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Approche géographique du centenaire de la Grande Guerre, Entre Nation et Bretagne

Café Géographique, 24 mai 2018

Antoine Rodriguez, historien de formation, est depuis 2012, directeur du service départemental des anciens combattants et victimes de guerre d’Ille-et-Vilaine. Il a été directeur adjoint de la “Mission Histoire” au Conseil Général de la Meuse où il a travaillé sur l’aménagement et la valorisation des sites de mémoire du département, en particulier celui de Verdun.

Notre intervenant, Antoine Rodriguez présente en quelques mots l’organisme public pour lequel il est directeur en Ille-et-Vilaine : l’ONACVG (Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerres) créé pendant la Première Guerre mondiale et qui est sous tutelle du Ministère des Armées. L’ONACVG a trois missions essentielles, la première est celle de la reconnaissance et de la réparation pour les anciens combattants engagés dans les conflits d’hier (Première et Seconde Guerres mondiales, guerre d’Indochine et guerre d’Algérie) mais aussi pour les combattants des conflits actuels (Mali, Afghanistan…); la deuxième mission est celle de l’action sociale avec des aides en particulier pour les victimes de la barbarie nazie mais aussi pour les victimes des attentats; la troisième mission concerne les actions mémorielles et citoyennes.

Il se propose de nous donner ce soir quelques exemples pour comprendre comment le centenaire de la Grande Guerre qui, en cette année 2018, clôt son cycle commémoratif, s’inscrit dans les territoires français. Son plan en trois parties permettra de mettre en évidence les particularismes et les sensibilités de la mémoire tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle locale.

I – Territoires et lieux de mémoire de la Grande Guerre

1 – « La géographie de guerre »

Antoine Rodriguez nous rappelle que les lieux de combats de la Première Guerre mondiale concernent le Nord et l’Est de l’espace français le long d’une ligne de front qui se stabilise dès juin 1915 et qui se développe de la mer du Nord à la Suisse sur près de 500km avec pour axe central Verdun. Ces territoires ont été extrêmement impactés par les combats qui ont duré près de cinq ans (août 1914-novembre 1918).

La photo de gauche est une vue aérienne du fort de Douaumont sur le champ de bataille autour de Verdun. Ce fort qui était le plus grand ouvrage de la place forte de Verdun a été pris par les Allemands le 25 février 1915 ; il va devenir le pivot de la défense allemande sur la rive droite de la Meuse. Pilonné par les Français, il est repris le 24 octobre 1915. Le paysage lunaire provoqué par l’impact des combats d’artillerie montre la violence de la Grande Guerre sur la ligne de front.

De même, sur la photo de droite, « no man’s land », on peut voir des soldats français, « les poilus », dans une tranchée ou un boyau, dans un paysage lunaire, sans végétation, dont le sol a été bouleversé par des millions d’obus tombés sur les champs de bataille du Nord et de l’Est de la France.

La France de l’arrière est la France de l’arrière-front. C’est une France sans combat mais une France au service de la guerre ; c’est une France qui nourrit, une France qui soigne, une France qui produit.

Les femmes ont tenu l’arrière, elles ont pris la place des hommes, dans les champs dans une France encore très rurale, dans les hôpitaux ainsi que dans l’industrie, en particulier dans l’industrie de l’armement où on les appelle les munitionnettes ou obusettes. « Si les femmes qui travaillent dans les usines s’arrêtaient vingt minutes, les Alliés perdraient la guerre », cette formule de Joffre, même si elle est un encouragement pour que l’arrière tienne, montre la réalité de la Grande Guerre : une guerre des hommes sur le front, une guerre des femmes à l’arrière.

2 – Les lieux de mémoire de la Grande Guerre

Définir la mémoire n’est pas chose aisée, il y a beaucoup de définitions ; Antoine Rodriguez retient celle-ci : la manière dont un groupe de personnes, une communauté, une nation, rendent compte d’un événement tragique dont ils ont été les acteurs, victimes ou témoins.

Un des socles majeurs de la création de la mémoire, c’est la Nation ; l’Etat reconnaît qu’il a un devoir de reconnaissance et de réparation envers les citoyens engagés dans la guerre. Cette mémoire nationale est d’abord symbolique avec la distinction de « Mort pour la France » instituée par la loi de 1915 : «Il semble juste que l’état civil enregistre, à l’honneur du nom de celui qui a donné sa vie pour le Pays, un titre clair et impérissable à la gratitude et au respect de tous les Français » ; elle est également juridique et sociale avec, pour les survivants, un accompagnement financier pour réparer le préjudice, si tenté qu’il puisse  y avoir réparation…

La mémoire de la Première Guerre mondiale s’est construite dès la fin de la guerre par le biais de plusieurs canaux.

La mémoire institutionnelle, celle de l’Etat, est au cœur de la mémoire de la Grande Guerre. Elle s’organise autour du culte des morts et de l’héroïsation du combattant. Le 11 novembre 1920, l’inhumation du Soldat Inconnu sous l’Arc de Triomphe, à Paris, représente l’acte fondateur de cette mémoire nationale par la reconnaissance de la Nation tout entière du sacrifice des citoyens « Mort pour la France ».

De même, le défilé du 11 novembre 1938, avec la participation d’un grand nombre d’anciens combattants, encore d’active pour certains et qui portent des drapeaux associatifs, est une mémoire, encore fortement militarisée qui se voue à une héroïsation des combattants.

Il y a une autre mémoire, celle de la mémoire combattante, elle porte un regard distancié par rapport aux traumatismes que les combattants ont subis. Cette mémoire est double, elle est soit combattante et engagée, soit pacifiste et pose les questions de l’engagement des citoyens dans cette immense boucherie qu’a été la Première Guerre mondiale.

Antoine Rodriguez nous présente deux témoins combattants, Maurice Genevoix et Albert Aubry. Maurice Genevoix (1890-1980) Secrétaire perpétuel de l’Académie française, auteur de Ceux de 14, figure emblématique de l’écrivain combattant (il a été blessé près du village des Eparges en avril 1915), a œuvré pour la transmission d’une juste mémoire de la Grande Guerre. Albert Aubry (1892-1951) est breton, il est né dans le Morbihan. Instituteur, il est mobilisé en 1914 et mène une guerre héroïque ; blessé au visage, il est « une gueule cassée ». Combattant de « 14-18 », résistant déporté pendant la Seconde Guerre mondiale, premier député socialiste d’Ille-et-Vilaine après la Première Guerre mondiale, à nouveau député de 1945 à 1951, il a œuvré pour la reconnaissance du statut des déportés. Par son engagement durant toute sa vie, il est une figure de la mémoire combattante et engagée.

La mémoire est aussi familiale. Elle se construit autour des familles, du deuil à la généalogie.

Le deuil des familles est immense, environ 1,4 million de soldats français tués, quelques 600000 veuves et 1,6 million d’orphelins, pupilles de la nation. Le traumatisme et la saignée sont immenses dans les campagnes. Les familles doivent se reconstruire et la mémoire passe par le deuil. Très vite, s’établit un culte autour des lieux de mémoire qui sont à la fois des lieux de combat comme le front de l’Est, et des lieux de sépultures avec la construction de grandes nécropoles où les soldats sont enterrés. Très tôt se met en place, un pèlerinage de mémoire.

La fiche signalétique du document proposé par notre intervenant est celle du caporal Roger Couture, disparu à Verdun, sur la côte 304, le 18 juin 1916. Cette fiche de « Mort pour la France » est consultable sur le site « Mémoire des hommes » (site du Ministère des Armées) qui permet de retrouver quasiment la totalité des soldats « Mort pour la France ». Elle permet de retrouver le lieu d’inhumation et de retracer le parcours du soldat de sa mobilisation à sa mort. La généalogie permet de retrouver les fils de son histoire familiale et au-delà de ces mémoires familiales, de construire une mémoire nationale collective.

Antoine Rodriguez nous montre une photo de la zone rouge de Verdun. Il s’agit du nom donné en France à des milliers d’hectares de champ de bataille  où les dégâts ont été considérables (sols bouleversés, infrastructures routières, ferroviaires, industrielles totalement détruites). Ce sont les départements de la Meuse, du Pas-de-Calais, du Nord et de la Somme  qui ont été les plus touchés. La zone rouge  n’a pas été remise en cultures, c’est un espace fossilisé qui garde la mémoire de la violence des combats lors de la Grande Guerre : trous d’obus, absence de végétation sur un sol devenu stérile (pollution chronique par les métaux lourds contenus dans les munitions ainsi que par la quantité d’obus  non éclatés malgré le désobusage engagé après l’armistice). On distingue au fond, à gauche, le sommet d’une petite casemate. Ces paysages lunaires sont des lieux de mémoire.

Notre intervenant nous rappelle que c’est l’historien et académicien Pierre Nora, auteur de l’ouvrage Les lieux de mémoire (Gallimard, 1997) qui a défini cette notion : « Un lieu de mémoire, dans tous les sens du mot, va de l’objet le plus matériel et concret, éventuellement géographiquement situé, à l’objet le plus abstrait et intellectuellement construit ».

Tout est mémoire, aussi bien les espaces que les archives, autant un témoignage qu’un objet, un monument ou un personnage, un événement ou une institution ; tout ce qui rend compte du passé, pour Pierre Nora, est mémoire. Même s’il est difficile de cerner avec précision les lieux de mémoire, il est possible d’établir une typologie des sites de mémoire.

Antoine Rodriguez retient les principaux sites de mémoire :

Les sites historiques, les hauts lieux et vestiges là où les hommes ont combattu : à gauche de la photo, la coupole du fort de Douaumont sur les hauteurs de Verdun.

Les sites funéraires sur les lieux de combats sont aussi des lieux à forte résonnance mémorielle : à droite sur la photo, la nécropole nationale avec son ossuaire à Douaumont, un des grands sites de mémoire de la Première Guerre mondiale. L’ossuaire a été construit après la guerre avec des fonds privés et des fonds de souscription ; il rassemble environ 120 000 corps et restes de soldats français et allemands non identifiés tombés à Verdun et constitue une symbolique forte de la mémoire de la Grande Guerre. Les écussons sur le document représentent les villes, une centaine dont des villes bretonnes comme Lorient, donatrices pour financer l’ossuaire.

Les sites d’interprétation, musées et mémoriaux, sont des lieux de mémoire qui rendent compte comment aujourd’hui la mémoire est appréhendée. Sur le document présenté, il s’agit du musée de Meaux mais il y a aussi le mémorial de Verdun, l’historial de Péronne. Si chacun d’entre eux possède un socle historiographique qui est fonction du comité scientifique qui le constitue, si leur regard est différent, les mémoires qu’ils présentent sont convergentes.

Les monuments aux Morts communaux sont les principaux marqueurs mémoriels à l’arrière-front comme en Bretagne. Antoine Rodriguez souligne le regard particulier des communes et de la population en Bretagne face aux traumatismes de la guerre : peu de monuments aux Morts qui héroïsent le combattant, plus souvent des figures civiles, femmes et enfants en deuil, à la souffrance silencieuse et intériorisée.

3 – Le Centenaire de la Grande Guerre au niveau national

Le Centenaire de la Grande Guerre, c’est la commémoration, la célébration, la réflexion autour de cent ans d’histoire, cent ans après le grand traumatisme qu’a été la Première Guerre mondiale qui a totalement bouleversé la géopolitique de l’espace mondial. La France ainsi que l’ensemble des Etats belligérants ont voulu commémorer ce grand temps de mémoire sur un cycle de 4 voire de 5 ans.

L’organisation en France de ce centenaire est très structurée. C’est l’Etat qui, à travers le Ministère des Armées, le Ministère de l’Education Nationale et le Ministère de l’Intérieur, coordonne l’ensemble des actions. Le pôle central s’organise autour de la Mission du Centenaire (groupement d’intérêt public créé pour l’événement) et de l’ONACVG. La Mission du Centenaire a vocation de labelliser l’ensemble des projets qui sont initiés sur les territoires et de concevoir et coordonner un certain nombre de temps commémoratifs nationaux. L’ONACVG anime et participe à l’émergence des projets locaux. Autour de cette organisation centrale, les préfets dirigent les comités départementaux du centenaire (ces comités rassemblent tous les acteurs concernés par les initiatives des départements)  et les recteurs pilotent les comités académiques du centenaire (appels à projets au niveau des collèges et lycées). Cette structure en boucle permet une synergie entre les acteurs nationaux et locaux et facilite les moyens financiers concernant les actions sur les territoires.

Les temps forts des commémorations nationales s’ancrent sur les grandes dates anniversaires et sur les lieux du conflit. Antoine Rodriguez nous en rappelle quelques unes :

2014, lancement officiel du centenaire ; la France a invité, à Paris, le 14 juillet (date symbolique même si elle n’a pas de résonnance avec la Première Guerre mondiale), les représentants des 80 pays engagés dans la Grande Guerre pour partager un moment de mémoire commune.

12 septembre 2014, la commémoration de la bataille de la Marne (5-12 septembre 1914) se tient sur les lieux du champ de bataille en présence de Monsieur le Premier Ministre, Manuel Valls.

En 2016, le temps fort du centenaire s’organise autour de Verdun, la plus longue bataille de la Première Guerre mondiale (21 février – 19 décembre 1916), l’une des plus meurtrières (plus de 600 000 soldats français et allemands morts) et dévastatrices. Verdun où sont passés les trois quarts de l’armée française, reste le symbole de l’immense traumatisme de la Grande Guerre. Le 29 mai 2016, la cérémonie officielle du centenaire de Verdun, placée sous le signe de l’Europe et de l’amitié franco-allemande, co-présidée par François Hollande et Angela Merkel se tient à l’Ossuaire de Douaumont et se déroule autour de 4000 jeunes français et allemands dans la nécropole.

Les cérémonies commémoratives en 2016 dans la Somme rappelle l’implication du Commonwealth auprès des Français dans la Première Guerre mondiale lors de la bataille de la Somme (1er juillet – 18 novembre 1916). Elle est la plus sanglante bataille de l’histoire militaire britannique (plus de 200 000 morts) et l’une des plus meurtrières de la Grande Guerre (450 000 morts anglais, français et allemands).

Les commémorations du centenaire ont lieu essentiellement sur les champs de bataille, là où le symbole de la Grande Guerre est le plus fort ; les départements les plus mobilisés sont ceux qui étaient traversés par la ligne de front, Pas-de-Calais, Somme, Ardennes, Meuse, Haut-Rhin. Présidées par une haute autorité de l’Etat, les cérémonies nationales sont conçues par les territoires et revues par les cabinets ministériels. Elles sont l’occasion d’impliquer fortement le tissu scolaire local.

Antoine Rodriguez nous présente une carte parue dans le quotidien Le Figaro qui concerne la fréquentation touristique des sites mémoriels en 2014, l’année du lancement du centenaire de la Première Guerre mondiale.

Les lieux patrimoniaux sont en France des enjeux touristiques importants ; le tourisme de mémoire sur les lieux de combat comme Verdun s’est développé dès le lendemain de la Grande Guerre (pèlerinage des familles sur les nécropoles nationales, scolaires, associations d’anciens combattants). La fréquentation des sites mémoriels a considérablement augmenté avec le Centenaire : + 89% sur le site de Péronne (historial de la Grande Guerre) dans la Somme ; +140% sur le département de la Meuse avec Verdun ; +80% sur le site du Hartmannswillerkopf dans le Haut-Rhin, où un monument national a été érigé sur l’éperon rocheux où se déroulèrent des combats au niveau de la ligne de front. Ce tourisme de mémoire constitue une manne importante dans des départements qui pour certains ont été économiquement sinistrés avec la fermeture des mines et le déclin industriel dans le Nord de la France. Le département de la Meuse, particulièrement touché par le conflit, ne s’est quasiment pas relevé de la Grande Guerre : villages détruits, départ des populations pour s’éloigner du front, sols devenus incultes (zone rouge), grande partie de la surface agricole stérile reversée dans le domaine forestier.

II – La Bretagne et la Grande Guerre

Bien que la Bretagne soit éloignée des champs de bataille, son territoire et sa population ont participé pleinement à la guerre.

1 – La mobilisation des soldats

Quelques 600 000 combattants ont été incorporés essentiellement dans l’armée de terre, environ 55 000 dans la marine. Quelques faits d’armes sont restés présents dans la mémoire bretonne ; Antoine Rodriguez nous rappelle la bataille de Dixmude en Belgique, en octobre-novembre 1914 durant laquelle 6 500 fusiliers marins de l’amiral Ronarc’h défendent la ville pendant un mois, perdant près de 50% de leurs effectifs.

Corentin Jean Carré est emblématique de l’engagement de la Bretagne dans la Première Guerre mondiale. Né au Faouët le 9 janvier 1900 et mort le 18 mars 1918 à Verdun, il est considéré comme le plus jeune poilu de France. Il profite de la confusion des premiers mois de guerre pour s’engager sans dévoiler son âge. Il monte au front en octobre 1915 et combat dans les tranchées ; volontaire pour servir dans l’aviation, breveté pilote en 1917, il est abattu au-dessus de Verdun et meurt de ses blessures (mars 1918). Son courage va devenir quasi légendaire, Corentin Jean Carré alimentera beaucoup de récits après la guerre.

Combats sur terre mais aussi en mer car en 1914, les Alliés craignaient un débarquement allemand sur les côtes ou des attaques au niveau des ports militaires de Bretagne dont l’intérêt stratégique était essentiel. Près des côtes, la guerre sous-marine nécessite alors le renforcement du système de défense avec l’utilisation des hydravions dont un grand nombre sont acheminés par les Américains.

Combien de pertes ? La question est sensible.

Dans une des galeries supérieures des Invalides, une plaque « étonnante » est apposée, elle date de 1935 ; étonnante par sa présence (peu de plaques régionales aux Invalides) et par son inscription : « Les anciens combattants bretons à leurs 240 000 morts ». Ce même nombre se retrouve sur le mémorial de la Grande Guerre à Sainte-Anne-d’Auray. Mythe ou réalité ? S’il y a une forme de réalité, les Bretons ont effectivement payé un lourd tribut sur l’ensemble de la Première Guerre mondiale, il y a aussi une forme de mythe autour de ce lourd tribut. Aujourd’hui, les historiens estiment à environ 130 000 à 140 000 morts ; ce chiffre place la Bretagne parmi les régions les plus touchées : les Côtes-du-Nord (Côtes d’Armor) arrivent en 4ème position avec 4,52% de sa population touchée après la Lozère (5,31%), la Mayenne (4,55%), la Vendée (4,53%). Les raisons de cette surmortalité ne sont pas à chercher dans la volonté de Paris de saigner les populations de Bretagne ou de Vendée mais dans le fait que les départements les plus touchés (Ouest et contreforts du Massif Central), ont une population rurale importante ; ne pouvant pas être affectée dans les usines d’armement, cette population alimente naturellement les régiments d’infanterie. Par ailleurs, la population en Bretagne étant très jeune (40% de moins de 20 ans en 1914), elle est immédiatement mobilisable.

2 – Un arrière-front en guerre

Loin du front, la Bretagne n’en est pas moins proche de la guerre ; elle accueille les blessés, les réfugiés, les prisonniers. Quelques 800 000 personnes transitent dans l’un des 273 hôpitaux bretons dont celui de Saint-Brieuc (hôpital auxiliaire 201).

Le premier grand choc culturel de l’Europe avec l’arrivée des Américains, c’est la Bretagne qui le connaît ; près de 800 000 soldats américains débarquent en Bretagne. Antoine Rodriguez nous recommande un ouvrage collectif édité en 2017, Images des Américains dans la Grande Guerre, de la Bretagne au front de l’Ouest.

3 – Les lieux de mémoire en Bretagne

Les lieux de mémoire révèlent la forte empreinte culturelle et religieuse de la Bretagne.

Les Bretons ont choisi, après la Première Guerre mondiale, la commune de Sainte-Anne-d’Auray, là où a lieu chaque année, le principal pèlerinage de Bretagne, pour édifier le Mémorial de la Grande Guerre. Il a été construit entre 1922 et 1932 par les cinq diocèses de Bretagne pour garder le souvenir « des 240 000 Bretons victimes de la Première Guerre mondiale ». La nécropole nationale a été construite en 1959, en contrebas du Mémorial ; elle regroupe les corps des soldats au cours de la Première et de la Seconde Guerres mondiales, exhumés des carrés militaires des cimetières communaux de Bretagne.

Le monument aux Morts de l’île de Molène représente un marin et un poilu, debout mais en position de repos (rien d’agressif dans ce monument) devant une croix et avec l’inscription « 1914-1918, pour Dieu et pour la Patrie ».

Celui de Tréguier, situé à côté de l’église, représente une pleureuse : cette femme en sabots et coiffe qui pleure, tête baissée, exprime la souffrance et la douleur des femmes qui ont tenu l’arrière et qui doivent maintenant vivre sans les hommes, ou avec des hommes handicapés, souvent avec de nombreux enfants à charge.

L’église de Trédaniel en Côtes d’Armor possède un vitrail patriotique, don de la paroisse, qui représente un aumônier militaire avec deux soldats, à l’arrière-plan du vitrail, un paysage de guerre (maisons en flammes). Ce marqueur mémoriel, symbolique de la crucifixion, nous rappelle que la Bretagne est une terre très catholique.

Le lieu de mémoire de Saint-Malo est une curiosité. Il est constitué des trois monuments aux Morts des trois communes (Intra-muros, Saint-Servan et Paramé) qui ont été déplacés et regroupés en 2017,  pour marquer le 50ème anniversaire de l’unification des trois communes. Le nouveau monument aux Morts, situé sur l’esplanade de Rocabey, permet de rassembler tous les Malouins autour d’une mémoire devenue commune et partagée.

Le Panthéon aux Morts rennais est situé dans le hall d’entrée de l’Hôtel de Ville. Situé au cœur de la ville et accessible à tous, il rassemble sur les trois murs de l’immense hall, le nom de quasiment tous les morts (il en manque 1000 qui vont être rajoutés par la Mairie) rennais de la Première Guerre mondiale. Une fresque qui fait de tour du hall, réalisée par le peintre Camille Godet (il était directeur de l’école des Beaux Arts de Rennes) représente la longue marche des soldats qui montent au front. Le sujet est traité avec sobriété, il montre la souffrance des soldats et nous rappelle que la mémoire bretonne n’est pas dans l’héroïsation du soldat.

4 – Le breton Francis Simon, précurseur de l’idée du Soldat Inconnu

Le 28 janvier 1921, le cercueil d’un soldat inconnu est inhumé, en terre, sous l’Arc de Triomphe et la flamme sacrée, allumée pour la première fois le 11 novembre 1923 par André Maginot, ministre de la Guerre, est ranimée chaque jour, à 18h30 par des anciens combattants.

La force du symbole est aujourd’hui universelle, beaucoup de pays ont leur soldat inconnu, mais ce que l’on ne sait pas, c’est que l’idée en revient au rennais Francis Simon. Ses deux fils sont mobilisés lors de la Première Guerre mondiale, son fils aîné meurt en 1916, son cadet est grièvement blessé. Le deuil familial renforce l’action qu’il mène, depuis le début de la guerre au sein de l’association Le Souvenir Français dont il est le président au niveau local, celle d’honorer la mémoire des soldats morts au combat. Le 26 novembre 1916, devant le monument du Souvenir Français, au cimetière de l’Est, à Rennes, Francis Simon déclare : « Pourquoi la France n’ouvrirai-elle pas les portes du Panthéon à l’un de ses combattants ignorés mort bravement pour la Patrie avec seulement pour inscription sur la tombe : un soldat et deux dates, 1914-1918 ? Cette inhumation serait comme un symbole… »

L’idée lancée par le rennais Francis Simon sera adoptée par la Chambre des députés, en septembre 1919, afin d’inhumer un “déshérité de la mort”, hommage de la Nation tout entière à un soldat inconnu pour tous les soldats morts au combat.

5 – Quelques initiatives mémorielles en Bretagne

Antoine Rodriguez nous signale que de plus en plus d’initiatives mémorielles, en ce début du XXIème siècle, n’ont pas de géographie, dans le sens classique : c’est une mémoire en numérique. Les archives départementales des Côtes d’Armor ont mis en ligne un site autour de la grande collecte, initiative lancée au niveau national dans le cadre de la commémoration du centenaire de la Grande Guerre. Les familles sont invitées à participer à cette grande collecte en apportant aux archives de leur département les documents de leur mémoire familiale (photos, objets) soit pour les archiver, soit pour en faire don. Le site des archives départementales, résultat de la participation des familles à la grande collecte, permet une promenade virtuelle, souvent poignante, autour des combattants des Côtes d’Armor qui ont participé à la Grande Guerre. Une géographie virtuelle…

Dans le Finistère, à côté des commémorations classiques (prise d’armes), la commune de Brest a réalisé une exposition-parcours dans l’espace urbain évoquant, avec des photos grand format, la présence américaine entre 1917 et 1919. Une géographie éphémère qui rappelle une réalité historique…

III – Le Centenaire dans l’espace rennais

La ville de Rennes et l’Onacvg d’Ille-et-Vilaine ont souhaité élargir le champ de la mémoire de la Grande Guerre vers des acteurs et des modes d’expression qui ne sont pas habituellement impliqués (représentations culturelles, sport..), avec les Assises de la mémoire partagée, initié dès 2013.Tant le choix du lieu (l’espace culturel des Champs Libres, au coeur de Rennes), que les partenaires (Orchestre Symphonique de Bretagne, Stade Rennais FC, Ecole d’Art Graphique de Rennes, Cinémathèque de Bretagne, Aéroclub de Rennes…) montrent la volonté de Rennes de placer la mémoire au coeur de la vie citoyenne. Pour le lancement du centenaire, toujours avec cette même idée, la place de Rennes a été transformée en mini-musée pendant deux jours.  Dans ce musée en plein air “hors les murs”, mais dans l’espace citoyen, les Rennais ont pu circuler librement et s’approprier les marqueurs mémoriels de la Grande Guerre.

Antoine Rodriguez nous expose une autre initiative de Rennes dans le cadre du centenaire de la Grande Guerre. Le 3 mai 2014, une délégation d’une cinquantaine de Rennais s’est rendue à Paris à l’occasion de le Journée du souvenir breton pour jalonner les espaces de la mémoire bretonne à Paris. Le 1er jalon où s’est rendue la délégation a été l’Arc de Triomphe et la tombe du Soldat Inconnu (idée du breton Francis Simon), le 2ème jalon, le Secrétariat d’Etat aux Anciens Combattants pour rendre hommage au breton Albert Aubry (figure de la mémoire combattante et engagée) et le 3ème jalon, les Invalides pour un hommage devant la plaque commémorative aux 240 000 morts bretons pour la France pendant la Grande Guerre.

Cette journée rappelle que la Bretagne,  si elle est fortement attachée à son identité, est aussi une terre particulièrement ancrée dans l’histoire nationale.  

Pour conclure, Antoine Rodriguez nous rappelle que le Centenaire de la Grande Guerre qui a investi tout l’espace de l’hexagone a permis  aux sensibilités et aux particularismes de la mémoire locale de s’exprimer. C’est ce que notre intervenant a souhaité mettre en évidence pour la Bretagne qui, par ses initiatives mémorielles, a souligné son identité tout en rappelant son investissement dans l’histoire et l’espace de la nation.

Compte rendu Christiane Barcellini
relu par Antoine Rodriguez
6 septembre 2018