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Comment peut-on être « montagnard » ?

Compte rendu du Café Géo animé par Bernard Debarbieux, le 13 avril 2016 à Chambéry.

Dans ce titre, deux mots s’imposent : « montagnard » et « comment ». Le titre retenu ne l’est pas par hasard, il fait écho aux Lettres persanes de Montesquieu (1721), qui raconte sous la forme d’une fiction épistolaire la découverte de Paris par deux Persans. L’ouvrage narre ainsi une série d’expériences, racontées sur un mode humoristique. C’est une sorte de conte philosophique dont l’objectif est de soulever les absurdités de la société française du début du XVIIIe siècle et d’ironiser sur la façon dont les Parisiens ont de comprendre et de percevoir l’altérité. Bien qu’ayant près de trois siècles, l’ouvrage évoque des situations transposables dans une période plus contemporaine, comme l’exprime la Lettre 30 de Montesquieu.

Dans cette lettre, Ouzbek raconte ses premiers jours à Paris lorsqu’il est exposé au regard des Parisiens : « lorsque j’arrivais je fus regardé comme si j’arrivais du ciel, les vieillards, les hommes, les femmes, les enfants, tout le monde voulait me voir, si je sortais tout le monde se mettait aux fenêtres, et si j’étais aux tuileries je voyais aussitôt un cercle se former autour de moi. Enfin, jamais homme n’a autant été vu que moi ». Dans un premier temps, il ne comprend pas bien pourquoi il suscite autant de curiosité, puis il se rend compte qu’il est habillé, accoutré d’une façon très particulière qui ne correspond certainement pas à une tenue traditionnelle persane mais aux habits d’apparat qu’il portait en raison de son invitation par d’importants personnages de la capitale. Un peu lassé de la curiosité qu’il suscitait, il s’habilla comme tout le monde et à la fin de sa lettre il confie ceci : « si par hasard quelqu’un apprenait que j’étais persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement « ah ah Monsieur est persan », il fallait qu’il le dise, Monsieur est persan, c’est une chose bien extraordinaire. Comment peut-on être persan ? ». Autrement dit, les Parisiens ne se posent pas cette question lorsqu’il est accoutré comme ce qu’ils imaginent et ce qu’ils comprennent comme un accoutrement de persan, par contre s’il est habillé comme eux, les Parisiens se demandent alors comment il peut être persan car il n’a pas l’apparence d’un persan. Le sens de la question que pose Montesquieu, ce n’est pas le sens de la question qui sera adopté à l’occasion de ce café géo. Quand Montesquieu écrit « Comment peut-on être persan ? », il ironise sur la bêtise moyenne des personnes qu’Ouzbek rencontre, et qui se demandent ce que veut ou ce que doit signifier être persan.

Ici, pour comprendre le titre « Comment peut-on être montagnard ? », il faut entendre l’adverbe « comment » un peu différemment : de quelles façons peut-on être montagnard ?  De quelles façons sommes-nous reconnus comme montagnards ? De quelles façons se pense-t-on montagnard ? Est-ce ce caractère repose sur un accoutrement spécifique ? Est-ce qu’il s’agit d’une sorte d’essence qui n’est pas perceptible, comme pour Ouzbek une fois qu’il a quitté ses habits de Persan ? Est-ce que c’est une culture ? Un langage ? Le « comment » devient ainsi ontologique : qu’elle est la nature de l’être montagnard ? Comment est-ce qu’on est montagnard fondamentalement ? Pour explorer cette question immense, Bernard Debarbieux souhaite d’abord voir comment le public chambérien réagit à une série de petits énoncés, pour observer l’adhésion plus ou moins forte de la salle à une définition de l’être montagnard :

Cette petite exploration ouvre la réflexion quant aux différentes ontologies, aux différentes façons d’être montagnard. Est-ce qu’être montagnard est une question de nature profonde, une question existentielle ? Ou une question d’apparence, comme pour Ouzbek et son identité persane ? Est-ce que c’est un choix personnel ? Une revendication ? Une façon de se présenter dans la société ? Le fruit d’une validation sociale ?

Comprendre l’identité montagnarde doit ainsi se faire au regard de l’histoire de la construction de l’espace montagne et de ses habitants. D’une conception initiale très naturaliste, on voit peu à peu se mettre en œuvre des formes de revendications, d’affirmation, de souci de mise en scène de l’identité montagnarde. Globalement, la façon de parler et de penser les montagnards a été principalement naturaliste dans un premier temps, puis de plus en plus sociale, politique et culturelle, et enfin, depuis une vingtaine d’années, de nouvelles façons de se positionner vis-à-vis de la montagne émergent.

La fin du XIXe siècle marque l’époque où le savoir géographique universitaire commence à être popularisé, à travers l’enseignement et les écoles de la Troisième république, mais aussi à travers les innombrables illustrés qui font les délices des remises de prix de fin d’année scolaire et qui cherchent à couvrir une sorte de savoir encyclopédique géographique, portant sur les paysages, les continents, les acteurs économiques et les types humains. On s’est passionné pour les types humains dès le XVIIIe siècle et, surtout au XIXe siècle, et on s’est passionné pour le montagnard. Les géographes estiment qu’il existe fondamentalement des montagnards et qu’ils sont définis par le fait qu’ils habitent dans ce que l’on commence à nommer des montagnes. Les critères permettant de désigner les montagnes datent de cette période. Une fois que les scientifiques commencent à penser les montagnes comme des objets géographiques physiques isolables selon des critères et des protocoles indépendants des modes de pensée et de faire des populations elles-mêmes, il apparaît l’idée que les gens qui y vivent méritent d’être appelés des montagnards, non pas simplement par commodité sémantique, mais aussi pour rendre compte d’un rapport d’influence qu’on imagine très puissant entre l’environnement naturel et les populations. Le vocabulaire et la façon de penser les objets physiques, cartographiables et sociaux se stabilisent. Cela correspond à la naissance des fameux types humains auxquels n’échappent pas les montagnards (illustration 1).

Illustration 1 : Album Géographique, Dubois et Guy, 1896.

Illustration 1 : Album Géographique, Dubois et Guy, 1896.

Les montagnards, qu’illustrent la planche de Dubois et Guy, sont déclinés sous formes de quatre personnages archétypaux : le crétin du valais, le guide, dit alpin, et deux montagnards exotiques du Caucase et de l’Himalaya qui sont là comme des illustrations du bon sauvage à la Rousseau. Le type montagnard est ainsi représenté avec des bons sauvages exotiques, un montagnard de proximité, et le guide de haute montagne, figure moderne de l’imaginaire de la haute montagne.

Au-delà des planches, les photographes cherchent à capter la réalité qu’ils ont dans un premier temps imaginée, comme dans cette image, prise par H. Ferrand, alpiniste grenoblois, qui montre un crétin des Alpes. L’objectif est d’établir des correspondances entre les différents types humains et leur existence dans le monde réel (illustration 2). Les types humains sont l’expression des caractéristiques de la montagne, dans lesquels elle percole en quelque sorte. Ainsi la montagne leur amène des maladies ou des tares, ou la simplicité des peuples exotiques qui vivent hors du monde, ou encore le guide de haute montagne qui serait montagnard d’abord en raison de ses origines. Les héritages familiaux construiraient une science infuse de la montagne, comme dans le cas des guides de la compagnie de Chamonix.

Illustration 2 : Photographie de H. Ferrand, Fond des photographes de montagne, Bibliothèque de Grenoble.

Illustration 2 : Photographie de H. Ferrand, Fond des photographes de montagne, Bibliothèque de Grenoble.

 

La première conception de l’être montagnard est donc profondément naturaliste, le montagnard c’est celui qui a la montagne en lui. Par exemple, à la faveur de la colonisation, les colons, les administrateurs, les anthropologues, les géographes organisent la prise de contrôle de ces territoires avec une certaine curiosité, relativement saine et ouverte, pour les populations locales. Ils ont tendance à les considérer sous le même prisme, notamment en Indochine française où dans les hauteurs vivent de nombreux peuples hétérogènes mais que les Français ont pris l’habitude d’appeler d’un seul et même nom : les Moï. Eux se donnaient d’autres noms, mais les Français ont choisi ce mot Moï, qui en vietnamien, langue de la plaine, veut dire montagnards. En empruntant dans une langue d’un peuple non-montagnard un terme qui signifie montagnard de façon grossière et simplifiée, les Français reproduisent ainsi ce qu’ils ont fait avec les Alpins. Ici, nous sommes encore une fois face à une situation de simplification inévitable, d’ordonnancement (c’est-à-dire de mise en ordre des connaissances), sur un mode naturaliste, à l’image du classement des continents, des climats, des reliefs. Ainsi, le qualificatif de montagnard se projette sur les populations qui ne se qualifiaient pourtant pas de montagnardes. La qualification de montagnard est également une assignation : « vous ne le saviez pas mais vous êtes des montagnards, nous vous l’apprenons ». Les gens désignés par ce qualificatif ont ainsi fini par s’y habituer, mais sans véritablement s’approprier le terme pendant très longtemps.

Une seconde façon d’envisager l’être montagnard est de s’appuyer sur l’histoire, pour différencier les lieux, les personnages, les continents et ainsi attribuer au montagnard des attributs politiques. Des formes d’organisations particulières apparaissent aux yeux des érudits européens du XIXe siècle qui s’intéressent aux populations suisses de montagne. À cette époque, la Suisse est une énigme politique au vu des autres régimes politiques présents en Europe, notamment celui de l’empire napoléonien qui n’avait pas la même conception de l’état moderne que la Suisse. Durant cette période, l’Europe entière se pose des questions politiques : révolution, empire, quel type de régime politique adopter ? Les auteurs et philosophes de ce siècle (Rousseau, Montesquieu) voient en la Suisse une sorte de milieu idéal dans lequel on aurait inventé une sorte de démocratie populaire, une capacité à résister à l’occupation des autres régimes divers et variés et, donc, le montagnard suisse devient l’archétype de ce personnage résistant, capable d’autogestion, combatif.

Dans cette exaltation du modèle suisse, la mise en tourisme des lieux et les touristes eux-mêmes participent à construire le mythe du montagnard suisse. Elizabeth Vigée-Lebrun est une portraitiste très célèbre de la fin de l’ancien régime et du début de l’époque révolutionnaire, une des toutes premières femmes peintre à acquérir une notoriété dans l’Europe du XVIIIe siècle. Durant les guerres napoléoniennes, elle vient rendre visite à son amie Mme de Stael à Coppet (Suisse) et toutes deux se rendent dans les Alpes Bernoises pour assister aux fêtes d’Unspunnen, l’occasion pour les habitants du canton de Berne, de l’Oberland bernois (la montagne bernoise) et de la ville, de s’affronter lors d’une sorte de jeux olympiques bernois. Elles découvrent la mise en scène du rapport de force symbolique entre des citadins et des paysans de la montagne qui jouent de leurs identités. Les deux dames y voient un peuple heureux, des gens qui sont en quelque sorte en communion, qui ont le goût des traditions, de l’intérêt commun. Le tableau d’E. Vigée-Lebrun a ainsi joué un rôle assez important dans l’engouement pour ce modèle suisse de démocratie locale mis entre les mains des habitants sans organisation monarchique, seigneuriales ou autre (illustration 3).

Illustration 3 : E. Vigée-Lebrun, Les fêtes d’Unspunnen, 1808.

Illustration 3 : E. Vigée-Lebrun, Les fêtes d’Unspunnen, 1808.

L’idée selon laquelle la Suisse est un pays de montagne qui participe à la construction de l’imaginaire national fédéral date du milieu du XIXe siècle. L’adoption de la Constitution suisse contemporaine en 1848 rappelle l’importance du principe fédéraliste, de la consultation populaire qui est construite à partir de références à la montagne, à l’image du mythe de Guillaume Tell, qui devient un personnage emblématique. Le montagnard change de position et de conceptualisation et il devient ainsi un personnage hautement politique.

Ceci dit, cette illustration locale du montagnard et du modèle suisse a par la suite été reprise par d’autres populations qui ont vu dans ce mythe helvétique une ressource pour le transposer à leur échelle pour servir de levier à l’émergence d’une stratégie politique, voire d’un combat contre une autorité supérieure dont ils voulaient se débarrasser. Ce cas de figure est présent à l’échelle mondiale, que ce soit dans les Balkans ou en Asie. Prenons l’exemple de l’Écosse : les Écossais comprennent très bien à l’époque romantique la popularité du modèle helvétique en matière de tourisme paysager. Le paysage de montagne écossais permet de distinguer le pays vis-à-vis du territoire anglais. L’imaginaire écossais exalte alors les Highlanders, ces derniers deviennent des personnages de roman, de fiction, de cinéma, dont on peut s’amuser mais qui expriment de façon très sérieuse leurs différences avec l’Angleterre et donc ainsi leur identité, même si la majorité des Écossais de l’époque résident déjà entre Glasgow et Édimbourg, dans une vaste plaine ! Les montagnards et leurs territoires deviennent ainsi une affirmation politique.

Les mises en scène faites par les photographes souhaitant construire les types humains participent également à construire l’identité montagnarde, et à distinguer ce qui est montagnard et ce qui ne l’est pas ou plus. Sur l’illustration 2, sont présents l’idiot du village, qui incarne le type de l’album géographique, et l’alpiniste qui regarde le crétin qui montre du doigt le photographe. Autrement dit, ces protagonistes sont en train de se regarder à trois et de se désigner mutuellement. On voit bien une curiosité ethnographique, et le photographe s’amuse à rapprocher ces deux formes de montagnards pour dire « regarder comme ces gens là sont différents ». L’intérêt de la photographie est de dire que l’alpiniste est le véritable montagnard, car il possède une connaissance savante de la montagne. Celui qui a grandement participé à construire la figure de l’alpiniste en véritable montagnard est Edward Whymper. De nationalité britannique, il ouvre la période de l’alpinisme victorien entre les années 1850 et 1870 en enchaînant une série de premières stupéfiantes. Whymper en comptabilise 275 environ entre les Alpes et les Andes, certaines étant aussi tragiques que remarquables comme celle du Cervin, le 15 juillet 1865. Il participe à développer une production littéraire sur la montagne et impulse le genre du livre de montagne, toujours actuel, écrit par des grimpeurs ou des alpinistes afin de valider leur identité montagnarde. Ainsi, la figure de l’étranger comme étant un véritable montagnard commence à être institutionnalisée grâce à la montée en puissance de l’alpinisme sportif.

Au-delà des bergers suisses, des Highlanders écossais, à la faveur de la construction des États-nations puis des grandes heures de cet imaginaire national, l’Europe est donc amenée à célébrer ces populations de montagne également au niveau militaire. Un des meilleurs exemples à ce propos sont les Alpini italiens qui sont des héros de la Première guerre mondiale par leur combat contre les Autrichiens. Aujourd’hui encore ils sont considérés comme des héros de la nation italienne, ils emblématisent cette fierté nationale (illustration 4).

Illustration 4 : Les Alpini italiens

Illustration 4 : Les Alpini italiens

À force d’être désignées comme des montagnards au regard des attributs précédemment évoqués, ces populations de montagne ont perçu l’intérêt de s’organiser politiquement. En Suisse, l’adage « nous sommes les montagnards » renvoie à un des référentiels de la nation et symbolise en quelques mots l’identité helvétique. Il signifie également que ces populations ont conscience de leur place dans la société et souhaitent s’autogérer de façon indépendante, notamment lors de la mise en tourisme du pays. La Suisse n’a jamais connu des modèles de développement comme en Savoie, ou encore dans les années 1960, comme en Tarentaise, où l’État a pu considérer que le tourisme est une affaire trop sérieuse pour la laisser entre les mains des Savoyards. En France, l’aménagement de la montagne ne pouvait passer que par une opération étatique. En Suisse, cela ne pouvait pas se produire grâce à la connotation très positive de l’identité montagnarde et grâce à la prise en considération de cette population de façon très précoce. Les populations de montagne s’organisent dès le milieu du XXe siècle en associations qui sont en réalité des lobbies politiques. La première association naît en Suisse en 1943 : c’est l’Association des paysans de montagne. En Italie elle voit le jour en 1952 ; en France il faut attendre 1985 pour qu’apparaissent l’ANEM (Association nationale des élus de montagne), association extrêmement efficace dans son lobbying. Cette dernière date est tardive pour deux raisons :

Ces associations ont donné l’impulsion pour la création d’une association européenne : l’Association européenne des élus de la montagne. Elle est basée à Strasbourg et cherche à représenter les intérêts de la montagne dans les instances communautaires.

Enfin, à partir du moment où la montagne a été considérée comme une chose sérieuse à l’échelle du monde entier, quantité de gens ont perçu l’importance et les intérêts de développement de faire se rencontrer les acteurs de la montagne (professionnels, politiques, scientifiques). Cette volonté est apparue lors de la première conférence de Rio, en 1992, où la montagne a été identifiée comme étant un enjeu spécifique à travers le chapitre 13 de l’agenda 21 qui lui est consacré. Dans ce dernier, on ne parle que des populations de montagne, sous-entendant l’existence d’une communauté mondiale de montagnards. D’où la mise en place en 2000 d’une association des populations de montagne du monde, créée à l’initiative des Français et des Italiens, présidée pendant longtemps par Jean Lasalle, député pyrénéen, qui visait à reproduire à l’échelle mondiale ce qui avait été initié à d’autres échelles. L’association a réussi à s’imposer comme un interlocuteur légitime et privilégié auprès d’organisations internationales comme l’ONU. Ici, être un montagnard c’est à nouveau revendiquer le statut de montagnard, c’est revendiquer au minimum un droit de parole, au mieux un droit de décision ou une capacité à interagir avec d’autres acteurs pour penser le devenir des territoires de montagne.

Ainsi, se considérer comme montagnard peut s’entendre comme être montagnards sur un mode naturaliste, être montagnard sur un mode poétique mais un peu caricatural et être un montagnard assumé qui revendique son statut de montagnard Une telle revendication n’est pas uniquement identitaire et culturelle mais aussi proprement politique. Cela provoque une démultiplication des modalités permettant d’afficher cette revendication, pas seulement dans les conférences comme à Rio ou à Stockholm, mais aussi dans la façon de concevoir le paysage, de promouvoir les produits locaux, d’utiliser la constante référence à la montagne. Les acteurs s’accrochent au label montagne au fort potentiel vendeur et d’identification, notamment au niveau touristique. Le traitement paysager, patrimonial, exalte la singularité du qualificatif montagnard.

Du coup, la façon de se penser montagnard rebat les cartes des identités territoriales. Nos sociétés contemporaines sont travaillées par des changements identitaires et la figure de la montagne plane sur ce débat, parfois pour perpétuer des acceptions traditionnelles de l’identité, d’autres fois pour inventer de nouvelles façons d’être montagnard. Un cas très général est fascinant du point de vue de l’affichage des identités est celui de la Convention alpine. Celle-ci est avant tout un traité international qui est signé par tous les États alpins en 1991, qui acceptent ainsi de se mettre d’accord sur un mode de gestion des Alpes entre développement et protection, inventant ainsi un nouvel objet politique. Cela fait longtemps qu’il existe des traités à l’échelle des bassins du Rhin, du Danube, mais pour la première fois c’est à l’échelle d’un massif de montagne qu’un accord international contraignant est établi (il fut par la suite dupliqué dans les Carpates). Au départ, on se pose pas la question de savoir comment être montagnard, ce sont simplement les États qui acceptent de déléguer une petite partie de leurs compétences dans les portions de territoires concernées par la Convention alpine. Un tel résultat est à envisager sur le temps plus long, notamment à travers la CIPRA (Commission internationale pour la protection des Alpes) qui est une ONG créée au début des années 1950 avant tout pour protéger les Alpes, sur le modèle environnementaliste ou écologique. Pour la CIPRA, les Alpes ne devaient pas être des morceaux, des pièces d’un État-nation mais bel et bien une entité dans laquelle sont menés des projets sur la conservation de la nature. Les membres de la CIPRA, qui sont extrêmement pragmatiques, ont ainsi œuvré pour la bonne réalisation de la Convention alpine avec l’idée de faire émerger une communauté d’intérêts de tous les acteurs qui s’intéressent aux Alpes, et en priorité, de ceux qui l’habitent. La CIPRA, une fois que la convention a été mise en place, a développé quantité d’associations (associations de villes alpines, d’entreprises, de communes, etc.), autant d’acteurs qui partagent une même vision des Alpes, celle du développement durable. Ainsi, une association comme Alliance dans les Alpes, peut revendiquer un réseau extrêmement développé et actif d’acteurs sur 290 communes qui se définissent avant tout comme des communes alpines, au-delà de la pluralité des langues et des appartenances nationales. Le référentiel alpin, et donc montagnard, est devenu un principe d’action primordial. La figure de la montagne est ainsi à disposition de ceux qui veulent sans servir, mais cela ne s’effectue évidemment pas toujours sur un mode consensuel.

Le terme important de cette conférence, bien que n’apparaissant pas dans le titre, est donc l’identité. L’identité dans un sens large, sur le mode personnel et biologique (la capacité du corps à être influencé par l’environnement montagnard). C’est aussi l’identité collective, au sens politique et sociale. Il existe donc différentes manières de penser la montagnité, en fonction des acceptions personnelles et collectives de la montagne.

Questions :

Public : En vous écoutant, je me demandais si vous seriez d’accord d’ajouter une facette à l’être montagnard, celle de la modernité. L’importance des scientifiques, des savants dans l’identification des spécificités de la montagne, la montagne comme espace du triomphe de la technique, du positivisme et de la modernité, voire à une certaine post-modernité. Ce sont par exemple des espaces où sont stimulées des initiatives comme celles de la transition énergétique. Il y aurait ainsi dans la modernité un fil conducteur dans les manières d’afficher, de revendiquer l’être montagnard.

D. : Je suis assez d’accord avec cette idée, à deux ou trois nuances près. Ce que vous proposez est intéressant, car assez régulièrement dès le XVIIIe siècle, surtout dans le XIXe siècle et jusqu’à l’époque des barrages dans la première moitié du XXe siècle, on a volontiers considéré la montagne comme un laboratoire d’expérimentation de toute une série de technologies. Soit on inventait en montagne, comme les barrages justement, soit on cherchait à développer en montagne pour pousser le développement de technologies qui avaient déjà fait leur preuve, comme les chemins de fer. Il y a plusieurs histoires des chemins de fer, entre le développement du chemin de fer en Angleterre et dans le nord de la France et l’arrivée du chemin de fer au Mont Cenis, il y a un saut qualitatif tout à fait incroyable et une sorte de dimension prométhéenne. Cela est dû pour beaucoup aux innovations technologiques, mais qui ont principalement été apportées de l’extérieur. Ces innovations n’ont en réalité que très peu été appropriées par les populations locales, d’abord parce que les capitaux et les types de formations nécessaires à l’appropriation de ces technologies étaient défaillants dans les régions de montagne. Ce constat est vrai pour une partie de l’histoire alpine, mais il ne l’est pas pour d’autres régions de montagne en Europe, et il n’est plus du tout exact pour le reste des montagnes du monde qui n’ont absolument pas été des laboratoires de développement et des lieux d’expression de la modernité. Ce bémol s’observe même en Amérique du Nord, sauf pour l’invention des outils de protection de la nature, qui sont aussi une forme de modernité, mais dans laquelle les Amérindiens n’ont pas été intégrés. Pour revenir sur la période contemporaine, au-delà de la modernité, je pense que c’est vrai jusqu’à un certain point. Lorsque l’on est curieux de la montagne, on aime à dire que c’est un laboratoire de plein d’inventions : il y a une vérité historique, sociologique, politique, mais qui est à relativiser et à replacer dans son contexte spatial.

Public : Est-ce que l’on pourrait faire un parallèle avec d’autres géotypes, je pense notamment aux îles. Existe-t-il des liens que l’on pourrait tisser entre la montagnité et l’insularité, entre l’être montagnard et l’être insulaire ?

D. : Si un tel parallèle fonctionne bien pour l’insularité à propos de laquelle le même genre de mythologies se déploie, il n’y a pas tant de types, de géotypes physiques et humains qui peuvent se prêter à la comparaison. Et se pose le même problème de diversité de situations d’îles et de populations insulaires que l’on a rencontré pour évoquer l’être montagnard. Cela contribue d’ailleurs certainement à la popularité de l’identité montagnarde.

Public : Plus une remarque qu’une question, il me semble qu’il y a en filigrane dans votre propos sur les identités, quelque chose que l’on pourrait qualifier de relation à l’espace dans l’utilisation de l’objet montagne. Vous avez présenté la question de l’objet social, mais pas tellement la manière dont la représentation de l’objet montagne a évolué, passant d’un espace répulsif à un espace attractif.

D. : Vous avez raison, je n’en ai pas beaucoup parlé, mais c’est vrai de toutes les identités territoriales. Ce processus apparaît à partir du moment où les identités sont conçues territorialement, où on imagine que le territoire matériel constitue un socle de ressources, économiques ou autres, et également un pilier identitaire dans lequel on va puiser des objets, des éléments du paysage, des lieux, des savoir-faire que l’on va mettre au service de la construction des identités sociales ou personnelles. Vous avez raison, c’est ce qui fait la grande différence des identités territoriales par rapport à d’autres formes d’identité.

Public : Peut-on penser les grands événements, comme les jeux olympiques d’hiver, comme des outils de l’élargissement de l’imaginaire de la montagne et de l’appropriation de l’identité montagnarde ?

D. : C’est un très bel exemple les Jeux olympiques, c’est une chance immense pour les régions de montagne qui a fait consensus pendant des années, mais actuellement ils y a des oppositions contre l’organisation de ces événements en Suisse, en Autriche, en France. Les critères définissant l’image du montagnard sont subordonnés à une façon de concevoir la montagne : quel type de montagne veut-on avoir ? Aujourd’hui, l’ambition olympique dans des régions de montagne est presque systématiquement l’objet de controverses, opposant des personnes porteuses de conceptions de la montagne contradictoires, mais aussi possiblement d’identités montagnardes contradictoires. Par conséquent, le clivage est beaucoup moins celui que j’ai mis en scène historiquement entre les populations de montagne et les autres, mais plus un regroupement d’individus aux trajectoires et intérêts très hétérogènes. Les Jeux olympiques mettent en évidence ces différentes façons de concevoir la montagne et le développement que l’on souhaite en faire, principalement dans les pays germaniques, anglophones et scandinaves.

Compte-rendu réalisé par Lise Piquerey,  relu et amendé par l’intervenant.