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Des géographes hors-les-murs ?

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Pascal CLERC, Marie-Claire ROBIC (dir.), Des géographes hors-les-murs ? Itinéraires dans un Monde en mouvement (1900-1940), L’Harmattan, 2015, 408 p., 34 €. Contributions de Roland CARRUPT, Pascal CLERC, Christian GERMANAZ, Nicolas GINSBURGER, Josefina GÓMEZ MENDOZA, Philippe OULMONT, Hugues PEUREY, Marie-Claire ROBIC, Michel SIVIGNON, Mercedes VOLAIT.

Chers amis des Cafés géo, savez-vous qu’à côté des Vidal, Martonne, Blanchard et autres célébrités, il existe une constellation, une myriade de géographes inconnus ? Ce sont les géographes hors-les-murs, des hétérodoxes, des hommes libres. Leur itinéraire, bien différent de ceux des “grands”, jalonné de bifurcations, jamais linéaire, sort de la voie classique : ENS, agrégation, thèse, chaire universitaire. Cet ouvrage propose des monographies d’une dizaine de ces outsiders de la première moitié du vingtième siècle et quelques chapitres sur les Balkans, espace marginal pour des Français, mais travaillé aussi par les Allemands et au cœur des enjeux de la Première guerre mondiale (un chapitre sur le géographe serbe Jovan Cvijić et un autre sur la géographie des Balkans rédigé par Michel Sivignon).

La posture de ces géographes “nécessite de se situer au moins dans une des trois positions : être hors-les-murs physiquement, institutionnellement ou intellectuellement” (p. 271). Commençons par quelques carrières effectuées hors de France, telle celle de Maurice Legendre (1878-1955) qui, après l’ENS et l’agrégation, accomplit de nombreux voyages en Espagne ; finalement, il s’y installe (1929) et y reste jusqu’à sa mort, sauf pendant la guerre civile ; il est d’ailleurs enterré dans la nef d’une église sur une sierra près de Salamanque. Sa thèse porte naturellement sur une région espagnole, très pauvre, Las Jurdes ; Luis Buñuel s’est directement inspiré de cette thèse pour réaliser son film Terre sans pain. Edgar Aubert de la Rüe (1901-1991) travaille encore plus loin, en effectuant de très nombreuses missions pendant environ cinquante ans, notamment dans les colonies françaises (Kerguelen, Madagascar, Réunion, St-Pierre et Miquelon, Somalie, Côte d’Ivoire, Congo…), Vanuatu – alors Nouvelles Hébrides-, … toujours avec sa femme (ce qui n’est pas dans les habitudes de l’époque !). Ce “marcheur impénitent” rapporte dix-sept mille photos et confectionne des rapports, des articles, des livres… Citons enfin deux géographes ayant fait carrière à Belgrade : Gaston Gravier (1886-1915) qui, après un échec à l’agrégation accepte un poste à l’université de Belgrade où il demeure jusqu’à son rappel en France en raison de la guerre (il meurt au champ d’honneur en 1915), et Yves Chataigneau (1891-1969) qui le remplace de 1919 à 1924.

D’autres sont hors-les-murs institutionnellement en s’écartant de la voie universitaire. Tel est le cas de Fernand Maurette (1878-1937). Condisciple d’Albert Thomas pendant ses études secondaires, il reste ensuite vingt ans à l’ENS (1904-1924) en tant que maître-surveillant (caïman en argot normalien) sans soutenir sa thèse (qui semble pourtant presque terminée en 1910). Il se spécialise alors en géographie économique et devient fonctionnaire international en travaillant au BIT (Bureau international du travail) à la demande d’Albert Thomas, directeur de cette institution depuis 1920. Il s’installe donc à Genève jusqu’à sa mort et devient un “membre discret du réseau Albert Thomas” (p. 77). La même année que Fernand Maurette, Yves Chataigneau quitte l’université pour la diplomatie en travaillant au Ministère des Affaires étrangères. En 1936, il est appelé auprès de Léon Blum et devient même Secrétaire général à la Présidence du conseil en 1937 et adhère à la SFIO. Résistant (il intègre les FFL en 1943), il est après la guerre Gouverneur général de l’Algérie (1944-48) puis ambassadeur de France à Moscou (1948-52). Enfin, après des études brillantes, Pierre Denis (1883-1951) obtient en 1912 un poste à l’université de Buenos Aires. Rappelé en France en raison de la guerre, il ne parvient pas à retrouver de poste à Buenos Aires ; il fait connaissance avec Jean Monnet alors Secrétaire général adjoint de la SDN (Société des Nations) qui vient d’être fondée. Celui-ci lui demande de venir travailler avec lui à Genève. En 1927, il démissionne de la SDN pour devenir banquier et consultant financier international, toujours à l’appel de Jean Monnet (il est recruté dans une banque dont Jean Monnet est vice-président). En 1939, il travaille à nouveau avec lui dans la défense passive et la coordination franco-britannique. Puis il rejoint Londres en juin 1940 et s’engage auprès du Général de Gaulle qui le nomme directeur des finances de la France libre sous le pseudonyme de Rauzan.

Enfin, certains géographes sont hors-les-murs sur un plan intellectuel, tel Edgar Aubert de la Rüe qui est beaucoup plus ethnologue et géologue que géographe ; il n’entretient que peu de relations avec les géographes (à l’exception de Pierre Deffontaines), étant plus lié aux géologues. C’est le cas aussi, dans une certaine mesure, de Gaston Gravier et d’Yves Chataigneau qui, depuis Belgrade, sont préoccupés par des questions de géographie politique : ils écrivent des articles parfois très engagés (notamment Gaston Gravier, “militant de la cause serbe”) alors que l’opinion des géographes académiques est souvent plus discrète. Enfin l’approche très historique de Marcel Clerget (1909-1962) dans sa thèse sur Le Caire lui est fortement reprochée lors de sa soutenance, en 1934 ; cela l’empêche d’accéder à l’enseignement supérieur et sa reconnaissance est tardive.

“La position hors-les-murs” de ces géographes est-elle “choisie ou subie”, voire même “explorée, exploitée, expérimentée, durant leur existence” (p. 9) ? Comme nous l’avons vu, certains ont choisi d’étudier des lieux plus ou moins exotiques, sans qu’il y ait eu la moindre contrainte (notons quand même que le départ en Serbie de Gaston Gravier se réalise après un échec à l’agrégation). Il en est de même pour Pierre Denis et Fernand Maurette qui décident d’abandonner la géographie savante pour travailler à Genève, le premier à la SDN et le second au BIT (voir supra). Mais nombre d’entre eux sont devenus des hors-les-murs, faute d’arriver à suivre la voie royale (ENS, agrégation, thèse, chaire universitaire) et, sur ce point, la thèse est un facteur décisif. Faire une thèse représente un énorme travail à réaliser sur son temps de loisirs et à financer ; c’est le sésame nécessaire pour accomplir une carrière universitaire, à condition qu’elle soit jugée satisfaisante (cf. Marcel Clerget, voir supra). Elève d’Albert Demangeon, Théodore Lefebvre (1889-1943) n’y arrive qu’en 1933 (à 44 ans), alors qu’il a obtenu l’agrégation en 1914. Gravement blessé pendant la guerre, il a ensuite des problèmes de santé. Après sa soutenance, il obtient cependant un poste à l’université de Poitiers très rapidement ; sa carrière, brève, est interrompue dramatiquement (voir infra). Et Maurice Zimmermann (1869-1950) n’y parvient jamais. Il commence pourtant brillamment ses études (ENS, major à l’agrégation) et s’installe à Lyon à partir de 1899. Il donne des cours à la Chambre de commerce (il inaugure l’enseignement colonial) puis à l’Université à partir de 1901. Lorsqu’on lui confie ce poste, il est tacitement entendu qu’il va rédiger la thèse commencée après son agrégation ; mais celle-ci ne voit jamais le jour. Il ne peut donc pas prétendre à une véritable carrière universitaire. Mais alors, que fait-il ? En dehors de son enseignement très apprécié (et dispensé bien au-delà de sa retraite), il écrit des livres (voir infra), tient la chronique des Annales de géographie jusqu’en 1919 (énorme travail), participe à la Bibliographie géographique, rédige des articles notamment dans des revues lyonnaises de géographie et un article hebdomadaire dans un quotidien lyonnais, Le Salut public. Il est aussi diariste et a une vie galante active ! Au final, “son oeuvre est considérable, mais peu visible” (p. 61).

La guerre – compte tenu de la période retenue dans le livre, il s’agit surtout de la Grande Guerre – bouleverse maints itinéraires de vie : c’est une contrainte majeure. Les géographes et apprentis-géographes sont rappelés en 1914, parfois de fort loin (Pierre Denis d’Argentine, Gaston Gravier de Serbie), pour servir la France ; et Yves Chataigneau ne peut rejoindre le Monténégro, comme prévu. Les carrières sont retardées, notamment les thèses. Et, après le conflit, dans les années vingt, plusieurs géographes abandonnent la voie universitaire (Pierre Denis, Fernand Maurette, Yves Chataigneau). Enfin, deux géographes en sont les victimes directes : Gaston Gravier, mort en 1915, et Théodore Lefebvre. Gravement blessé lors de la Première guerre mondiale, ce dernier participe à un réseau de résistance gaulliste dans le Poitou lors de la Seconde : arrêté par la Gestapo en 1942, il est torturé et décapité dans une prison allemande en 1943.

Somme toute, ces géographes sont-ils vraiment hors-les-murs ? Ils “ne sont pas en rupture avec la communauté savante” (p. 357). Ils écrivent des articles dans les revues universitaires, à commencer par les Annales de géographie, ils participent à la Bibliographie géographique et, pour certains, à la Géographie universelle, ce qui représente un énorme travail : Maurice Zimmermann rédige les volumes sur les régions polaires australes, boréales et la Scandinavie, Yves Chataigneau sur les Balkans, Pierre Denis sur l’Amérique du Sud et Fernand Maurette sur l’Afrique. Ainsi, ils ne sont pas rejetés par les géographes académiques. Bref, “positionnés aux marges de l’institution, ce ne sont pas pour autant des marginaux” (4ème de couverture). De plus, circulant “d’un lieu à l’autre, d’une institution à l’autre” (p. 357), ils sont particulièrement sensibles aux évolutions politiques, économiques et sociales ainsi qu’aux transformations du monde qui préoccupent des géographes académiques, tel Albert Demangeon.

La lecture de l’ouvrage révèle des personnalités riches et souvent attachantes. Leur itinéraire de vie, plus heurté que celui de leurs collègues dans-les-murs, permet de mieux appréhender ces derniers. Peut-être plus nombreux qu’eux, d’autant plus que, comme il est dit en introduction, on aurait pu en étudier d’autres, tel Louis Laffitte (1873-1914) ou Jacques Levainville (1869-1932), ils interviennent dans des lieux fort variés ; et les cartes présentées (p. 25-27) montrent que les lieux de documentation et de production du savoir géographique sont loin de se limiter à quelques universités.

Les Cafés géographiques veulent “faire de la géographie autrement”. Or, précisément, cet ouvrage nous fait connaître des hommes qui ont fait de la géographie autrement. Je conseille donc vivement sa lecture. Ces monographies, bien écrites, peuvent être lues séparément. Pour ma part, j’ai dévoré ces itinéraires de vie avec avidité. Me suivrez-vous dans cette découverte ?

Denis Wolff, mars 2016