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Des lieux et des émotions. Les attentats du 13 novembre à Paris et leur suite.

Recueillement et émotion à Rennes, place de le mairie, lundi 16 novembre à midi (www.ouestfrance.fr)

Recueillement et émotion à Rennes, place de le mairie, lundi 16 novembre à midi (www.ouestfrance.fr)

Les événements tragiques qui ont affecté Paris et Saint-Denis vendredi 13 novembre ont suscité une émotion considérable, non seulement en France mais dans le monde entier. Me rendant à Bordeaux le 15 novembre pour assister – comme tous les ans – au Festival du film d’histoire à Pessac, j’ai ressenti une atmosphère très particulière ce dimanche matin dans le hall de la gare Montparnasse : beaucoup de monde en partance mais un calme surprenant et beaucoup d’empathie dans les attitudes et les conversations. A mon arrivée en Gironde, j’apprends que le Festival de Pessac, qui devait se dérouler cette année sur le thème du Proche-Orient, était finalement “reporté” pour des raisons de sécurité. Lundi 16 novembre, à midi, s’est tenue à Pessac comme dans toute la France une cérémonie, simple et brève mais très émouvante, pour rendre hommage aux victimes des attentats de Paris. L’après-midi, me promenant à Bordeaux près de l’Ecole nationale de la magistrature, je constate que plusieurs personnes, à la fois émues et  volontaires, sont présentes sur l’un des lieux où la compassion spontanée s’est traduite par des bougies allumées, des fleurs et des inscriptions de solidarité. Je pense alors au sujet du dernier café géographique qui s’est tenu le 13 octobre dernier à Paris : “Géographie des émotions, émotions des géographes”. Ce thème avait été choisi pour saluer l’initiative du département de géographie de l’ENS d’organiser un séminaire sur les émotions. Citons des extraits de la présentation faite  par Pauline Guinard et Bénédicte Tratnjek, les deux responsables du séminaire : “Dans le cadre de ce séminaire, nous nous demanderons ce que les émotions permettent, au géographe, de comprendre à la manière dont on pratique et on se représente les espaces et nous envisagerons, en retour, ce que la géographie et les géographes peuvent avoir à dire sur les émotions. Comment le géographe peut-il rendre compte de ses émotions et de celles des autres ? Les émotions sont-elles un simple biais des enquêtes de terrain qui seraient certes à prendre en compte mais toujours en vue de les dépasser ou constituent-elles, au contraire, un objet d’étude géographique à part entière ? “

Je précise tout cela, non pour illustrer les objectifs mentionnés ci-dessus, mais simplement pour dire comment l’idée m’est venue de rédiger ce petit texte qui entend associer certains lieux à des émotions diverses en lien avec les événements dramatiques du 13 novembre.

Emotion dans toute la France après les attentats

A l’annonce des attentats et au fur et à mesure d’une meilleure connaissance de l’ampleur des attaques terroristes c’est toute une palette d’émotions qui a saisi la population française : la sidération, la tristesse, la douleur, l’angoisse, la peur, la colère, etc. La capitale a vécu un samedi au ralenti avec de nombreux habitants préférant rester dans leurs logements. Pourtant, le dimanche, la vie a semblé reprendre un cours presque normal malgré la fermeture inhabituelle de musées et de commerces. Lundi 16 novembre, alors que se tient à Versailles un Congrès extraordinaire, des cérémonies d’hommage ont lieu dans toute la France et de nombreux témoignages de solidarité se traduisent ici et là par des dépôts de fleurs et des rassemblements anonymes.

Emotion dans le monde entier

Les dirigeants du monde entier ont rapidement réagi aux attentats du 13 novembre, le président américain s’exprimant alors même que les attaques n’étaient pas encore finies, les chefs d’Etat et de gouvernement manifestant leur solidarité depuis tous les continents. Au-delà des responsables politiques, des réactions spontanées  venues de toute la planète se traduisent par des minutes de silence, des prières, des dépôts de bougies, des concerts improvisés… dans des lieux symboliques et d’autres lieux plus “ordinaires”. N’oublions pas aussi les lieux virtuels de la Netosphère où, par exemple, la silhouette de la tour Eiffel apparaît fréquemment, sur Twitter ou Facebook. Dans ce contexte d’émotion planétaire, des sentiments un peu différents se manifestent ici ou là. Ainsi, au Liban, des commentaires sur les réseaux sociaux regrettent que l’attentat du 12 novembre dans la banlieue sud de Beyrouth (43 morts) n’ait pas engendré la même réaction internationale que les attaques de Paris (“La plupart d’entre nous continuent à être exclus des préoccupations dominantes du “monde”.”).

Des quartiers parisiens ciblés

Les lieux des attentats à Paris vendredi 13 novembre (www.lexpress.fr)

Les lieux des attentats à Paris vendredi 13 novembre (www.lexpress.fr)

Dans les quartiers de Paris ciblés par les terroristes, le week-end qui a suivi les événements tragiques a été dominé par l’émotion, les hommages et le recueillement.  A côté des habitants du quartier venus sur les lieux même des attentats comme pour exorciser leur peine et leur traumatisme, de nombreux Parisiens participent à ce qu’on peut appeler un long pèlerinage spontané.

Ici, dans les 10e et 11e arrondissements, la gentrification[1] a transformé ces quartiers depuis les années 1980 avec l’arrivée de nouveaux habitants issus d’une classe moyenne bourgeoise et intellectuelle adepte de la mixité sociale. Dans cet espace autrefois populaire de l’Est parisien la fin des années 1990 a marqué un changement décisif avec notamment une forte hausse des prix de l’immobilier, un amoindrissement de la mixité sociale et une nouvelle ventilation de l’offre d’emplois (start-up, mode, etc.). Cet espace reste un quartier très peuplé et “bigarré” dont le caractère festif fait dire à certains qu’il est devenu un Saint-Germain-des-Prés d’autrefois[2].

Alors que certains experts estiment que la salle de concert du Bataclan a été ciblée de longue date par les islamistes, l’on peut s’interroger sur les raisons du choix des lieux parisiens ciblés par les terroristes. Beaucoup n’hésitent pas à franchir le pas pour mettre en avant la nature festive et cosmopolite de cet espace de la “capitale des abominations et de la perversion” (selon les termes du communiqué de revendication de Daech).

Des banlieues de Bruxelles et d’ailleurs

L’enquête et les analyses qui ont suivi les attaques terroristes de Paris insistent sur le rôle de certains espaces comme les “banlieues” des grandes villes européennes d’où sont originaires de nombreux jeunes enrôlés dans les rangs des djihadistes[3]. Au lendemain du 13 novembre, la banlieue bruxelloise de Molenbeek est particulièrement montrée du doigt pour ses liens avec plusieurs membres des attentats parisiens. En réalité, cette commune de 100 000 habitants, l’une des 19 de l’agglomération de Bruxelles, est régulièrement citée dans de nombreuses affaires du terrorisme islamiste depuis le début des années 2000. Cette commune pauvre à forte population immigrée (de très nombreux musulmans, pour la plupart marocains) a subi de plein fouet la désindustrialisation à l’origine d’un taux de chômage considérable.Les difficultés se cumulent : ghettoïsation ethnique, avec certains quartiers maghrébins à 80 %, trafics de drogue, discriminations à l’embauche, décrochages scolaires… Le cocktail molenbeekois est là : des frustrations sociales et identitaires se développant sur un terreau de plus en plus religieux et rigoriste. La commune a encore du mal à regarder cette réalité en face. La plupart des habitants interrogés refusent de croire aux révélations en cascade sur la présence de cellules djihadistes.” (Benoît Vitkine, Le Monde, 13 novembre 2015).

Les 19 communes de l'agglomération de Bruxelles

Les 19 communes de l’agglomération de Bruxelles

Il serait intéressant d’interroger les sentiments des populations de Molenbeek et des populations de toute la Belgique pour mieux comprendre les émotions des uns et des autres. Nous nous contenterons ici du sentiment de l’écrivain belge Pierre Mertens[4] qui, tout en se gardant “des stigmatisations et des amalgames”, dénonce les édiles communaux coupables d’avoir pratiqué “la politique de l’autruche et le déni de l’évidence sectaire”. J’interprète le texte de Pierre Mertens comme une demande de trouver le chemin d’une action raisonnable et efficace visant à défendre les valeurs humanistes de nos régimes démocratiques.

La question migratoire rattrapée

Avec la découverte qu’un des kamikazes de Saint-Denis est passé par la route des Balkans, début octobre, la question migratoire a rejoint la question du terrorisme islamiste. Il existe une réelle inquiétude des services secrets européens et américains de voir l’Etat islamique utiliser les routes migratoires pour envoyer des commandos sur le sol européen. A ce jour, la preuve n’a été faite que pour le kamikaze passé par l’île grecque de Leros qui a ensuite emprunté la route balkanique par la Macédoine et la Serbie. Mais d’autres membres du commando pourraient avoir emprunté les routes migratoires selon des sources proches de l’enquête. Toujours est-il qu’une attention accrue est désormais portée sur les camps de transit des migrants avec l’espoir que la mise en place prochaine des hotspots, ces lieux devant permettre de trier les migrants économiques des demandeurs d’asile, assure un meilleur contrôle des entrées sur le territoire de l’Union européenne.

La réunion des quelque 2 000 maires de France à Paris, mercredi 18 novembre, à l’appel de l’Association des maires de France (AMF) a évoqué l’état de choc qui a atteint toute la France jusqu’aux plus petites communes. La colère et le rejet dans une partie de la population font craindre une montée de la xénophobie même si beaucoup pensent aussi que l’indispensable réponse sécuritaire ne doit pas empêcher de travailler sur l’éducation et réfléchir à des solutions socio-économiques.

Les attentats du 13 novembre témoignent – hélas – que les émotions peuvent être analysées en tant que fait spatial[5].

Marche interreligieuse et citoyenne à Bordeaux vendredi 9 janvier 2015 après les attentats contre Charlie Hebdo et l'Hyper Cacher (www.bordeaux.fr)

Marche interreligieuse et citoyenne à Bordeaux vendredi 9 janvier 2015 après les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher (www.bordeaux.fr)

A l’heure où nous écrivons, une marche interreligieuse et citoyenne à Bordeaux est annoncée pour vendredi 20 novembre à partir de 15h30.  Organisée par la Fédération Musulmane de Gironde, en collaboration avec les responsables locaux des autres religions regroupés au sein de l’association Bordeaux-Partages, elle rendra hommage aux victimes des attentats du 13 novembre à Paris. Cette marche silencieuse est ouverte à tous, croyants et non-croyants. Partant de la Mosquée de la rue Gerbier dans le quartier des Capucins, elle empruntera un itinéraire passant devant les principaux lieux de culte – la Grande Synagogue, le temple de la rue du Hâ et la cathédrale St André –  pour s’achever dans la cour de l’Hôtel de ville par la lecture d’une déclaration commune. Comme lors de la marche organisée au lendemain des attentats de janvier dernier, c’est la communauté musulmane qui ouvrira le défilé avec une grande banderole.

Daniel Oster, 20 novembre 2015

[1] Gentrification : anglicisme construit à partir de “gentry” (petite noblesse) pour désigner une forme particulière d’embourgeoisement “qui concerne les quartiers populaires et passe par la transformation de l’habitat, voire de l’espace public et des commerces” (Anne Clerval, Hypergéo). En France, le terme reste cantonné à la sphère scientifique, les médias préférant parler des « bobos » ou de « boboïsation ».

[2] Lire à ce sujet le témoignage de l’écrivain Thomas Clerc, “Sur les berges du canal Saint-Martin, la terreur s’invite là où Paris vivait en paix”, paru dans Le Monde du mardi 17 novembre 2015.

[3] Voir à ce sujet le livre de Farhad Khosrokhavar, Radicalisation, Editions de la Maison des Sciences de l’homme, collection “Interventions”, 2014.

[4] Pierre Mertens,” La Belgique de Molenbeek : une bien longue servilité à l’intolérable”, Le Monde, 19 novembre 2015.

[5] Sur la géographie des émotions lire l’appel à contribution pour le 9e numéro des Carnets de géographes-15 septembre 2015 (http://www.carnetsdegeographes.org/)