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El Campo

El Campo, Hernan Belón, 2012, Argentine.

el_campoAlors que le milliardaire blasé et arrogant de Cosmopolis nie la ville tout en la traversant, le couple mis en scène par l’Argentin Hernan Belon dans El Campo décide de la fuir pour de bon. Ou plutôt, c’est Santiago qui a convaincu Elisa de quitter la ville, en compagnie de leur petite fille, pour s’installer dans une grande maison à la campagne.

La scène de leur arrivée, sous des trombes d’eau et en pleine nuit, les phares de la voiture ne laissant rien devinner à plus de quelques mètres, pose d’emblée l’atmosphère pesante du film. Puis vient la première nuit passée dans la maison en partie délabrée, le réveil en sursaut d’Elisa, les bruits aussi banals qu’inquiétants qui l’empêchent de retrouver le sommeil alors que Santiago dort comme un sonneur, insouciant : le fantastique s’invite, le « monde possible »[1], éventualité de l’horreur qui faisait avancer Rosemary’s Baby ou Shining devient le moteur du film, habite intensément de longs plans fixes et plus encore le hors-champ et fait monter une tension vite omniprésente.

Cette peur de l’inattendu, inquiétude sourde et irrationnelle qui pointe dans le quotidien le plus banal et participe à définir le fantastique,sert ici, comme chez Polanski auquel on pense beaucoup, un discours d’une grande finesse sur le couple, sur les angoisses justifiées ou non qui, chez une jeune mère, menacent de l’emporter sur la raison. Chez Elisa, ces angoisses tiennent surtout au sentiment diffus que la mort l’entoure, rôde dans cette maison trop grande et dans la forêt qui la borde et suit les pas de la vieille dame trop gentille qui habite de l’autre côté de la même forêt. Sentiment diffus qui se matérialise lorsd’une partie de chasse nocturne où, encore une fois, un divertissement banal se pare d’une surcharge de sens en revêtant des atoursinquiétants et mortifères.

Dans cette réflexion sur le couple – écrite par un couple – qui adopte avec une grande finesse le point de vue de la femme – difficulté d’être mère, irrépressible sentiment de ne pas comprendre l’autre malgré l’intimité, peur incontrôlable d’une violence latente émanant des êtres comme des éléments –, la dichotomie ville/campagne occupe une place centrale. Il n’est pas question d’un partage genré des espaces, qui opposerait la campagne rude et hostile et par conséquent plus masculine à la ville civilisée et ouverte et donc plus féminine. Belón met plutôt en évidence la difficulté pour les femmes de revendiquer, dès lors que le foyer se trouve isolé, un rôle autre que celui de mère et d’épouse, celui-là même auquel se voient progressivement réduites Wendy dans Shining ou Joanna dans The StepfordWives (Bryan Forbes, 1975)[2].Plus largement, il montre comment la ville offre diverses occasions de divertissement permettant aux membres d’un jeune couple de prendre occasionnellement de la distance vis-à-vis de l’autre comme de cette nouvelle réalité que constitue l’enfant.

Belónfait d’un genre, le film d’horreur – horreur dans laquelle le basculement ne se fait finalement jamais – un outil pour scruter l’incompréhension au sein du couple et la manière pour une femme de la combattre en revendiquant son droit de prendre une part décisive dans des décisions aussi cruciales que le lieu et donc le mode de vie. Ce qui donne, au final, un beau film optimiste mais en rien naïf sur les relations hommes-femmes et l’une des belles trouvailles de Thierry Jobin au Festival de films de Fribourg, dont on doit se réjouir qu’il ait trouvé le chemin des salles françaises.

Manouk Borzakian (Laboratoire Chôros, EPFL)

 


[1] L’une des « figures » que décrit Éric Dufour dans son très bel ouvrage Le Cinéma d’horreur et ses figures (PUF, 2006).

[2] Sur ce film (tiré d’un roman d’Ira Levin, tout commeRosemary’s Baby) et, plus généralement, sur la question de l’émancipation de la femme dans le cinéma fantastique nord-américain, voir l’ouvrage collectif Les Peurs de Hollywood, édité chez Anthropos en 2006, en particulier le chapitre rédigé par Rachel Noël.