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De Bangkok à Bali : géographie du tourisme en Asie du Sud-Est

Café Géo de Montpellier – Mardi 28 janvier 2020

De Bangkok à Bali : géographie du tourisme en Asie du Sud-Est.

Emmanuelle Peyvel, maître de conférences en géographie à l’université de Brest (UBO), EA Géoarchitecture.

 

Pour entrer dans le sujet, nous pourrions partir de l’actualité : le nouvel an lunaire. Le 25 janvier 2020, nous sommes entrés dans l’année du Rat. C’est une période souvent intense en mobilités touristiques en Asie du Sud-Est. Plusieurs dynamiques peuvent ressortir de cet événement.

La première que l’on peut observer est que les villes se vident à ce moment-là. Ceci est représentatif d’une croissance urbaine récente et corrélée à l’accroissement économique qu’ont connu ces pays. Les citadins regagnent leur village natal et progressivement se forge l’idée d’une campagne, un rêve de citadin distinct de l’espace rural agricole productif. Cette dynamique alimente les sociabilités familiales, et permet de  “faire famille”, y compris avec les membres de la diaspora.

La deuxième grande dynamique touristique que l’on peut observer à l’occasion du Nouvel An lunaire concerne les montagnes. Ces dernières sont des lieux anciens de pèlerinage, beaucoup y prient pour s’attirer les meilleures faveurs pour la nouvelle année. Cette mobilité touristique est représentative d’un autre grand ressort touristique en Asie du Sud-Est : la prière. Elle s’intègre pleinement au triptyque « Pray, Play, Pay » proposé par Nelson Graburn pour rendre compte du tourisme domestique asiatique. Payer doit être ici entendu dans le sens de consommer. En effet, le nouvel an lunaire est un moment festif, où l’on a plaisir à s’amuser et à consommer : on achète des souvenirs, on consomme de bons repas, etc. En ce sens, le tourisme est représentatif des sociétés de consommation dont profitent aujourd’hui pleinement les classes moyennes sud-est-asiatiques. Cette mobilité spirituelle s’articule aussi dans certains pays comme le Vietnam à celle du du xuân (littéralement “partir au printemps”). Cette mobilité est commune à d’autres pays d’Asie, il s’agit d’admirer la végétation en fleurs au printemps (les cerisiers au Japon ou en Corée par exemple). En Asie du Sud-Est l’attention est portée sur les abricotiers, les pruniers et les pêchers parce que les fleurs sont jaunes et rouges, couleurs de la fête en Asie.

Les mobilités touristiques en Asie du Sud-Est relèvent donc d’imaginaires et de représentations qui sont propre à ces pays et qui nécessitent un certain décentrement du regard pour les occidentaux.

  1. La place croissante de l’Asie du Sud-Est dans la mondialisation touristique

            1.1. Une concentration touristique ancienne en voie de diversification

A l’échelle mondiale, le tourisme est un secteur qui ne connaît pas la crise. Ce secteur a connu une croissance exponentielle depuis les années 1950 selon les statistiques de l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT). En effet, en 2018, il y avait 1,4 milliards d’arrivées de touristes internationaux (ATI) contre 25 millions en 1950, et les recettes ont également bondi : 1,7 trillions de dollars en 2018 alors qu’elles étaient de 2,1 milliards en 1950. Pour le comprendre, il faut rappeler que le tourisme représente aujourd’hui dans le monde un emploi sur dix et 10% du PIB mondial selon l’OMT, et c’est un secteur économique qui offre des perspectives de croissance intéressantes.

            1.2. Une massification des flux au service d’une diffusion spatiale

Parti d’Europe et d’Amérique du Nord, le tourisme a progressivement concerné d’autres espaces, et en particulier l’Asie. En 1950, les quinze premières destinations absorbaient 98% des arrivées de touristes internationaux (ATI). Puis cette forte concentration des flux a diminué et, en 2010, les quinze premières destinations mondiales absorbaient seulement 57% des ATI, l’Asie-Pacifique se taillant progressivement une place dans l’œcoumène touristique. Ainsi, la zone Asie-Pacifique, qui représentait un centième des flux en 1950, en représente aujourd’hui un cinquième. Selon l’OMT, l’Asie-Pacifique est aujourd’hui la deuxième région d’accueil de touristes internationaux (348 millions d’ATI), après l’Europe et avant l’Amérique. Cependant, il faut tenir compte d’un biais statistique : l’Europe est composée de petits pays avec des frontières facilement franchissables ce qui a tendance à surévaluer l’arrivée de touristes internationaux. Compte tenu de ce biais, l’Asie Pacifique se classe finalement déjà en haut du podium. Dans le « top 10 » de l’Organisation Mondiale du Tourisme, nous retrouvons en 2018 deux destinations asiatiques : la Chine (4e pour les arrivées mais dernière pour les recettes) et la Thaïlande (9e pour les arrivées mais 4e pour les recettes).

C’est en Asie que les perspectives de croissance du secteur touristique sont les plus fortes avec plus de 7% de croissance pour les ATI et plus de 5% pour les recettes générées par le secteur. Parallèlement, les marchés européens et américains arrivent à saturation aujourd’hui.

            1.3. Une inégale répartition régionale des flux dans la région Asie-Pacifique

La répartition de ces flux au sein de la zone est inégale (2018, OMT) :

– Asie du Nord-Est : 169,2 millions d’arrivées de touristes internationaux

– Asie du Sud-Est : 128,7 M

– Asie du Sud : 32,8 M

– Océanie : 17 M

La “locomotive” de la région est l’Asie du Nord-Est avec un tropisme chinois qui est un énorme flux émetteur. Puis nous retrouvons l’Asie du Sud-Est, deuxième dans la répartition des flux, ensuite l’Asie du sud polarisée par l’Inde et enfin l’Océanie polarisée par l’Australie. En 2017, l’Asie du Sud-Est représentait 9% des arrivées de touristes internationaux et 135 milliards de dollars de recettes. Environ 14% de la production de richesse de la zone dépend du tourisme. Ce secteur participe de la diversification des économies sud-est asiatiques, de leur tertiarisation et leur dématérialisation.

En Asie du Sud-Est, nous pouvons distinguer plusieurs groupes de pays. Le premier est composé de deux pays déjà très « touristiques » : la Thaïlande (38,3 millions d’ATI) et la Malaisie (25,8 millions d’ATI). La Thaïlande a imposé un modèle à l’international car elle propose une offre complémentaire : un tourisme balnéaire au Sud et un tourisme patrimonial au Nord (notamment avec les anciennes villes royales). Elle a su fidéliser une clientèle de repeaters, qui reviennent plusieurs fois. La Malaisie, quant à elle, offre 4sites classés UNESCO (2 culturels et 2 naturels) et elle est une des destinations préférées pour le tourisme halal (avec l’Indonésie).

Un deuxième groupe de pays, formé par le Vietnam, l’Indonésie et Singapour, connaît des arrivées de touristes internationaux dépassant les 10 millions. Enfin, nous pouvons distinguer un dernier groupe de pays rassemblant le Cambodge, la Birmanie et le Laos notamment qui accueillent encore peu de touristes mais dont les flux connaissent une forte croissance.

Brunei reste un cas particulier dans la zone :  il vit essentiellement de la rente pétrolière. Par ailleurs, son rigorisme religieux n’est pas propice à l’ouverture aux  flux touristiques.

Dans la région, les croissances sont globalement fortes. En moins de vingt ans les flux du tourisme international ont été multipliés par deux en Malaisie, à Singapour et en Indonésie, par trois aux Philippines et par douze au Cambodge.

 

  1. Les lieux de la mondialisation touristique en Asie du Sud-Est

            2.1. Les sites UNESCO

Le tourisme sert l’Asie du Sud-Est dans son intégration à la mondialisation et sa visibilité à l’international mais certains espaces sont plus visités que d’autres. Tout d’abord, les classements UNESCO offrent une grande notoriété. Les pays comptant le plus de sites sont majoritairement les pays insulaires (9 en Indonésie et 6 aux Philippines) et seuls 2 pays de la zone n’ont aucun site classé (Timor Leste et Brunei), du fait de leur petitesse et de leur caractère récent. La labélisation UNESCO a accompagné la  réintégration sur la scène internationale de certains pays après la guerre froide, comme nous pouvons le voir avec les cas du Vietnam accepté en 1987 (ex : Baie de Ha Long ou la cité impériale de Hue) ou du Cambodge en 1991 (ex : Temples d’Angkor) signe de normalisation dans les relations internationales. Les sites d’Asie du Sud-Est représentent 3,6 % (41 sur 1 121) des sites de l’UNESCO (le premier pays étant l’Italie et le deuxième la Chine).

            2.2. Les plages mondialisées

Les plages de sable blanc, bordées d’une mer chaude et turquoise, où s’égrènent des cocotiers, sont devenues des cartes postales internationalisées dont les pays d’Asie du Sud-Est ont su se saisir comme ressource touristique. Elles ont été mises en désir par des romans ou des films, par exemple The Beach (2010) tiré du roman d’A. Garland (1996) qui montre la plage de Maya Bay à Kho Phi Phi. Il est impossible de comprendre le retentissement mondial qu’a eu le tsunami de 2004 à Phuket si on n’inscrit pas la fréquentation de ces plages à l’échelle mondiale. Ces plages devenues familières, sont perçues comme d’autant plus proches qu’elles sont très fréquentées par des repeaters (qui reviennent plusieurs fois au même endroit, ils sont nombreux en Thaïlande). Ces plages sont aussi très connues depuis plusieurs décennies car elles sont inscrites sur les grandes routes du backpacking mondial (nées avec les hippies).

            2.3. Les quartiers routard

Cette forme de tourisme a fait naître des espaces dédiés particuliers : les quartiers routard dans lesquels s’est développée une véritable économie locale. Il s’agit d’une économie de l’altérité basée sur une tension spatiale : l’ancrage et la mobilité, dont tirent parti des passeurs d’altérité. Dans le créneau de l’ancrage (ceux qui vont vivre du fait que les routards restent quelques jours) il faut compter l’hébergement (guest house / freaky hotel), la restauration (restaurant, bar), les laveries, etc… L’exemple du quartier routard de Saigon (Pham Ngu Lao) montrent que les ressources qu’en retirent les Vietnamiens du quartier sont  multiples et ne sont pas toujours déclarées (cas de  location d’une machine à laver dans une maison pour diversifier les ressources du ménage en faisant la lessive de touristes de passage), mais c’est aussi ce qui permet à tout le quartier, y compris dans les petites ruelles n’ayant pas pignon sur rue, de tirer profit, même modestement, de cette économie touristique. Dans l’économie de l’ancrage, il y a les commerces de la distraction pour divertir les touristes, en particulier le soir : boîtes de nuit, bars, karaokés (très populaires en Asie du Sud-Est), les spas, les ongleries et tout le commerce du sexe et de la drogue (souvent concentré dans ces quartiers pour être mieux contrôlé). Le quartier de Khao San Road à Bangkok est un autre exemple de ce type de quartier routard.

Concernant l’économie des mobilités touristiques, ce sont certains agents économiques particuliers qui vont intervenir : les agences de voyage, les guides polyglottes, les négociateurs de visas, et tous les transporteurs à différentes échelles (de l’échelle locale avec les taxis-motos / tuk tuk, jusqu’au billet d’avion pour les pays voisins).

Ces quartiers ne sont pas considérés comme des enclaves car d’après une étude des cadastres du quartier de Pham Ngu Lao (Hô Chi Minh-Ville, Viêt-nam), nous pouvons remarquer que les propriétaires sont vietnamiens et avec des mises de départ historiquement peu importantes (contrairement à de gros resorts destinés au tourisme international détenus par de grands groupes étrangers et donc peu accessibles aux populations locales).

 

  1. Des flux touristiques en Asie du Sud-Est essentiellement régionaux
  2. 1 A l’échelle sud-est asiatique

Si l’Asie du Sud-Est se positionne de manière croissante comme un pôle important de la mondialisation touristique, il faut toutefois bien garder en tête que, l’essentiel des mobilités touristiques ne relève pas de flux transcontinentaux mais plutôt de mobilités touristiques de proximité qui s’épanouissent à l’échelle régionale et nationale.

Les clientèles sud-est-asiatiques représentent 73% des arrivées de la zone. Quatre pays seulement enregistrent des arrivées de touristes internationaux significatives (dépassant les 30%) : la Thaïlande, Singapour, l’Indonésie et les Philippines. Aucun pays n’est dépendant du tourisme, il n’y a pas de situation d’extraversion dans cette région, ce qui est important pour la stabilité économique de la zone (même si localement, certaines provinces peuvent en dépendre comme Phuket ou Bali). La Thaïlande est un cas particulier au regard du poids du secteur touristique mais les flux dans ce pays proviennent majoritairement d’Asie du Nord-Est (40 %) et d’Asie du Sud-Est (27 %).

Les Chinois voyagent essentiellement en Asie (de l’est et du sud-est) et représentent une vraie manne. Ils pratiquent surtout un tourisme de proximité, d’abord à  Hong-Kong et Macao. Cette manne touristique ne peut qu’augmenter car aujourd’hui seuls 10 % des Chinois possèdent un passeport (même si certains pays d’Asie du Sud-Est  pratiquent l’exemption de visa, ce qui est une aide au tourisme). On comprend mieux les menaces que fait peser aujourd’hui le coronavirus sur le secteur.

            3.2. A l’échelle nationale

Le tourisme international reste cependant la face émergée de l’iceberg : la plupart des touristes ne sont pas des touristes étrangers mais des touristes domestiques. Un touriste domestique peut être défini comme un habitant du pays visitant son pays. Partant du principe qu’on apprend d’abord à faire du tourisme chez soi avant d’en faire chez les autres, l’expérience que font aujourd’hui les populations sud-est asiatiques de cette mobilité se fait d’abord à l’intérieur des frontières nationales, là où certains grands repères sont ménagés (langue, monnaie, etc.) malgré l’altérité procurée par le voyage. Ainsi, au Viêt Nam, il existe un rapport de 1 à 5 entre le tourisme domestique (80 millions de visiteurs en 2018) et le tourisme international (plus 15 millions de visiteurs en 2018). Ce tourisme domestique a de nombreux avantages alors qu’il est souvent peu encouragé et invisibilisé par les instances internationales comme les grands bailleurs de fonds. Tout d’abord, il est mieux réparti dans l’espace que le tourisme international, qui se concentre sur les sites labellisés UNESCO ou les plages mondialisées (fractions de territoire assez peu importantes). Le tourisme domestique va en effet infuser les espaces ruraux (familles), les lieux de pèlerinage, etc… Ensuite, le tourisme domestique est beaucoup plus stable dans le temps car il est beaucoup plus résistant aux crises (politique, financière, sanitaire, etc…), comme le montre l’actualité du coronavirus. Enfin, l’investissement des populations locales dans ce tourisme est plus facile car la mise de départ n’est pas forcément importante, alors que le touriste international a des standards de confort et des normes souvent plus élevées. Pour toutes ces raisons, le tourisme domestique est  souvent encouragé par les États, par exemple avec une double tarification sur les sites touristiques au profit des populations locales. Ce soutien peut être également compris dans une perspective politique : soutenir la visite de certains hauts-lieux de la nation (musées d’histoire et d’ethnologie, mausolée, etc.) participe à la construction d’un sentiment national.

            3.3. Les facteurs explicatifs d’une telle croissance des flux

La croissance des mobilités touristiques en Asie du Sud-Est s’explique par la convergence de plusieurs facteurs. Tout d’abord, le tourisme est une très bonne entrée pour étudier la récente émergence de l’Asie du Sud-Est. En effet, le tourisme constitue une clef de lecture stimulante pour analyser et questionner la croissance économique qu’ont connue ces pays, par le biais social et culturel. Quel sens donnent aujourd’hui ces populations à la richesse nouvellement produite ? Qu’en font-elles ? Prendre du temps pour soi, prendre du « bon temps », nourrir un certain souci de soi, de son couple et de sa famille est une chose finalement récente dans beaucoup de ces pays. Il n’est en effet pas si évident d’affirmer son individualité dans des sociétés confucéennes et des régimes autoritaires. Aujourd’hui, les voyages de noces sont par exemple de plus en plus courants, mais il est finalement assez nouveau de “faire couple” de cette façon, et de le mettre en scène par une mobilité dédiée.

En outre, si les mobilités intra-régionales ont cru, c’est parce qu’elles sont utilisées comme outil d’intégration régionale : l’ASEAN favorise le tourisme avec un levier efficace concernant les visas : beaucoup de pays pratiquent l’exemption vis-à-vis des autres états membres et l’ASEAN projette un visa unique à la zone d’ici 2025. Le but est de conserver les dépenses touristiques dans la zone.

Les investissements réalisés dans les infrastructures de transport, routier et aérien, ont également soutenu la croissance des flux.   Historiquement il existait surtout des compagnies nationales (comme Singapore Airlines, Thai Airways ou Vietnam Airlines) puis sont apparues  des compagnies low cost très concurrentielles, qui ont réellement accompagné la démocratisation du tourisme (AirAsia, Tigerair, Jetstar Pacific, etc.). Les trois grandes “portes d’entrée” aériennes de la région sont Bangkok avec 78.3 millions de passagers en 2018, Singapour avec 61,6 millions et Kuala Lumpur avec 49,8 millions.

Enfin, ces pays offrent une certaine sécurité et sûreté : malgré les attentats de Bali (2002 et 2005), les prises d’otage aux Philippines (dans les années 2000-2010), la région est globalement sûre. Aucun pays dans son entier n’est déconseillé par le ministère des affaires étrangères français, seules certaines zones le sont comme la frontière entre la Birmanie et le Laos (Triangle d’Or) ou la mer de Sulu. Cette sécurité est aussi la marque de régime autoritaire. Aujourd’hui, le coronavirus parti de Chine laisse planer une ombre en termes de sécurité sanitaire, et a déjà des conséquences sur la fréquentation touristique chinoise dans la zone.

 

  1. Géohistoire du tourisme en Asie du Sud-Est

            4.1. Le tourisme, une importation exogène

Au sens strict du terme, le tourisme naît avec la colonisation en Asie du Sud-Est. C’est une importation exogène des Européens.  La figure de la station balnéaire et de montagne (hill station) apparaît. Les colons recréent mimétiquement les stations présentes dans leur pays d’origine. On en trouve dans toutes les colonies : au Viet-Nam (Dalat, Vung Tau, etc.), au Cambodge (Bokor), en Birmanie (Kalaw), en Indonésie (Bandung)  en Malaisie (Fraser’Hill) et aux Philippines (Baguio). A l’époque, ces lieux et pratiques ont tranché avec les coutumes locales et avec les mœurs de l’époque (notamment dans le rapport au corps et à la nudité). Une nouvelle conception du « Beau » et des « beaux paysages » apparaît également. Ce tourisme pouvait être pratiqué par une élite locale aisée, citadine et éduquée, à des fins distinctives, pour montrer sa modernité.

4.2. Un patrimoine colonial ?

Ces stations héritées continuent d’être fréquentées, témoignant d’une vraie durabilité du fait touristique. Sur le long terme, le tourisme y a même été peuplant (avec une croissance démographique importante, comme Bandung qui est la quatrième ville indonésienne aujourd’hui) et urbanisant (le tourisme y a amené des niveaux de services urbains atypiques pour l’époque : électricité, cinéma, etc.). Pourtant, ces stations ne font pas forcément patrimoine car leur passé colonial peut être aujourd’hui encore sensible et propice aux conflits. Au moment de leur création, leur but était bien souvent de reproduire la métropole à la fois pour vanter sa grandeur mais aussi parce que la métropole manquait aux colons. La gare de Dalat au Vietnam, qui est une copie de la gare Deauville en France, en témoigne. Depuis, les bâtiments ont été parfois détruits à cause de la guerre ou le bâti a fait l’objet de dégradations (du point de vue européen) ou d’une adaptation et de  densifications (du point de vue local). Politiquement, il peut être délicat pour les autorités de  protéger un bâtiment datant de l’époque coloniale sans pour autant valoriser cette époque. Cela n’empêche pas certains acteurs privés du tourisme de construire certains bâtiments comme une ressource touristique distinctive (prestation haut de gamme hôtelière dans certains bâtiments datant de l’époque coloniale répondant aux codes marketing du « colonial chic »).

 

  1. Les lieux du tourisme en Asie du Sud-Est

            5.1. Les 3 ressorts principaux du tourisme en ville

Comme avait pu le formaliser Philippe Duhamel et Rémy Knafou (Mondes urbains du tourisme, 2007), les villes sont touristiquement à la fois l’incarnation du passé et du futur, mais aussi des espaces de rencontres, au-delà de l’opposition convenue entre touristes et populations locales.

D’une part, les villes incarnent le futur, une forme de modernité, et peuvent devenir en cela un spectacle. Ce dernier est offert tout d’abord par les skylines formés par la verticalisation des métropoles sud-est asiatiques. Ces très hauts immeubles offrent des panoramas, des points de vue recherchés sur les villes, que les touristes utilisent pour prendre des photos et poser devant. C’est le cas par exemple de Marina Bay à Singapour, des Hanoi Lotte au Viet Nam ou des tours jumelles Petronas à Kuala Lumpur. Ces belvédères permettent également de dominer l’espace sans être vu (regard panoptique). Dans les villes sud-est asiatiques se développent ainsi des rooftops, ces terrasses de cafés ou de restaurants sur le toit des gratte-ciels, à l’abri de la circulation et du bruit. En outre, la modernité s’incarne dans les centres de consommation que sont les villes, où se trouvent concentrés boutiques de luxe et shopping malls. En cela, elles sont des destinations privilégiées de shopping, pratique touristique recherchée par les classes moyennes et aisées

D’autre part, ces villes sont également des lieux de concentration exceptionnelle de patrimoines car elles sont des lieux anciens du pouvoir économique, politique et religieux. Nous pouvons citer comme exemple Wat Pho à Bangkok ou l’église San Augustin à Manille. Aujourd’hui le patrimoine se multiplie : il ne s’agit plus de protéger les constructions matérielles émanant des élites, mais aussi des patrimoines plus populaires : les marchés, les ruelles, les maisons sur pilotis, ou certains Chinatown comme celui de Singapour. Se développe également le patrimoine immatériel et notamment la gastronomie. La ville nourrit ainsi des représentations entre passé et avenir.

Enfin, ce sont souvent aussi dans les villes que se passent les grands événements qui peuvent avoir un retentissement international. Ces grands évènements s’intègrent à une stratégie de marketing urbain dans la compétition internationale que se livrent les métropoles. Celui-ci peut vouloir mettre en avant l’idée de tolérance (avec les Gay Pride qui se multiplient en Asie du Sud-Est), celle de cosmopolitisme, de ville culturelle (The Philharmonic Orchestra Singapore) et sportive (la coupe d’Asie des Nations de Football). Il n’y a pas une métropole d’Asie du Sud-Est qui ne pense pas aujourd’hui un agenda culturel sans le tourisme et qui ne pense pas la production de son espace sans l’économie touristique et de loisir. Le secteur touristique et des loisirs participe de l’essence-même des villes d’Asie du Sud-Est et c’est aussi une façon d’offrir des espaces récréatifs et surtout publics, dans des villes  densément peuplées qui n’en n’ont pas forcément beaucoup. Cela peut concerner des espaces assez vastes, comme le montre l’exemple de l’île aux loisirs de Sentosa à Singapour. Facilement accessible en transports en commun, elle offre de nombreux loisirs aux citadins : golf, plage, promenades comme le Merlion Walk mais aussi un centre commercial.

Ces villes sont aussi des espaces privilégiés du “ play and pay ” avec les casinos, dont la pratique reste très populaire parmi les populations du sud-est-asiatique. Un des exemples flagrants est le Cambodge qui fait l’objet d’investissements chinois très importants depuis quelques temps, notamment à Sihanoukville qui a connu une renaissance par les casinos, devenus les moteurs de la fabrique urbaine. Le casino ici ne se superpose pas à la ville, il fait la ville. Aujourd’hui Sihanoukville est la quatrième ville du pays et elle concentre 78 des 150 casinos du pays. Elle est souvent surnommée “le petit Macao”. C’est essentiellement une clientèle chinoise qui est visée : plus de cent vols par semaine sont en provenance direct d’une dizaine de villes chinoises.

            5.2. Tourisme balnéaire et rapport au soleil

Un autre type d’espace est affecté par le “ play and pay ” : les littoraux. Ces espaces ont la particularité d’être investis par des cultures balnéaires différentes, car si les Occidentaux valorisent le bronzage et la chaleur, beaucoup de populations de la région considèrent davantage la peau blanche et la fraîcheur de bord de mer. C’est ce que montre le cas de la station balnéaire de  Mũi Né au Viet Nam, proche de Saigon, où se juxtaposent deux territoires balnéaires : celui des occidentaux et celui des locaux. Mũi Né présente un avantage naturel, il est très venté, ce qui rend possible  la pratique du kitesurf. Les touristes occidentauxvalorisent là le bronzage, la plage et les soirées festives. A quelques dizaines de kilomètres, dans le Mũi Né des Vietnamiens, ces derniers pratiquent un tourisme balnéaire mais sans héliotropisme. La peau blanche étant encore valorisée (le bronzage étant associé aux paysans travaillant dans des rizières) les touristes vietnamiens restent souvent vêtus (surtout les femmes) et il n’est pas nécessaire d’avoir un maillot de bain et encore moins de bikini. Les touristes se réfugient à l’ombre, sous des auvents prévus à cet effet, sur des chaises ou des transats et ils sont servis à table par des restaurants à côté. Ces espaces sont aussi des espaces de commerce : des vendeuses ambulantes offrent de la nourriture, des tickets de loto, des jouets pour enfants, etc. Ainsi, la plage n’est pas le lieu central de la pratique touristique. De plus les Vietnamiens considèrent que le sable est sale et désagréable. Le bord de mer est fréquenté pour sa fraîcheur mais pas pour nager ou pratiquer des sports nautiques (peu de Vietnamiens aujourd’hui savent nager). Enfin, les temporalités ne sont pas les mêmes : les Vietnamiens vont à la plage tôt le matin (vers 5h) pour faire de la gymnastique, se baigner ou se faire des gommages avec le sable, puis ils reviennent en fin de journée (vers 17h).

            5.3 De la station de montagne aux méga-projets : l’investissement progressif des montagnes

Si les montagnes sud-est asiatiques sont historiquement des espaces de relégation, longtemps délaissés aux ethnies minoritaires, elles font l’objet d’un investissement touristique contemporain. Durant l’époque coloniale, des stations d’altitude y furent construites. Depuis, la fréquentation ne s’est pas démentie, et les projets d’aménagement ont changé d’ampleur : les espaces montagnards  peuvent faire l’objet de mégaprojets. Ici nous prendrons le cas de Ba Na au Vietnam mais des îles comme Bali ou un pays comme la Thaïlande sont très concernés par ces projets.

Ces mégaprojets de plusieurs centaines d’hectares comprennent de grands hôtels intégrés à des comptoirs touristiques qui comptent des centres commerciaux, des boîtes de nuit, des bars, des restaurants mais aussi, des pagodes. En effet, historiquement, les montagnes étaient investies d’une fonction religieuse et spirituelle, en étant des lieux anciens de pèlerinage. La pratique touristique vient maintenant non pas contredire mais plutôt conforter la fréquentation de ces temples et pagodes. Ici l’on retrouve cette imbrication “ pray, play, pay ” : il n’y a aucune contradiction à aller prier dans une pagode avant d’aller s’amuser. Ba Na est d’abord une station d’altitude fondée par les Français. Aujourd’hui il ne reste rien de cette période, en partie à cause de la guerre. Sun Group (groupe privé issu de la diaspora) a ensuite rasé complètement Ba Na et l’a reconstruite. Une petite France a été créée avec une fausse église (non consacrée), un faux château, de fausses rues, le tout en respectant les proportions au deux tiers pour donner une impression de réel. La France étant vue comme romantique, c’est une destination très prisée de la classe moyenne vietnamienne pour y faire son voyage de noces ou au moins pour y faire des photos de mariage.

Les acteurs ici en présence sont tout à fait représentatifs de la production de l’espace urbain sud-est-asiatique, souvent laissée à des grands groupes privés. L’État assure surtout la viabilisation des terrains et la construction des infrastructures de transport. Les populations locales se retrouvent souvent marginalisées dans ce type de projet, a fortiori en montagne car ce sont des groupes ethniques minoritaires qui y habitent comme c’est le cas pour les Ba Na, nom éponyme du groupe ethnique qui peuple historiquement la zone.

 

  1. Les limites de la croissance touristique

La limite environnementale est sûrement la plus importante, De multiples problèmes se posent :

Tout cela participe d’une gestion à court terme du développement touristique qui a clairement servi des logiques de spéculation et d’enrichissement au profit de quelques-uns.

 

 

Discussion :

 

Est-ce que les Indiens investissent la région autant que les Chinois ?

Les Indiens connaissent un système touristique assez autonome avec énormément de tourisme domestique mais ils investissent de plus en plus en Asie du Sud-Est (en particulier les lieux hindouistes où ils retrouvent des repères). Ils peuvent constituer une clientèle fortunée, à ne pas négliger. La diaspora indienne est très concernée car il y a historiquement une grande diaspora marchande indienne en Asie du Sud-Est, au côté de celle chinoise. Il s’agit alors de se retrouver entre membres et de “faire famille”. Les travaux d’Anthony Goreau-Ponceaud sont utiles sur le sujet.

A propos de la Malaisie et de la répartition des touristes dans l’espace

N’étant pas une spécialiste de ce pays, je renvoie aux travaux de Clotilde Luquiau, spécialiste du tourisme dans ce pays. La Malaisie étant un État archipélagique, la répartition des flux touristiques est différente. Le pays a 4 sites classés à l’UNESCO. Son  patrimoine naturel est important, alimentant un tourisme de nature dans des forêts protégées, ou sur les littoraux avec des spots de plongée pour les touristes. La Malaisie est aussi une destination privilégiée du tourisme halal. Kuala Lumpur est un nœud important des mobilités touristiques : son aéroport est une porte d’entrée majeure de la zone, et elle a su attirer un tourisme de shopping et d’affaires (congrès, séminaire etc.).

Sur le tourisme humanitaire

Ce ne sont pas des professionnels de l’humanitaire qui l’exercent. Ce sont des agences qui se rémunèrent sur cette forme de tourisme qui consiste, par exemple, à aller enseigner ou repeindre un orphelinat sans être un professionnel. Le Cambodge a été assez affecté par ce tourisme. Ceci a été étudié par une sociologue, Alizée Delpierre, qui a montré que ce tourisme est investi par des classes aisées européennes ou américaines qui cherchent à alimenter leur CV (ce tourisme est bien distinctif socialement) pour être plus concurrentielles sur les marchés scolaires et professionnels. Ce tourisme est une façon de montrer que l’on appartient à une classe aisée mais philanthrope. Plus généralement, pratiquer ce type de tourisme participe de ces mobilités qui permettent d’acquérir des compétences sur les marchés de l’emploi : la capacité à négocier, à trouver sa place là où on n’est pas attendu, à être polyglotte, adaptable, altruiste, etc. sont autant de mots-clés facilement transposables sur un CV. Certaines ONG se sont positionnées contre ce tourisme, notamment au Cambodge où ses conséquences étaient délétères, en particulier pour les enfants (très déstabilisant affectivement), et les actions portées finalement peu importantes (des orphelinats étaient repeints plusieurs fois dans l’année par des volontaires). C’est un tourisme assez décrié mais c’est aussi une façon de lire les défaillances de certains états de la zone : si le Cambodge est très concerné, c’est parce qu’il s’agit encore d’un Etat pauvre et corrompu.

A propos des retombées locales des casinos

À Sihanoukville les populations locales peuvent trouver un intérêt car cela crée de l’emploi mais des emplois peu rémunérés, peu qualifiés (femmes de ménage, croupiers, jardiniers, dans la construction, etc.) donc l’effet d’entraînement local est présent mais faible. Les casinos appartiennent souvent à des groupes chinois donc une large part de la manne repart en Chine. C’est un type de développement local qui relève de l’extraversion. Surtout que dans le même temps, les Cambodgiens sont interdits de jeu.

Existent-ils des conflits entre populations locales et  touristes internationaux, comme on a pu le voir à Barcelone ou Venise?

La majorité des États d’Asie du Sud-Est sont autoritaires donc si opposition il y a, elle est souvent réprimée, parfois très durement. Pour autant, cela ne signifie pas que les populations locales soient d’accord. Les chercheurs peuvent approcher ces oppositions et ces contestations non seulement avec des entretiens auprès d’enquêtés avec lesquels des liens de confiance se sont construits dans la durée, mais aussi plus récemment par les réseaux sociaux : moins contrôlés que la presse, ils sont devenus de vrais espaces publics d’expression politique. Pour reprendre le cas de  Ba Na : il est très décrié sur les réseaux sociaux mais ce qui est attaqué, c’est moins les touristes que la mise en tourisme, faite au profit de Sun Group. Les Vietnamiens se rendent compte de la destruction de la faune et de la flore endémique, des effets de la corruption, des faibles retombées locales, etc. Enfin il convient de garder en tête que pour contester, il faut pouvoir le faire et il faut pouvoir se faire entendre : pour Ba Na les revendications viennent de l’ethnie majoritaire, les Kinhs, mais les ethnies minoritaires sont très marginalisées et n’ont presque pas accès à la parole publique. Il y a, au final, peu de manifestations contre les touristes. La seule exception est la clientèle chinoise mais cela dépasse la sphère touristique : cette clientèle cristallise des enjeux géopolitiques plus importants. Dans des stations balnéaires vietnamiennes, comme Nha Trang, on a vu apparaître les “zero dong tours” (des voyages au forfait presque gratuits qui amenaient beaucoup de touristes (plus que la capacité touristique du lieu ne pouvait absorber) et ces touristes faisaient surtout partie de la classe moyenne chinoise qui était très stéréotypée dans les critiques dont elle faisait l’objet (« bruyants », « grossiers », « peu éduqués », etc.). Mais cela tient plus du fait de leur nationalité que de leur statut de touriste. Par exemple, lors du scandale de Formosa (scandale de pollution marine au Vietnam, 2016) les populations chinoises habitant sur place ont été malmenées. Il faut noter que si la manne chinoise est décriée, un pragmatisme économique demeure : ne plus accueillir de touristes chinois aurait des conséquences dramatiques sur les économies touristiques de la région. Enfin, socialement, le tourisme est globalement perçu positivement : on est plutôt fier de dire qu’on a les moyens de faire du tourisme. Les régimes sud-est asiatiques mobilisent d’ailleurs souvent ce secteur pour légitimer leurs politiques, car son développement est signe de prospérité économique et de stabilité politique. En cela, les sociétés sud-est asiatiques sont moins touristophobes que nous.

Le tourisme en Birmanie

A lire, la thèse récente de Martin Michalon sur les jardins flottants du lac Inlé. La Birmanie n’est pas une puissance touristique dans la région, c’est plutôt un front pionnier, justifiant sa promotion en tant que pays « authentique ». Développé modestement par les Britanniques à l’époque coloniale, le tourisme a clairement régressé du fait de la junte militaire, pour repartir depuis peu. La région du lac Inlé est une des plus grosses régions touristiques du pays, avec Yangon, Bagan et Mandalay. Il s’y pratique également un tourisme religieux en lien avec le bouddhisme : les populations locales se déplacent beaucoup pour des pèlerinages anciens qui aujourd’hui s’articulent avec les mobilités touristiques.

Sur le tourisme médical en Thaïlande

Il faut ici souligner le problème statistique car la définition du tourisme est large. Nous sommes ici à la frontière du tourisme car les personnes concernées se servent d’un visa touristique pour entrer légalement dans un pays et ensuite s’offrir une prestation médicale mais ces mobilités doivent être réarticulées avec la géographie de la santé pour en comprendre les lieux et les pratiques. La Thaïlande et l’Inde notamment se positionnent sur ce créneau car elles offrent des prestations médicales de meilleure qualité à une classe moyenne et aisée régionale qui ne trouve pas cette offre dans son pays. Il existe également une offre en  chirurgie esthétique, et il est vrai que la proposition de packages dans des cliniques vendues comme des resort constituent des objets hybrides, entre tourisme et médecine. Je renvoie ici aux travaux de Virginie Chasles sur le tourisme de santé.

Le tourisme et la drogue

Les pays de l’ASE sont souvent très sévères en ce qui concerne la répression du trafic de drogue. Ils exécutent encore pour ces motifs-là aujourd’hui et les populations toxicomanes sont généralement marginalisées. Le commerce de la drogue est relativement sous contrôle, ce qui ne signifie pas qu’il est entièrement court-circuité mais il est concentré dans certaines zones connues comme les quartiers routards (ce qui est un avantage pour la police). Les drogues apparaissent également lors de fêtes, comme les full moon beach party en Thaïlande mais cela reste de la consommation ponctuelle. Les grands trafics de drogue en Asie du Sud-Est ne sont pas destinés aux marchés touristiques locaux.

Le tourisme sexuel

Ce qu’il désigne est le recours aux services prostitutionnels. Pourtant il faut noter que la majorité de la prostitution est domestique et non touristique ; mais la prostitution à destination des touristes, souvent occidentaux, est très visible parce qu’elle s’inscrit dans des rapports profondément « raciaux » hérités de l’époque coloniale. Ces rapports exotisent les femmes et mêmes des enfants, et relèvent de l’érotisation de corps que nous désignons “autre” (et donc, à ce titre fantasmés comme sauvage, animal et disponible). Dans la zone, peu de pays  rendent visible cette économie : le quartier de Patpong à Bangkok (l’offre des travailleurs du sexe est très visible mais c’est un seul quartier, assez surveillé et non représentatif de l’économie prostitutionnelle dans le pays) reste une exception, même si d’autres pays sont concernés dans des proportions inquiétantes, notamment les Philippines et le Cambodge. Il est en tous cas extrêmement important de ne plus désigner comme touristique ce qui relève d’un crime, comme le rappelle encore récemment l’affaire Gabriel Matzneff : la  pédocriminalité. Contre elle, les contrôles sont de plus en plus forts grâce à la pression d’ONG comme ECPAT, qui a pour vocation de lutter contre la prostitution enfantine, la pornographie enfantine et le trafic d’enfants à des fins sexuelles. Les pays émetteurs de touristes sexuels ont, quant à eux, adopté des lois extraterritoriales qui leur permettent de poursuivre leurs résidents pour des crimes sexuels commis à l’étranger. En France, de tels actes sont passibles d’une moyenne de 10 ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende.

D’après les travaux de Sébastien Roux qui a travaillé sur Bangkok (No money, no honey, 2011), ce qui a forcé les autorités de ces pays à se mobiliser, c’est la pandémie du sida à partir des années 1990. Les premières mesures contre la prostitution sont finalement apparues pour des raisons sanitaires et non tellement morales, et elles peuvent avoir participé à marginaliser un peu plus les TDS.

 

                        Compte rendu rédigé par Paul-Arnaud Boudou et Clara Maurizy, étudiants en Master MEEF à l’Université Paul Valéry de Montpellier