empereur).  Le fromage est donc une fabrication très empirique, artisanale, formatée à partir du haut Moyen Âge par des abbayes ou, plus rarement, par des communautés paysannes en moyenne montagne (plateaux du Jura). Avant la révolution herbagère du XVIIIe siècle, le fromage est « le beurre de vache », « le caillé de chèvre ». Sans le froid ni le train qui le diffuse, il reste confiné à des périmètres locaux, en dehors des grands fromages de garde (jurassiens et alpins) qui circulent dans toute l’Europe. Ils contribuent à diffuser des toponymes comme Beaufort, Abondance, bleu de Sassenage… On rappellera qu’il y eut exceptionnellement quelques troupeaux dans l’Antiquité qui paissaient dans les Vosges à Géromé, que les abbayes du Nord ont inventé le Maroilles au Xe siècle, le Brie était une exception sur la table des rois, la tomme était une grande production en Savoie au XIIIe siècle tout comme les vachelins franc-comtois des fruitières, au XIVe siècle on développe surtout les bleus, au XVIe siècle on « rebloche » (on trait une seconde fois pour tromper le propriétaire ou son contrôleur) et on imite les fromages flamands pour faire de la mimolette (idée de Colbert), fin XVIIIe siècle apparaît le camembert en Normandie, quelques décennies plus tard le port Salut des cisterciens de retour après les persécutions de la Révolution. Au milieu du XIXe siècle, les Suisses diffusent l’emmenthal en Savoie, les Normands du pays de Bray inventent les fromages crémeux appelés petits suisses.

La grande révolution technique fait diffuser de nouvelles catégories de pâtes, fraîches, persillées, molles, à croûte lavée, fleuries, cuites pressées, non cuites (comme le reblochon)… Ajoutée au grand chambardement commercial du train et des routes, cette profusion conduit à un âge d’or fromager, une abondance qui impose de nouveaux modes de consommation plus bourgeois. Au XIXe siècle, la « dégustation » de fromage devient une pratique érigée par la bourgeoisie de l’époque en art de vivre des gastronomes.

Comment se glissent les fromages dans le menu des Français découvrant l’abondance et la diversité gastronomiques ? Comment les nouveaux gastronomes qui sont souvent citadins les consomment-ils ? Car ils n’existent pas en tant que tels dans le repas français.

Ils vont être présentés comme un plat, une « ronde », un « plateau » (terme géographique !) qui offre à la France départementalisée brutalement à la Révolution de redécouvrir ses provinces par la toponymie fromagère et de les… manger ! Le « plateau de fromages » est une exception française, c’est le seul pays qui a érigé, entre le plat et le dessert, ce moment à part entière dans le repas. Dans les autres pays, le fromage est un ingrédient. En France, il est proposé comme un moment, voire une étape gastronomique, à l’image des chariots de fromages des grands restaurants. Chaque fromage porte, à quelques exceptions près, un nom de région, de montagne ou de village. La constitution du plateau de fromages tenait probablement de cette résurrection des provinces, extrêmement importante au XIXe siècle, car elles avaient été supprimées par la départementalisation en 1791. Lorsque les départements sont nommés par des hydronymes, les Français privés de leurs régions, de leurs toponymes d’Ancien Régime, de leurs Vosges, de leurs Gascogne, de leur Bourgogne enfouie sous une « Côte d’Or », vont les ressusciter sur le plateau. Faire un plateau de fromages, c’est reconstruire une France d’Ancien Régime. Ce plateau n’est plus un objet du quotidien, pratique, utile et attendu lors des repas, mais une forme de résurrection d’une France que la période révolutionnaire préparant la Première République avait voulu rayer de la mémoire nationale.

Enfin, ces fromages entrent en masse dans la culture gastronomique française avec un mariage plus que de raison : celui avec les vins. Les sommeliers d’aujourd’hui rivalisent de science et de poésie à proposer de marier des arômes de lait et de champignons avec des arômes de raisin, de fermentation et d’élevage. La structure des vins définie par les tanins, le CO2 et l’alcool et donnant des types de vins vifs, souples ou solides, aide à pratiquer au mieux ces alliances. Cette question du mariage fromage-vin ouvre plusieurs portes. Au fond, la carte des vins de France est bien connue de tous, mais pourquoi, par exemple, il y a du Chignin, de la Mondeuse en Savoie et pas ailleurs en France ? Pourquoi les Jurassiens ont choisi le Savagnin, et les Bourguignons le pinot ? Existe-t-il un rapport entre le type de vin et le type de fromage ? Si les meilleurs mariages sont des mariages régionaux, ne sont-ils pas le fait des choix de cépage qui résultent des produits locaux, dont le fromage, et inversement ? Les goûts élaborés par les fromagers pour leurs produits ne résultent-ils pas de leurs habitudes de consommation des boissons, vins ou autres (cidres, bière) locale ?

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Si l’on veut des combinaisons aisées et parfois audacieuses entre vins et fromages, on se rappellera quelques règles :

En cas de difficulté ou par souci de simplicité, les vins de cépage Gamay sont très utiles en première approche pour tous les fromages. Là où un fromage existe sans tradition viticole, ne pas s’inquiéter : le cidre est promis au camembert, la bière brune au maroilles !

La diversité gastronomico-ethnique de la France, c’est ce puzzle de vins et fromages, souvent incompréhensible pour les étrangers fascinés et, parfois, comme le montrent les cas des Anglais, Américains, Japonais qui découvrent notre patrimoine, jusqu’à la passion.

Après quelques jalons théoriques posés par Gilles Fumey, la soirée s’est clôturée autour d’un exercice pratique. Choisir un vin à l’un des deux fromages proposés en dégustation par une fruitière locale :

Compte-rendu : Lise Piquerey

Pour aller plus loin sur le site des cafés géo :

  1. Lignon-Darmaillac & Yohan Lafragette, Les défis de la viticulture française : le cherche ses marques
    http://cafe-geo.net/les-defis-de-la-viticulture-francaise-le-vin-cherche-ses-marques/#more-4263
  1. Fumey, Vins-fromages : un couple si français
    http://cafe-geo.net/vins-fromages-un-couple-si-francais/#more-3721
  1. Fumey, Penser la géographie de l’alimentation
    http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/geographie-alimentation.pdf