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Henry JACOLIN, “L’ambassadeur et le siège, Sarajevo 1993-1995”, Paris, Fauves Éditions, 2018.

Henry JACOLIN, L’ambassadeur et le siège, Sarajevo 1993-1995, Paris, Fauves Éditions, 2018.

 

 

Assiéger une ville fait partie des actions militaires dans toutes les guerres que les hommes se livrent depuis des millénaires. De Troie à Leningrad, les sièges prennent en otages des populations civiles que l’on espère détruire par la faim et le découragement. Plus proche de nous dans le temps et dans l’espace – à quelques centaines de kilomètres des rues bien achalandées de Milan et de Vienne -, le siège de Sarajevo a isolé près de 400 000 habitants du reste du monde entre avril 1992 et décembre 1995.

C’est cette expérience que nous raconte Henry Jacolin, ambassadeur de France dans la ville martyre, expérience vécue à double titre, en tant que victime –le plus souvent sans ravitaillement, ni gaz, ni électricité et sous la menace des snipers – et en tant qu’acteur – ambassadeur de France négociant sans relâche avec toutes les parties en présence -. Des Fidji où il représentait auparavant la France à la Bosnie-Herzégovine, la transition est brutale. Non seulement l’hiver est rigoureux dans la montagne balkanique, surtout sans chauffage, mais les conditions matérielles sont telles que les autres diplomates ont préféré exercer leur fonction en-dehors du pays en guerre.

L’ouvrage nous apporte une analyse de la situation politique et militaire du conflit, montrant l’affrontement des communautés et des idéologies, telle que peut la faire un témoin soucieux d’informer le plus exactement possible son gouvernement. Il livre aussi ses impressions personnelles sur les personnes qu’il rencontre mais aussi sur les souffrances du quotidien.

Lorsqu’il arrive à Sarajevo en janvier 1993, la Yougoslavie de Tito n’existe plus. Slovénie et Croatie sont des États indépendants. A la suite d’un référendum en mars 1992, La Bosnie-Herzégovine a proclamé à son tour, son indépendance qui a été reconnue par la communauté internationale. Mais cette décision n’est pas acceptée par une partie de la population, ce qui entraine une guerre civile. Le territoire est peuplé de Bosniaques musulmans, de Bosno-Serbes et de Bosno-Croates. Les uns veulent conserver cette diversité qui en fait la richesse culturelle, surtout dans la capitale Sarajevo. Les autres, la majorité des Serbes de Bosnie, refusent le nouvel État et créent une République serbe de Bosnie (la Republika Srpska) d’où ils combattent, avec le soutien de la République fédérale de Yougoslavie (c’est-à-dire la Serbie et le Monténégro), les partisans de l’État bosniaque, Musulmans en majorité (reconnus tardivement comme minorité par Tito en 1974), mais aussi quelques Bosno-Croates et Bosno-Serbes. Ils combattent sur tout le territoire et font le siège de la capitale, Sarajevo. Chez les Bosno-Croates, une partie se rallie à Mate Boban, hostile au multiculturalisme, fondateur de HercegBosna, communauté croate qui se déclare « République » en août 1993. Tel est le terrain complexe dans lequel le nouvel ambassadeur doit agir.

 

 

En bon serviteur de l’État, Henry Jacolin essaye d’éclairer son gouvernement sur les réalités politiques, militaires et culturelles de la situation en Bosnie, alors que la position française est le refus de toute intervention armée et la recherche de consensus entre les communautés, que le président Mitterrand est très influencé par le souvenir historique de l’amitié franco-serbe de la Grande Guerre, que la seule mission des 3000 Casques bleus français de la Forpronu est d’accompagner l’aide humanitaire.

Il doit donc expliquer au Quai d’Orsay que le conflit est une guerre d’agression menée par les Serbes séparatistes de Bosnie contre l’État bosniaque, alors que le nationalisme serbe n’avait cessé de croître dans l’ancienne Fédération yougoslave. Il doit aussi définir que leurs actes en Bosnie orientale et à Sarajevo relèvent d’une volonté d’épuration ethnique. Sarajevo a besoin de toute l’aide française, pas seulement matérielle mais aussi culturelle pour que continuent à fonctionner plusieurs Institutions dont l’Université.

Face à toutes les personnalités locales qu’il rencontre, politiques, intellectuelles, religieuses, et bien sûr avant tout au président Izetbegovic, notre ambassadeur doit justifier l’absence d’intervention militaire de la France auprès des Bosniaques, conforme à la volonté de neutralité de la communauté internationale, ce qui est mal compris par ceux-ci à qui on refuse des armes alors qu’ils doivent se défendre.

Avec les militaires de la Forpronu les relations sont bonnes, particulièrement avec le général Morillon dont le courage est vanté, mais certains officiers considèrent parfois avec condescendance les Bosniaques pour leur infériorité militaire.

 

L’un des premiers mérites de ce livre est de faire comprendre le métier de diplomate : rencontrer, visiter, écouter, expliquer, essayer de convaincre ses interlocuteurs sur place et à Paris. Cette tâche demande beaucoup d’énergie lorsqu’elle s’exerce dans des bureaux feutrés. Elle en demande bien plus dans un pays en guerre, dans une ville où les contacts avec l’extérieur ne passent que par une route terrestre risquée et une voie aérienne contrôlée par les militaires de l’ONU. Elle en demande énormément quand le siège de l’ambassade se réduit à un F3 étriqué, quand eau, gaz, électricité font régulièrement défaut, quand chaque déplacement est une entreprise dangereuse.

Cette situation n’est guère compatible avec la vie de famille. Catherine, l’épouse de l’ambassadeur, arrive difficilement à rejoindre son mari en novembre 1993. Elle y retourne pour de courts séjours entre 1993 et 1995, affrontant des conditions de transport dangereuses et compliquées. Chaque séjour est l’occasion de rencontres avec des femmes de Sarajevo, souvent des intellectuelles musulmanes qui l’étonnent par leur résistance au découragement.

 

Malgré leur vie misérable les habitants de Sarajevo font preuve de beaucoup de dignité et veulent maintenir un maximum d’activités culturelles. La Bosnie-Herzégovine veut conserver le caractère multiculturel et multiconfessionnel qui a fait la richesse de ses institutions. Université, bibliothèques, écoles ont beaucoup souffert, mais on continue à donner des concerts, à jouer des pièces et à publier des livres. Même si le titre ne lui a pas été accordé en décembre 1993, Sarajevo apparait comme une véritable capitale culturelle européenne.

Aider à faire vivre la culture est donc une des priorités d’H. Jacolin dans un lieu où francophones et francophiles sont nombreux. En juin 1993 une délégation de l’Académie française, menée par Maurice Druon, vient soutenir l’Académie des sciences qui poursuit ses travaux. Écrivains, artistes, professeurs sont souvent invités à la table de l’ambassadeur. Et en septembre les Universités de Paris et Sarajevo signent une Convention qui crée un collège universitaire français à Sarajevo et prévoit l’accueil de boursiers bosniaques en France. Ce soutien à la résistance culturelle bosniaque se parachève avec l’ouverture du Centre culturel français en mai 1994, seul centre culturel étranger à Sarajevo. Festivals de films français, exposition de C. Boltanski…. autant de manifestations témoignant de la présence française.

 

Mais le quotidien de la vie diplomatique se compose de moments et d’interventions plus dramatiques. H. Jacolin raconte plusieurs épisodes du conflit où la France a été impliquée, comme la libération de 108 prisonniers obtenue après des négociations très difficiles avec les Bosniaques et les Bosno-Serbes.

 

L’ouvrage présente une analyse du rapport de force entre Bosniaques, Bosno-Serbes, Bosno-Croates et de l’évolution de ce rapport.

Dans un pays où Bosniaques musulmans, Croates catholiques et Serbes orthodoxes étaient dispersés, la volonté serbe et croate de créer des entités « ethniquement pures » ne pouvait entrainer qu’un conflit de longue durée, alors que les Bosniaques sont attachés à la mixité des populations. L’incompréhension de la communauté internationale se traduit par l’échec du plan Vance-Owen qui consacrait la séparation des trois peuples dans un même Etat, divisé en dix cantons.

Échec des négociations internationales, violence croissante sur le terrain,

Mostar, peuplée en majorité de musulmans mais revendiquée comme capitale croate de l’Herzégovine, devient une ville martyre. La partie musulmane de la ville subit de nombreux bombardements commandés par les dirigeants d’Herceg-Bosna ; la destruction du vieux pont ottoman eut un retentissement international, ce qui permit au président Izetbegovic de faire un nouvel appel à l’ONU.

 

En 1994 les choses bougent sur les plans militaire et diplomatique.

Les Américains entrent dans le jeu. L’OTAN, à la demande pressante d’A. Juppé, ministre des Affaires étrangères, qu’H. Jacolin a convaincu, a adressé un ultimatum aux Bosno-serbes pour qu’ils éloignent leurs armes lourdes de Sarajevo sous peine de frappes aériennes. Certes l’ultimatum est mal respecté mais la communauté internationale est plus réactive aux agressions des Bosno-Serbes avec la création d’un « groupe de contact » comprenant la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et la Russie.

Mais si l’activité diplomatique est plus grande, la violence des opérations s’accroit. Les centaines de morts et de blessés causés par les obus serbes sur la population civile de Sarajevo et même sur les bâtiments de la Forpronu, provoque l’indignation au siège de l’ONU comme à celui de l’OTAN, mais les négociations ont du mal à progresser.

 

Il y a plusieurs guerres qui déchirent les communautés, dans ce qu’on appelle la « guerre de Bosnie ».

L’ouvrage montre la complexité et la cruauté des relations entre des groupes qui vivaient côte à côte pacifiquement à l’époque de Tito mais chez qui les affrontements de la Deuxième Guerre Mondiale ne sont pas oubliés. L’agresseur serbe est appelé « tchetnik », voire « nazi », le Bosniaque est un « fondamentaliste » et le Croate un « oustachi ».

La violence ne s’exerce pas seulement entre les trois entités nationales mais au sein même de chacune.

Dans le territoire d’HercegBosna, Mate Boban essaye d’attirer par la peur tous les Croates, même les partisans d’une Bosnie-Herzégovine plurielle. Il a fallu sa démission pour laisser la voie libre à la réconciliation.

La « poche » de Bihac, enclave musulmane, est le théâtre d’affrontements entre Fikret Abdic, plus ou moins mafieux, qui y proclame l’autonomie de la Bosnie occidentale et le président Izetbegovic qui refuse cette dissidence. Cette lutte inter-Bosniaque est marquée par les tortures infligées aux Bosniaques loyalistes par Abdic, condamné ultérieurement comme criminel de guerre.

Les Américains réussissent là où les Européens ont échoué. Un Accord est signé à Washington en mars 1994 entre les représentants de la Bosnie-Herzégovine, des Croates de Bosnie, de la Croatie et des États-Unis. Il est créé une Fédération de Bosnie-Herzégovine regroupant Bosniaques et croates, au sein de l’État de B-H.  Même si la mise en place de la constitution de la nouvelle entité donne lieu à de nombreux marchandages, dès l’été 1994 la Fédération semble viable.

 

Les Mémoires de l’ambassadeur révèlent des tensions au sein de la communauté internationale. Certes le groupe de contact formé en avril 1994 par les États-Unis, la Russie et plusieurs pays de l’UE connait des succès comme le placement de Mostar, en juillet 1994, sous la tutelle de l’UE, mais la cohésion risque d’être fragilisée par l’étroitesse des liens entre Moscou et Belgrade.

Les autorités françaises n’échappent pas non plus aux tensions internes. Les efforts pour libérer les membres d’une ONG française prisonniers des Serbes mettent au jour les rivalités entre les services du Ministère des Affaires étrangères dépendant d’Alain Juppé et ceux de la Défense dirigée par François Léotard. Henry Jacolin en décrit longuement les péripéties mais n’en dévoile pas les ressorts profonds.

 

1995…le siège s’éternise. Le cap des 1000 jours est franchi le 24 janvier.

L’équilibre des forces entre assaillants et assiégés semble bloquer la situation. Les Bosno-Serbes détiennent une supériorité en matière d’artillerie lourde mais manquent d’hommes pour un assaut terrestre. Les Bosniaques manquent d’armes mais sont nombreux et déterminés. La guerre de position risque de perdurer, mettant face à face des combattants radicalisés. Pour les uns, Sarajevo doit être la capitale « purifiée » culturellement d’une Grande Serbie. Chez les autres, un nationalisme bosniaque se développe, dont un courant revendique l’Islam, voire l’Islamisme, comme fondement idéologique.

La communauté internationale ne peut plus limiter ses interventions à des actes humanitaires.

Le printemps 1995 est sans doute la pire période que vivent les habitants de Sarajevo, étranglés par les Bosno-Serbes qui bloquent progressivement les accès aériens et terrestres à la ville ; seuls les militaires de la Forpronu peuvent utiliser l’aéroport. Tous les autres doivent se soumettre au bon vouloir des Bosno-Serbes qui contrôlent les check-points. Eau, gaz, électricité disparaissent. Les obus frappent le centre- ville et les rares piétons sont la cible des snipers. Les Bosniaques sont amers face à l’inertie de la communauté internationale qui semble cautionner le « génocide » voulu par les Serbes.

 

Le métier d’ambassadeur est parfois bien lourd à porter. Henry Jacolin exprime sa colère devant l’impuissance totale de la Forpronu et de l’OTAN et la complaisance des diplomates à Genève face aux Serbes. A maintes reprises il avertit le gouvernement français de la situation tragique des Bosniaques, fragilisés par l’embargo, et de la volonté destructrices des Serbes. Pourtant les communications sont difficiles entre Paris et Sarajevo ; les voyages le sont encore plus (chaque déplacement entre l’ambassade de France et le Quai d’Orsay est une aventure longue et risquée).

Finalement l’OTAN décide d’un ultimatum imposant un cessez-le-feu et le Président Chirac obtient, en juin, la création d’une Force de Réaction Rapide, sous commandement français pour ouvrir un accès à Sarajevo. Mais les relations sont difficiles entre ONU et FFR. Aussi la méfiance du gouvernement bosniaque est-elle à son maximum à l’encontre d’une communauté internationale qui maintient son embargo sur les armes, ce qui profite surtout aux Bosno-Serbes, habiles à entretenir la division entre toutes les organisations internationales (HCR, CICR, FFR….). C’est pourquoi, en juin, les Bosniaques décident-ils de tenter de desserrer seuls, sans aide internationale, l’étau serbe autour de Sarajevo. Ils reprochent aux diplomates de tous bords de refuser à la Bosnie-Herzégovine le droit de se défendre tout en étant incapables de faire la paix. C’est dans le Congrès des États-Unis qu’ils placent leur dernier espoir.

 

C’est en effet la diplomatie américaine qui a mis fin au conflit. L’Accord de paix est paraphé à Dayton, le 21 novembre 1995 …bien loin de Sarajevo, aussi Henry Jacolin n’en traite-t-il pas des modalités. L’ouvrage se termine par son départ de la ville martyre, retour terrestre vers Zagreb qui l’amène à traverser la zone contrôlée par les Bosno-Croates. Leurs propos à l’égard des Serbes et des « Musulmans » montrent que la guerre n’est pas finie…du moins dans les têtes.

 

   L’Ambassadeur et le Siège n’est pas un ouvrage géopolitique de plus sur ce qu’on appelait, au début du XXème siècle, la « poudrière balkanique ». C’est avant tout un livre sur ce dont sont capables les hommes soumis à des conditions dramatiques. Constamment Henry Jacolin, vivant lui-même dans l’insécurité, rend hommage aux hommes et aux femmes de Sarajevo, debout dans la tourmente. Aussi ce dont il semble le plus fier, c’est de l’action culturelle que la France a pu mener durant toutes les années du siège. Notre ambassadeur s’est ainsi inscrit dans une tradition du Quai d’Orsay.

 

Michèle Vignaux, février 2019