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Le Tour fait-il le tour de la France ? L’alimentation au Groenland

Le Café Géo qui s’est déroulé à Chambéry le 6 décembre 2022 accueillait deux intervenants qui ont présenté leurs travaux de recherche conduits en master. Antonin van der Straeten, actuellement doctorant au sein du laboratoire EDYTEM à l’Université Savoie Mont Blanc, a commencé avec un regard géographique sur le Tour de France, évènement sportif qui a été au cœur de ses mémoires de Master 1 et Master 2. Ce fut ensuite à Nina Parmantier, aujourd’hui en Master 2 Géosphères (Master recherche en géographie) à l’Université Savoie Mont Blanc, d’aborder un sujet diamétralement différent : la question de l’alimentation au Groenland., une thématique qu’elle continue d’explorer cette année.

Le Tour fait-il le tour de la France ?

Critique(s) dune géographie idéalisée

 

En guise d’introduction, Antonin van der Straeten évoque les critiques récurrentes à propos du parcours du Tour de France qui est décrié pour ne pas faire réellement le tour de l’hexagone. Pour lui, ces critiques renvoient à l’idée d’une géographie réductrice associée au Tour et il apporte une première réponse en s’appuyant sur les propos de Roland Barthes pour qui « la géographie du Tour est soumise à une nécessité épique de l’épreuve ».

En effet, chaque année au moment où le parcours du Tour est dévoilé, celui-ci est vivement attaqué. Antonin van der Straeten en profite pour rappeler qu’Alain Rémond qualifiait en 2009 dans La Croix le parcours du Tour 2010 de « gigantesque arnaque » au regard du tracé de l’épreuve cette année-là. Toujours pour illustrer cette critique d’un Tour qui selon certains ne ferait pas le tour, le doctorant fit apparaître à l’écran un florilège de critiques plus ou moins acerbes postées par des internautes sur différents réseaux sociaux. Il était alors possible de lire parmi ces commentaires : « c’est pas un tour de France », « à quand un Tour de France comme avant ! », « à quand le départ du Tour en Russie ? ». Enfin, Antonin van der Straeten indique que l’annonce très récente d’un final du Tour à Nice en 2024 (année olympique en France) est aussi une source de déchaînement sur les réseaux sociaux.

Ainsi, après avoir présenté et illustré les critiques qui entourent les parcours du Tour de France, Antonin van der Straeten se questionne sur la signification de faire le tour, est-ce : « un tour de la France », « Un tour autour de la France » impliquant d’être à l’extérieur du pays ou bien « faire un tour en France ». Mais finalement le Tour de France ne serait-ce pas tout cela à la fois, c’est en tout cas l’idée émise par le conférencier.

« Qu’est-ce que faire le tour ? », réalisation Antonin Van der Straeten, 2023

1/ La France du Tour : trajectoires en centres et en périphéries

Face à toutes ces critiques, Antonin Van der Straeten propose des réponses et des arguments. Il rappelle d’abord qu’en 1925 le Tour de France a littéralement fait le tour de la France et de fait ce parcours contribua à l’époque à exclure une grande partie du territoire français. Ce parcours de 1925 reste similaire durant les années qui suivent jusqu’en 1947, depuis, peu de Tour de France ont été aussi proches de la définition sensu stricto de faire le tour.

Carte extraite de la présentation, réalisation Antonin van der Straeten, 2020

Pour étayer ces propos, Antonin van der Straeten présente une carte qui montre la répartition départementale des accueils du Tour de France entre 1990 et 1999. Ainsi, il lui est possible de faire ressortir la prédominance de certains territoires, comme les départements de l’Isère, de la Savoie ou bien celui des Pyrénées-Atlantiques. Cela traduit l’importance des massifs montagneux et illustre parfaitement la dimension « épique » du Tour évoquée par Roland Barthes.
De plus, Antonin van der Straeten fait également remarquer qu’au regard de la superposition du tracé – illustrée par une carte de Romain Courvoisier (2021) – le Tour fait bien le tour de la France puisqu’il va partout sur le territoire français, bien qu’il existe des centres avec les principaux massifs montagneux et des périphéries comme le département du Loiret.
Le géographe développe ensuite une approche multiscalaire, en constatant à partir de données statistiques que « le Tour va de plus en plus dans des petites villes à linstar de Sarran et ses 300 habitants, en Corrèze ». Cette affirmation lui permettant alors d’indiquer que les centres du Tour de France ne sont pas forcément les grandes villes. Il conclut ainsi cette première partie en affirmant que « des sites accueillent le Tour de France sans avoir d’habitants, comme certains cols » ; Le Tour faisant alors de certaines périphéries “inhabitées” des centres éphémères, le temps de cet évènement sportif.

2/ La montagne : centre décentralisé et multiforme

Pour la seconde partie de son propos, Antonin van der Straeten analyse deux cartes illustrant la superposition des parcours du Tour de France dans les Alpes du Nord et le Bugey entre 2007 et 2013 pour la première et entre 2014 et 2020 par la seconde. Cette analyse lui permet alors de montrer la manière dont au fil du temps et des passages le Tour contribue à asseoir de véritables centres en territoires montagnards. La première carte illustre le poids de communes comme Le Grand-Bornand, Annecy ou encore l’Alpe-d’Huez, tandis que la seconde montre l’importance des communes savoyardes d’Albertville ou de Saint-Jean-de-Maurienne. Ainsi, pour Antonin van der Straeten, cette récurrence des passages établit de véritables centres dans des territoires qui auraient pu être perçus comme des périphéries.

Cartes extraites de la présentation, réalisation Antonin Van der Straeten, 2020

Pour Antonin van der Straeten ce phénomène n’est pas propre aux Alpes du Nord, mais bien à une grande partie des massifs montagneux de l’hexagone, indiquant que « les Vosges et le territoire alsacien connaissent des dynamiques semblables bien que le tracé du Tour de France 2023 contrevienne à cette logique ».

Ainsi, il achève cette seconde partie en présentant une typologie qu’il a pu établir au sujet des cols fréquentés par le Tour de France. Pour lui, il se dégage au fil du temps des cols dit « historiques » comme la Croix de Fer dans la vallée de la Maurienne qui s’érige comme un emblème de cette épreuve sportive. S’ensuivent les cols « récents » qui apparaissent depuis la décennie 1990 dans le parcours du Tour, c’est le cas de la Planche des Belles Filles dans les Vosges. Et enfin les cols « oubliés » comme celui de l’Arpettaz en Savoie, déjà visité mais aujourd’hui délaissé par l’évènement. Une typologie qui contribue à montrer cette diversité des territoires traversés par le Tour de France.

3/ Aller hors de France : hérésie ou repoussement des frontières ?

Dans ce troisième et dernier temps, l’intervenant propose au public de revenir sur les départs et/ou arrivées du Tour à l’étranger, aspect qui alimente les multiples critiques évoquées précédemment. Antonin van der Straeten souligne le fait que le Tour de France ne fréquente pas uniquement le territoire français ; il rappelle par exemple qu’en 1992, à l’occasion de la signature du traité de Maastricht, l’évènement sportif a compté 15 départs et arrivées hors de l’hexagone. Cette fréquentation de pays étrangers est pour lui une composante importante du Tour de France, avec toutefois une véritable recherche de proximité avec la Belgique, les Pays-Bas ou encore la Suisse qui figurent parmi les pays à avoir le plus accueilli d’étapes du Tour de France. Antonin van der Straeten parle alors d’une progression diachronique permettant de voir une croissance du nombre d’étapes à l’étranger depuis 2006, avec par exemple l’édition de 2009 où 6 pays ont vu passer les coureurs du Tour de France.

Carte extraite de la présentation, réalisation Antonin van der Straeten, 2021

Ces passages à l’étranger sont source de controverses, mais aussi d’acceptation selon Antonin van der Straeten qui, au cours de ses travaux de Master, a réalisé des enquêtes dont les résultats montrent que « finalement, il y a une plutôt bonne acceptabilité du passage à l’étranger ». D’une certaine manière le passage à l’étranger permet cette internationalisation voire cette mondialisation de l’évènement sportif Tour de France, aspect fortement développé par l’intervenant dans ses travaux de recherche. Cette internationalisation alimente les critiques d’un Tour qui ne ferait finalement pas le tour, et cela doit, selon Antonin van der Straeten, être reconsidéré comme un élément consubstantiel du Tour de France.

Cette présentation se conclut sur la projection d’une carte intitulée « Des villes inédites » réalisée en 2022 par Lucas Destrem qui montre qu’il reste encore beaucoup de possibilités dans les tracés à venir du Tour de France. Antonin van der Straeten estime finalement que de multiples volontés territoriales associées aux imaginaires géographiques du Tour gravitent autour du Tour. En somme, « le Tour de France est passé dans tous les départements français, Corse comprise, mais hors outre-mer » et finalement « il fait donc le Tour sans le faire et, de toute évidence, ce n’est pas sa vocation d’aller partout ». Antonin van der Straeten conclut sur les mots d’Henri Desgrange, cycliste et surtout fondateur du Tour, pour qui « le Tour est une épreuve vivante qui ne peut se contenter de vivre sur son passé ».

L’alimentation au Groenland

Manger vert au pays blanc

 

Nina Parmantier débute cette seconde présentation en rappelant que le Groenland ne correspond pas uniquement aux imaginaires fréquents en Occident qui réduisent l’île à la naturalité et au réchauffement climatique. Selon elle, le Groenland est également un monde habité confronté à des enjeux sociétaux et animés par des cultures dynamiques.
Au cours de cette introduction, Nina Parmantier revient sur le contexte politique et démographique qui lui semble être un élément essentiel à la compréhension de l’alimentation au Groenland. Ainsi, elle rappelle au public que le Groenland est un pays constitutif du royaume du Danemark. La souveraineté danoise sur le Groenland dans le domaine des affaires étrangères et de la monnaie créée des dépendances qui questionnent la possibilité d’une indépendance de facto du Groenland comme le prévoit la loi de 2009. Cette dépendance fait de la capitale groenlandaise, Nuuk, un centre économique et politique disputé. Avec ses 19 200 habitants, soit le tiers de la population totale de l’île, les acteurs économiques de Nuuk doivent répondre aux risques d’insécurité alimentaire tout en satisfaisant les goûts d’une population issue de cultures culinaires variées (inuit, nordique, asiatique). Ces dimensions vont être au cœur de la présentation de Nina Parmantier.

Le Groenland : une île polaire au cœur d’un processus d’autonomisation politique vis-à-vis du Danemark. Sources : Statistics Greenland, 2022 et Naalakkersuisut, 2009. Réalisation : Nina Parmantier, 2022

1/ La transition alimentaire à Nuuk : entre occidentalisation et végétalisation

Pour cette première partie, Nina Parmantier revient sur l’alimentation traditionnelle groenlandaise. Elle présente au public la diversité des mets consommés historiquement par les populations locales, avec entre autres la baleine, le phoque et le bœuf musqué. Sur ce dernier point, la géographe indique que la chasse aux mammifères marins est autorisée par les exceptions prévues par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones.

Exemple de plat groenlandais, photographie et apport Nina Parmantier, 2022

Néanmoins, la sédentarisation tend à réduire la centralité des aliments « traditionnels » et à favoriser l’occidentalisation des habitudes alimentaires. Par exemple en 2022, les fast-foods représentaient 24 % de l’offre de restauration nuukoise tandis que seuls 12 % des restaurants proposaient des mets d’inspiration groenlandaise. Selon Nina Parmantier, cela souligne le processus de mondialisation culturelle que connaît Nuuk aujourd’hui.

La mondialisation culturelle à Nuuk : le cas des restaurants nuukois par type de cuisine en 2022. Sources : observations, entretiens, Tripadvisor, Google Map. Réalisation : Nina Parmantier, 2022.

La géographe continue en soutenant que la transition alimentaire à Nuuk se traduit par deux processus concomitants. Le premier consiste en la marginalisation des aliments issus de la chasse comme l’ont montré ses enquêtes réalisées au printemps 2022 et concluant à une diminution évidente de la consommation de viande de mammifères marins et de grands gibiers (bœuf musqué et rennes). Le second aspect réside dans l’augmentation de la consommation hebdomadaire de fruits et légumes, bien que cela pose des problèmes en matière d’accessibilité à ces produits.

2/ Une sécurité alimentaire incertaine face à l’insalubrité, les ruptures d’approvisionnement et la cherté des denrées

Après avoir expliqué le processus de transition alimentaire que connaît le Groenland, Nina Parmantier s’est intéressée à l’insécurité alimentaire qui découle selon elle en partie de cette modification des habitudes alimentaires. Plusieurs aspects sont alors abordés. Il est tout d’abord question de la contamination des aliments traditionnels liée aux rejets des polluants organiques persistants et des métaux lourds dans l’eau par les industries. La concentration de ces polluants au sommet de la chaîne alimentaire génère de graves problèmes sanitaires au Groenland.

Illustration D : La pollution des mammifères marins groenlandais : un enjeu du global au local. Sources : Petersen et al, 2011, Bjerregaard, 2012, AMAP, 2021. Réalisation : Nina Parmantier, 2022

Puis, il est question de l’insalubrité de certains aliments modernes participant au développement de nouveaux problèmes de santé tels que le diabète ou l’obésité. Nina Parmantier souligne que l’obésité touche certes une partie des Groenlandais sans qu’elle soit plus répandue qu’ailleurs. Ce sont les représentations sur l’autochtonie qui conduisent une partie des Occidentaux à surestimer les problèmes d’obésité au Groenland.

Ensuite, Nina Parmantier indique que les ruptures d’approvisionnement sont un risque non négligeable au Groenland. En effet, elle rappelle que tous les approvisionnements alimentaires transitent via le Danemark ou l’Islande. Cela illustre alors la dépendance du Groenland au Danemark évoquée en préambule. Le constat de la géographe sur ces risques de pénurie reste néanmoins nuancé. Elle souligne ainsi que Nuuk est moins vulnérable aux ruptures d’approvisionnement grâce à son port libre de glaces toute l’année qui lui permet de bénéficier d’une bonne accessibilité. Ce n’est cependant pas le cas de tous les ports du Groenland, comme l’indiquent les restrictions de circulation dans la partie nord et est de l’île.

Port de Nuuk libre de glace en avril 2022, photographie Nina Parmantier, 2022

Pour terminer à propos de la sécurité ou de l’insécurité alimentaire, Nina Parmantier expose au public la cherté de certains aliments qui crée une inaccessibilité économique des végétaux pour les populations les plus modestes. Pour illustrer cela, elle rappelle qu’en moyenne un Groenlandais gagne 21 700€/an contre 43 000€/an pour un Danois (en raison principalement des écarts de qualification et de niveau d’étude). Or, les prix élevés des aliments importés conjugués aux revenus parfois modestes contribuent à des formes d’insécurité alimentaire au Groenland.

3/ Des stratégies pour faire face à la transition et l’insécurité alimentaire

Ne souhaitant pas laisser son auditoire sur une note négative, Nina Parmantier aborde dans un troisième et dernier temps la question des stratégies mises en place localement pour faire face à ces questions de transition et d’insécurité alimentaire.

Parmi ces stratégies, l’intervenante évoque le développement de l’hydroponie permettant d’approvisionner le marché local de Nuuk. Ces cultures hydroponiques développées par l’entreprise Greenlandic Greenhouse sont réalisées de manière durable par l’utilisation de l’hydroélectricité et de la chaleur excédentaire provenant de l’incinérateur à quelques mètres de la serre.

Schéma extrait de la présentation, réalisation Nina Parmantier, 2022

Au-delà de la culture hydroponique, Nina Parmantier évoque également le développement d’une petite agriculture dans le Sud du Groenland. Pour elle, cette agriculture est aujourd’hui insuffisante pour assurer l’autosuffisance alimentaire du Groenland. Mais à l’échelle locale, cette stratégie pourrait favoriser le développement d’une alimentation locale saine. La carte suivante réalisée par l’intervenante montre la présence de l’agriculture sur la côte méridionale ; toutefois on peut observer que, rapporté à l’ensemble du territoire groenlandais, cela reste relativement réduit. Cette dimension agricole sera au cœur des recherches de l’intervenante en 2023.

Vers une hyperspécialisation régionale du Groenland ? Sources : Statistics Greenland, Naalakkersuisut (2020), Sullissivik (2022). Réalisation : Nina Parmantier, 2022

Pour conclure sa présentation, Nina Parmantier rappelle les principaux points évoqués et les idées essentielles à retenir autour de cette question de l’alimentation au Groenland. La population groenlandaise oscille entre tradition et modernité et est confrontée à des problématiques sanitaires majeures. Toutefois, elle tient à souligner la grande résilience du système alimentaire groenlandais en lien avec la conservation de pratiques d’auto-approvisionnement indissociables de l’identité groenlandaise, tels que la pêche et la chasse. Ces aspects sont pour Nina Parmantier le signe d’une grande capacité d’adaptation de la part de ces populations.

 

Compte-rendu rédigé par Yannis NACEF, professeur agrégé de géographie et doctorant en géographie au laboratoire EDYTEM (Université Savoie Mont Blanc – CNRS), décembre 2022