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Istanbul, l’insondable [7-11 mai 2014]

Elle fut Byzance, elle fut Constantinople.

Elle est aujourd’hui, non pas la capitale, mais la métropole la plus dynamique de la Turquie. Elle garde jalousement les deux rives du Bosphore et les deux cultures orientale et occidentale. Son patrimoine architectural est mondialement connu.

Avant de partir à sa découverte, cette petite citation : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples » (De Gaulle, Mémoires de guerre).

Ce voyage a été organisé par Les Cafés géographiques avec le soutien logistique de l’association Arts & Vie.

La Corne d’Or et les chaînes qui en interdisaient l’entrée.

La Corne d’Or et les chaînes qui en interdisaient l’entrée.

1 – De Byzance à Constantinople 

Le poids de l’histoire et de la géographie

« Istanbul ! Comment pourrais-je évoquer cette ville fondée à la jonction de trois mers sinon par ses noms dont chacun correspond à une époque de son histoire. Elle se nomme Lygos, Byzance, Nouvelle Rome, Constantinople, Maison du Califat. Aujourd’hui, héritière de ces civilisations, elle se nomme Istanbul, -la ville- en grec, Stin polis » Nedim Gürsel.

Situation 

carte-istanbul

Pont entre l’Orient et l’Occident, carrefour entre la mer Noire et la mer Méditerranée, aboutissement de la Route de la soie venant de Chine, la situation de la ville a toujours été perçue comme exceptionnelle.

Aujourd’hui, la Thrace occidentale qui porte la partie occidentale de la métropole a des frontières avec deux pays membres de l’Union européenne : la Bulgarie et la Grèce.

Géopolitiquement elle  reste la gardienne de détroits éminemment stratégiques puisqu’ils verrouillent la sortie de la flotte russe basée à Sébastopol en Crimée (région d’Ukraine passée sous le contrôle de la Russie en 2014) et surveillent le passage des tankers pétroliers.

Byzance, une cité grecque dès 660 av.J.C.

Un marin grec nommé Byzas, voulant fonder une colonie, s’en fut consulter l’oracle de Delphes. Il suivit son conseil et arriva devant le triangle en forme de promontoire du continent européen.

Le site est aussi exceptionnel que la situation puisque cette péninsule est située entre l’estuaire de la Corne d’Or au nord, la mer de Marmara au sud et le détroit du Bosphore à l’est.

Il était facile à défendre et doté d’un port naturel : la Corne d’Or. Les marchands s’y installèrent et prospérèrent. Peu importe qu’avant les Grecs on ait trouvé des vestiges remontant au XII è av.J.C, et attestant la présence des Thraces.

Cela prouve que ce site est déjà très convoité : ex : les Gaulois attaquent Byzance en 279 av.J.C. Ils s’installent sur la colline située au nord de la Corne d’Or. Ce lieu devient le quartier de Galata.

 

Constantinople, capitale de l’Empire romain d’Orient : 330 – 476

L’Atlas des villes Le Monde - Hors Série- 2013

L’Atlas des villes Le Monde – Hors Série- 2013

 

En 324, Constantin I er devient le seul maître d’un empire romain unifié. Il consacre Byzance Nova Roma (Nouvelle Rome). Ce n’est qu’après sa mort en 330 qu’elle prend le nom de Constantinople. Une nouvelle muraille (enceinte de Constantin) est construite : elle englobe une ville cinq fois plus étendue que l’ancienne Byzance.

Le Grand Palais

Le Grand Palais

Constantin se fait édifier sur l’Acropole le Grand Palais, sorte de kremlin qui enferme dans sa muraille un monde complet : appartements impériaux, bâtiments publics, églises, casernes, jardins et fontaines. Un débarcadère donne sur la mer.

En 340 le christianisme devient religion d’Etat et en 360, le fils de Constantin fait construire la première basilique et l’hippodrome.

Lors du partage de l’Empire romain, en 395, elle devient capitale de l’Empire romain d’Orient qui comporte alors la Roumanie, la Grèce, la Macédoine, la Bulgarie et la Serbie.

Les successeurs de Constantin ne cessent d’embellir la ville. Valens achève l’aqueduc qui porte son nom et Théodose Ier ramène de Karnak le grand obélisque qui orne toujours la place de l’hippodrome.

 Constantinople, capitale de l’Empire byzantin : 476 -1453

Théodose II (408-450) élève de nouvelles murailles pour contrer les assauts des Barbares. La cité, équipée d’une marine de guerre, contrôle les détroits (du Bosphore et des Dardanelles) au moyen d’un réseau de forteresses. Elle constitue un verrou militaire.

Sous le règne de Justinien (525-565) la cité compte un million d’habitants. Elle devient la plus grande métropole de la chrétienté. L’Empire s’étend de l’Italie à la Syrie et des rives de la mer Noire à celles de l’Afrique du Nord, Maroc excepté.

Justinien fut un bâtisseur qui fond culture romaine et orientale. On lui doit 3 magnifiques églises : Saint Serge et Bacchus dont le plan central est en croix grecque ;

Sainte Irène  qui adopte la forme basilicale romaine et Sainte Sophie qui combine les deux formes. Mais chacune possède déjà cette coupole symboliquement assimilée à la voûte céleste qui devient un leitmotiv de l’architecture religieuse. Un somptueux décor intérieur de marbre et de mosaïques à fond d’or, s’oppose à un extérieur fruste.

Mosaïque sur fond d’or dans Sainte Sophie

Mosaïque sur fond d’or dans Sainte Sophie

Une ville menacée : VII ème- IX ème

– Plusieurs fois assiégée, la ville est sauvée par ses murailles et par la supériorité de son armée. Contre les Omeyyades, les Byzantins mettent au point le feu grégeois (mélange de soufre, poix, salpêtre) qui sème un vent de panique parmi la flotte ennemie.

– La querelle des iconoclastes (717-843) met aussi la ville en péril. Les empereurs, sous le prétexte de vouloir respecter à la lettre l’interdit biblique « Tu n’adoreras pas les images » veulent s’emparer des richesses des moines pour remplir les caisses d’un Etat  en déroute. Mais en 843, les adorateurs d’images (iconodoules) gagnent la partie.

– Durant ces crises, le patrimoine et les infrastructures ne sont plus entretenus à l’exception de l’alimentation en eau. L’aqueduc de Valens est réparé et une multitude de citernes, indispensables pour résister aux sièges, sont creusées.

La Renaissance IX ème- XII ème

Une dynastie macédonienne (847-1057) réussit à rétablir l’ordre. Les marchands reviennent en force échanger les épices, la soie, le blé. Des Italiens aux Arabes du califat de Bagdad ou du Caire, personne n’a plus intérêt à attaquer une opulente cité.

Une grande reconstruction est entreprise. Elle concerne surtout l’art sacré, sous toutes ses formes : enluminure, travail de l’ivoire et architecture. Les riches familles fondent des monastères accueillant des écoles, orphelinats, hospices et hôpitaux.

En 1025, à la mort de Basile II, la cité est à nouveau à son apogée.

Le déclin des XII ème- XV ème

– En 1071 les troupes impériales sont battues à Mantzikert, près du lac de Van par un ennemi nouveau : les turcs Seldjoukides.

Les Turcs, littéralement « les forts » apparaissent au V ème siècle sur les pentes du massif de l’Altaï. L’histoire raconte qu’une tribu fut anéantie. Un jeune berger, seul rescapé fut recueilli par une louve dont il y eu 10 fils. Parvenus à l’âge adulte, ils épousèrent des femmes des peuples voisins et essaimèrent jusqu’en Chine et en Iran. Aujourd’hui la langue turque est parlée par environ 110 millions de personnes.

– Puis les Génois et les Vénitiens, exemptés de taxes, prennent l’avantage sur les marchands byzantins. En 1171 les Vénitiens sont chassés de la ville et en 1182 un grand massacre d’étrangers ensanglante le quartier de Galata. Venise riposte : elle encourage la IV ème croisade à se détourner de sa route pour attaquer Constantinople.

L’occupation des Croisés : 1204-1261

En 1204 la ville tombe aux mains de l’Occident, des Latins comme on les appelle ici. La ville est pillée, incendiée, sa population massacrée et convertie de force à l’orthodoxie romaine.

Le pouvoir byzantin se replie sur Nicée, l’actuelle Iznik, sur la rive asiatique, avant de reprendre l’avantage. En 1261, Michel VIII Paléologue, aidé des Génois trop heureux de nuire aux Vénitiens, chasse les Latins.

L’irrésistible chute : 1261-1453

La dynastie des Paléologues reconstruit la ville. Mais les rivalités entre Génois et Vénitiens se poursuivent, fratricides.

De nouveaux conquérants s’enhardissent : les turcs Ottomans. Ils s’emparent des Balkans, ferment la mer Noire et encerclent Constantinople en 1396. Le sultan Beyazit I er est proche de la victoire lorsqu’il est appelé d’urgence sur le front anatolien pour arrêter les armées turco-mongoles de Tamerlan. Son armée est écrasée à Ankara en 1402. Un répit d’un demi-siècle vient d’être accordé à la ville.

Saint-Sauveur-in-Chora : l'extérieur

Saint-Sauveur-in-Chora : l’extérieur

Saint-Sauveur-in-Chora : les fresques

Saint-Sauveur-in-Chora : les fresques

L’art byzantin brille de ses derniers feux. Le plus bel exemple est  Saint-Sauveur-in-Chora (Kahriye Camii). Cependant on manque d’argent et on substitue la fresque à la mosaïque car cette décoration est moins onéreuse et surtout on lance la mode des images pieuses : les icônes.

Lorsque les Ottomans reviennent en 1453,  avec 80 000 hommes encadrés par les corps d’élite des Janissaires, la situation est  sans issue. La ville ne peut lui opposer que 5 000 Grecs et 2 000 étrangers.

2 – Istanbul capitale de l’Empire ottoman

1453 – 1923

L'Afrique du Nord et le Moyen-Orient dans le nouvel espace mondial. Maryse Fabriès-Verfaillie. PUF, 1998

L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient dans le nouvel espace mondial. Maryse Fabriès-Verfaillie. PUF, 1998

En mai 1453, après un siège de deux semaines, Mehmet II le Conquérant (Fatih) occupe Constantinople. La ville est pillée pendant trois jours mais la population grecque est invitée à rester. Un nouveau patriarche orthodoxe est nommé avec des pouvoirs étendus car le sultan, fidèle aux lois de l’islam, se veut tolérant. Cependant la basilique Sainte Sophie est immédiatement transformée en mosquée (adjonction de 4 minarets).

Sainte Sophie

Sainte Sophie

L’intérieur de Sainte Sophie

L’intérieur de Sainte Sophie

Par principe économique, il supprime les privilèges accordés aux Génois et les met sur pied d’égalité avec les marchands grecs.

De Mehmet II à Soliman : l’ère des Grands Seigneurs : XV è – XVI è.

Devenue capitale ottomane en 1458, la ville compte 100 000 habitants. Sur l’Acropole où Constantin avait édifié son Grand Palais, le sultan Mehmet II aménage son Palais de Topkapi.

Palais de Topkapi

Palais de Topkapi

Les colons affluent de partout. Il s’agit de Turcs bien sûr, mais aussi de Grecs, de Juifs, de Slaves. Le Grand Bazar est créé, qui constitue la plaque tournante de tout le commerce avec l’Orient.

Le Bazar Egyptien

Le Bazar Egyptien

La ville devient alors le centre d’un empire démesuré, qui a retrouvé la taille de celui de Justinien. Phare de l’islam, elle se couvre de mosquées.

A la mort de Soliman le Magnifique, Istanbul compte 600 000 habitants. Les seules menaces qui pèsent sur la ville sont les incendies qui ravagent par quartiers entiers les maisons de bois et les séismes, puisque la ville est traversée d’est en ouest par la grande faille nord anatolienne

Les premiers sultans, princes de la Renaissance, portent l’art ottoman à son zénith au XVI ème siècle

Les nouveaux souverains ne se différencient de leurs prédécesseurs byzantins que par la religion et la langue.

Miniature représentant Mehmet II

Miniature représentant Mehmet II

Mehmet II (1451-1481) est passionné d’histoire et de peinture occidentale. Il invite à la cour des peintres italiens, dont Gentile Bellini qui fait le portrait du sultan et décore de fresques (aujourd’hui disparues) le palais de Topkapi. Ses successeurs vont essayer, en vain, d’attirer Léonard de Vinci (pour construire un pont sur la Corne d’Or) et Michel Ange.

Soliman le Magnifique à la chasse aux faucons. Miniature de l’école persane du XVII ème. Bibliothèque de Topkapi.

Soliman le Magnifique à la chasse aux faucons. Miniature de l’école persane du XVII ème. Bibliothèque de Topkapi.

Le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) consacre Istanbul comme foyer culturel de premier plan. Le souverain s’entoure d’une armada de poètes, de calligraphes, de peintres, tous aptes à célébrer les hauts faits du prince. Le plus célèbre, est l’architecte Sinan.

Sinan est né chrétien. Il fut enlevé à sa famille pour appartenir au corps des Janissaires et fréquenta le palais du grand vizir Ibrahim Pacha, sur la place de l’hippodrome avant de devenir l’architecte du sultan. Il a construit plus de trois cents bâtiments, du simple hammam jusqu’aux sanctuaires impériaux, en passant par des ponts, des aqueducs, les cuisines de Topkapi et bien entendu les mosquées dont la gigantesque Sülémaniye. Ses élèves ont construit la Yéni Camii et la Mosquée Bleue. Il a aussi travaillé pour Selim II le fils de Soliman et de la belle Roxane. Il ne prend sa retraite qu’à 95 ans !

Soliman se veut le digne successeur de Justinien. Il veut que la Sülémaniye (mosquée de Soliman) soit plus vaste que Sainte Sophie. Sinan, contemporain de Michel Ange et de Palladio, réalise le rêve de tout architecte : éliminer les contreforts extérieurs et créer un espace intérieur unitaire, que nulle colonne ne viendra assombrir. La savante articulation des coupoles et demies coupoles lui donne l’apparence symbolique d’un escalier conduisant de la terre jusqu’au ciel.

La mosquée bleue

La mosquée bleue

mosquee-bleue-coupole

Soliman fut aussi un prince combattant, contre le shah de perse, et aussi contre Charles Quint (1519-1556). Il mit le siège devant Vienne, porte de l’Occident, mais ne parvint pas à prendre la ville, malgré l’alliance avec François I er, toujours prêt à nuire aux intérêts des Habsbourg. Il réussit à créer une force maritime remarquable et devint le maître en mer Méditerranée.

Le souverain détenait aussi le pouvoir religieux. Il nommait aussi bien le patriarche orthodoxe que le chef de l’Islam.

La déliquescence des XII ème et XVIII ème siècles

Comme les Byzantins avant eux, les Ottomans ne parviennent pas à défendre un empire trop vaste. L’armée se révolte souvent, la corruption gagne tous les rouages d’un Etat hyper hiérarchisé. Les commerçants étrangers (Français, Italiens, Hollandais), accaparent un temps les leviers économiques, avant de partir à la conquête du Nouveau Monde.

En 1571, la flotte ottomane est détruite à Lépante par une coalition étrangère menée par les Vénitiens. Un nouveau siège de Vienne avorte en 1683.

Les sultans contemporains de Louis XIV préfèrent soigner leur palais et agrandir leur harem plutôt que de régner.  Ils choisissent même de décorer leurs palais dans le style rococo qui fait fureur au XVIII è en Occident. Enfin, sous le règne d’Ahmet III (1703-1730) la mode de la tulipe gagne aussi bien la Hollande que l’empire ottoman, dont elle devient le symbole, reproduite en particulier sur les faïences d’Iznik.

Assiette de tulipes : faïence d’Iznik

Assiette de tulipes : faïence d’Iznik

L’Empire, « homme malade de l’Europe » au XIX ème siècle.

Des réformes sont tentées sous Selim III (1789-1807) puis sous Mahmut II (1808-1834).  Ils veulent instaurer l’égalité entre les sujets musulmans, chrétiens et juifs et abolir la loi coranique. En 1862 est créée l’université, et en 1868 le lycée de Galatasaray, l’école devenant obligatoire à partir de 6 ans.

Mais l’empire se défait. A la fin du XIX è, les Ottomans ne détiennent plus en Europe que la Macédoine. A Istanbul, l’Allemagne, la France ou l’Angleterre se conduisent comme des colonisateurs : ils électrifient la ville, construisent les gares et les voies de chemin de fer. Les touristes affluent, amenés ici par l’Orient Express.

Les derniers sultans quittent Topkapi pour s’installer sur les rives du Bosphore. Leurs palais de pierre sont rapidement entourés par les yalis, résidences d’été en bois des notables de la ville.

Le palais de Dolmabahce est le premier du genre sur le Bosphore. Construit par les architectes arméniens Balian, père et fils, c’est un pastiche de l’art occidental revu par l’Orient : rien ne manque à ce vocabulaire : colonnes grecques, balustrades, guirlandes, fronton néo-classique, etc.

Istanbul dans la tourmente : chronologie d’une débâcle : 1908-1923

En juillet 1908 la révolution des Jeunes Turcs éclate à Salonique. En 1909 ils investissent Istanbul et déposent le sultan.

Les Jeunes Turcs entrent dans la 1GM aux côtés des Allemands et ils ont laissé le douloureux souvenir du génocide des Arméniens (1915-1918) accusés de collaborer avec l’ennemi russe.

Le 13 novembre 1914, au palais de Topkapi le sultan Mehmet V déclenche le djihad (guerre sainte) contre les infidèles. Ainsi s’achève une longue tradition de tolérance et de cosmopolitisme.

En 1915, les Russes ainsi que les troupes franco-anglaises (nations de la triple Entente) tentent de s’emparer de la ville. Mais celle-ci résiste, défendue par le général allemand Liman von Sander, et par un jeune militaire turc promis à un grand avenir, Mustapha Kemal. Cette campagne des Dardanelles a fait 500 000 victimes.

En octobre 1918 l’Empire ottoman est vaincu et mis sous contrôle anglais, français, italien et grec. En 1919 le sultan capitule, la ville est occupée, mais les Jeunes Turcs ont le temps de s’enfuir à bord d’un sous marin allemand en direction d’Odessa.

Le traité de Sèvres est signé en 1920, il prévoit la réduction de l’empire autour d’Istanbul et de la partie occidentale de l’Anatolie. Le sultan Mehmet VI, déchu de son titre doit aller se réfugier en Angleterre. De 1918 à 1923, Istanbul est occupée et un climat de guerre civile s’instaure entre toutes les communautés. Les occupants pavoisent, les occupés parfois collaborent et édifient de fabuleuses fortunes…

3 – Istanbul et la République turque

L’ère de Mustapha Kemal 1923- 1938

Mustapha Kemal. Président de la République turque de 1923 à 1938. Archives Larousse

Mustapha Kemal. Président de la République turque de 1923 à 1938. Archives Larousse

En 1923, Mustapha Kemal, lève l’étendard de la révolte contre le traité « inique » de 1920. Devenu Atatürk (le père des Turcs) il rentre en héros en Turquie. Il prend Ankara comme capitale et obtient par le traité de Lausanne en 1923 un élargissement des frontières de la Turquie.

Il impose la fin du califat et du sultanat, la suppression de la référence à l’islam comme religion d’Etat et la création d’une république qu’il voulait moderne et européenne. Il instaure aussi un système de parti unique et un Etat centralisé qui réprime toute velléité de révolte des Kurdes. La Constitution de 1924 abolit la polygamie, donne le droit de vote aux femmes et introduit l’alphabet latin.

Cette dernière mesure est lourde de conséquences. Atatürk dépossède les générations à venir de leur passé culturel. Il rend impossible à moyen terme la lecture des calligraphies, des poésies, des textes mystiques qui avaient fait la gloire de la période ottomane. Mais on peut aussi affirmer qu’en remplaçant la langue ottomane par le turc populaire, le kémalisme a accouché d’une société civile moderne.

En 1938 Atatürk s’éteint au palais de Dolmabahce. La 2GM commence. Des traités d’amitié sont signés avec l’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne. Ils assurent la neutralité du pays jusqu’en février 1945, date à laquelle la Turquie se range dans le camp des Alliés.

 

 

L’évolution vers le multipartisme sous l’œil vigilant de l’armée 1945 – 1983

A la fin de la 2GM, le modèle mis en place par Mustapha Kemal entre en crise et l’opposition gagne les élections de 1950. S’ensuit une longue période d’instabilité qui débouche sur 3 coups d’Etat et la prise du pouvoir par les militaires en 1960, 1971 et 1980.

Les militaires mettent brutalement un terme aux tiraillements internes : l’ordre est rétabli et les prisons se remplissent de prisonniers politiques.

Cependant de grandes réformes se mettent en place. Le développement autocentré voulu par Atatürk est abandonné. Des réformes économiques libérales ouvrent à la Turquie le marché mondial. Les militaires favorisent ainsi la montée en puissance d’une bourgeoisie locale, en premier lieu industrielle, qui va consolider « la dictature ».

Dans les années 1970 la question chypriote empoisonne les relations entre Turcs et Grecs. En 1974, l’armée turque envahit le nord de l’île de Chypre, peuplée par des Turcs et proclame en 1983 la naissance d’une République turque de Chypre, reconnue seulement par Ankara. Ce problème est l’un de ceux qui empêchent l’intégration de la Turquie à la CEE.

La démocratisation progressive des années 1980-2000

Pendant deux décennies, la Turquie est dirigée par des civils issus de l’ANAP (Parti de la Mère Patrie). Turgut Özal (1927-1993) représentant de la droite libérale mène avec charisme le pays sur la voie d’une économie capitaliste, s’affranchissant du kémalisme.

Des progrès importants sont réalisés en matière des droits de l’homme, la liberté d’expression est largement reconnue. Mais en Anatolie orientale les populations kurdes sont toujours soumises aux pressions de l’armée. A la violence étatique turque répond le terrorisme kurde.

La grande ambition d’Özal est de créer une économie ouverte, compétitive, susceptible de permettre l’adhésion de la Turquie à la CEE. Une première demande est déposée à Bruxelles en avril 1987. Il faut noter que la Turquie était déjà associée au Conseil de l’Europe depuis 1964.

Sur le plan économique les progrès sont fulgurants, mais sur le plan social, les inégalités grandissent. Alors qu’il fallait travailler 14 minutes pour acheter un pain en 1980, il en fallait 42 en 1987. La mondialisation a toujours des effets pervers !

Cela peut expliquer le retour à l’islam devenu un puissant mouvement social et un mode populaire de l’action politique. Les syndicats et les associations étant interdits après le coup d’état de 1980, le champ est libre pour le développement d’un réseau de solidarités primordiales exprimées par l’islam.

La politique extérieure menée alors est aussi source de conflits internes. Les Etats-Unis insistent lourdement auprès de leur allié turc pour qu’il joue le rôle de gendarme dans la région du Golfe.

L’heure des islamistes : 2002…

La victoire de l’AKP (Parti de la justice et du développement) issu de la mouvance islamiste, aux élections législatives de 2002 marque une étape dans l’histoire de la Turquie.  C’est un tremblement de terre pour la classe politique traditionnelle et pour les élites d’Istanbul.

Recep Tayyip Erdogan est premier ministre, ayant remporté les élections législatives de 2007 et de 2011.

Ces victoires reflètent les succès du pays sur le plan économique et sur le plan politique.

L’espoir d’entrer dans l’Union européenne a poussé Ankara à des ouvertures sur les questions kurde, arménienne et chypriote.

On a pu parler du « modèle turc » au prestige croissant parallèlement aux « révolutions » arabes qui ébranlent ailleurs bien des pays du Maghreb et du Machrek

Cependant, arrivés au faite de leur puissance l’AKP et son leader subissent aujourd’hui leurs premières déconvenues.

La crise économique actuelle n’épargne pas la Turquie et les populations manifestent contre l’autoritarisme croissant de M. Erdogan. En témoignent les manifestations du parc Gezi à Istanbul au printemps 2013

2014-2015 sont deux années importantes : élections municipales en mars, gagnées par l’AKP), élections présidentielles en août 2014 et  législatives en juin 2015.

Manifestation sous la pluie, place Taksim, le 9 mai 2014

Manifestation sous la pluie, place Taksim, le 9 mai 2014

4 – Istanbul : une mégapole en chantier  

Avec près de 13 millions d’habitants, Istanbul fait aujourd’hui partie du club des mégalopoles (villes de plus de 10 millions d’habitants) de la planète. Certes, elle n’est plus la capitale politique de la république turque, mais de nouveaux atouts sont apparus.

A  – L’émergence d’une mégapole

La croissance démographique d’Istanbul Source : IBB.gov.trAdaptation de Sylviane Tabarly

La croissance démographique d’Istanbul
Source : IBB.gov.trAdaptation de Sylviane Tabarly

Lors de la proclamation de la République turque en 1923, c’est Ankara qui devient la capitale. Istanbul perd ses fonctions administratives, gouvernementales et financières. En 1932, elle n’a plus que 690 000 habitants, contre un million avant la guerre.

Il faut attendre les années 1950 pour qu’elle retrouve ce niveau de population. Elle redevient alors le centre de gravité du pays en s’appuyant sur les industries et le commerce. La croissance urbaine s’opère, comme dans tous les pays en développement, par l’exode rural qui vide des campagnes où la mécanisation prive de travail une masse de paysans. Elle s’opère aussi par l’accroissement démographique d’une population jeune

La nouvelle donne des années 1980-1990

La levée du rideau de fer et l’effondrement du bloc soviétique ont permis à la Turquie de retrouver sa position de carrefour entre l’Europe et l’Asie. La dislocation d’une partie de l’empire russe en 1991 a en effet conduit à l’indépendance d’Etats turcophones, dont le poids démographique est considérable. Bien que la Russie y garde un rôle important, l’Asie centrale turcophone est devenue un marché et un espace d’influence pour la Turquie.

Par ailleurs, le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 a changé la donne intérieure. Le développement autocentré du kémalisme est abandonné. Le nouveau premier ministre Türgüt Özal met en place une politique de libéralisation de l’économie avec le soutien de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. L’Etat désormais limite son intervention, principalement à la construction d’infrastructures.

Istanbul redevient la grande croisée internationale.

Les fonctions industrielles sont limitées et exportées en périphérie. Le secteur manufacturier souffre d’ailleurs de la concurrence de pays où la main d’œuvre est moins chère (Chine). Des activités à plus forte valeur ajoutée s’implantent. Istanbul devient le pôle financier et logistique du pays. Le poids du tourisme dans l’économie stambouliote se renforce, avec le développement de la capacité hôtelière et l’attention portée au patrimoine. Sa nomination en tant que Capitale européenne de la culture en 2010 a affirmé sa position de métropole culturelle. Elle demeure aussi un lieu-référence de l’Islam sunnite.

L’arrivée de l’AKP au pouvoir renforce les atouts d’Istanbul

Erdogan a été maire d’Istanbul avant de devenir le Premier ministre. Il entend recréer symboliquement la grandeur ottomane et pourquoi pas, refaire d’Istanbul la capitale

Entre 1950 et 2000, la population d’Istanbul est multipliée par dix. Elle regroupait environ 5 % de la population du pays en 1950, elle en concentre environ 15 % en 2000.

En 2008, elle concentre près de 27 % du PIB, 38 % de la production industrielle, et plus de 50 % des services. Elle génère 40 % des recettes fiscales et son PIB / habitant excède la moyenne nationale de plus de 70 %.

B – Une plaque tournante des mobilités

Dans les années 1990, Istanbul est devenue à la fois un « comptoir, un sas, un hub » pour reprendre les termes de M. Ashan et de J.F Pérouse. Trois types de populations mobiles s’y pressent.

Istanbul est devenue une plaque tournante de l’immigration clandestine en direction de l’U.E. Les deux frontières terrestres avec la Grèce et la Bulgarie, situées à moins de trois heures de route, attirent des migrants aux origines diverses : nord-irakienne, iranienne, syro-libanaise, russe et russo-ukrainienne et enfin caucasienne. Ces migrants doivent parfois résider quelques mois ou quelques années dans la ville avant de pouvoir accéder à leur destination finale. Ils sont souvent dans une grande précarité.

L’Europe envisage la construction d’un mur de 12 km de long, au tracé nord-sud qui bloquerait la frontière terrestre et le point de passage par Edirne.

 

Le deuxième groupe est celui des navetteurs qui pratiquent le commerce à la valise. Ce flux s’est fortement développé avec la fin de la Guerre froide. Il repose sur des individus qui viennent à Istanbul pour vendre et/ou acheter des marchandises en petites quantités. Ils les transportent comme simples bagages, en bus ou en avion. Vous en verrez beaucoup dans les rues. Les premiers furent les Polonais, puis les Roumains, enfin les ressortissants de l’ex-URSS. A présent, de nombreux Maghrébins viennent s’y approvisionner.

Le troisième flux est celui des touristes internationaux, évalués à 7 millions en 2008.

Ils sont, bien entendu, attirés par les aménités d’un site exceptionnel, par les merveilles d’un patrimoine inscrit depuis 1985 à l’Unesco, par un coût relativement modéré de l’hôtellerie-restauration et aussi par « le tourisme à la valise ». Plus récemment, il faut noter le développement d’un tourisme médical, pour des interventions chirurgicales diverses.

C – Les formes urbaines de la mégapole

L’explosion démographique s’est accompagnée d’une expansion spatiale considérable et d’importantes recompositions urbaines. La forme de l’agglomération stambouliote présente un cas classique de développement en tâches d’huile structuré par les axes routiers, même si ce schéma est rendu plus complexe du fait du site particulier de la ville, fragmentée par deux bras de mer, la Corne d’Or et le Bosphore.

carte-istanbul-1711

En 1711 Constantinople  a déjà un long passé. La ville, enserrée dans des murailles, terrestres et maritimes a totalement occupé les 7 collines qui surplombent Presqu’île, Corne d’Or, Galata. Elle reste essentiellement construite sur les rives européennes du Bosphore.

1) Les quartiers historiques

Les quartiers historiques, un temps délabrés, ont été en partie réhabilités. Les plus pauvres en sont donc chassés et un processus de gentrification se met en place, ici aussi sans surprise !

Le quartier de Presqu’île a été muséifié, pour le plus grand bonheur des touristes.

La rive nord de la Corne d’Or correspond à la colline de Galata. Elle a été occupée par la Vénitiens et les Génois jusqu’à la conquête ottomane. Aux XIX ème et XX ème siècles, elle fut le lieu de résidence des ambassades étrangères. Quartier chic, elle a conservé un patrimoine architectural de qualité, même si son état de conservation laisse à désirer.

La colline de Galata et sa tour (le quartier se nomme aujourd’hui Beyoglu)

La colline de Galata et sa tour (le quartier se nomme aujourd’hui Beyoglu)

La rue Istiklal et son célèbre tramway

La rue Istiklal et son célèbre tramway

L’Institut français

L’Institut français

 

La cité de Péra, passage du XIX è siècle

La cité de Péra, passage du XIX è siècle

Immeubles de style vénitien

Immeubles de style vénitien

La rive sud de la Corne d’Or, Eyüp, qui abrite le célèbre Café Pierre Loti est encore très délabrée.

Café Pierre Loti

Café Pierre Loti

Des immeubles en béton remplacent progressivement les vieilles maisons de bois.

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A partir des années 1950, alors que la ville héritée est profondément remaniée, sous l’impulsion du Premier ministre Menderes (percées et élargissement des voies, démolitions et nouvelles constructions), les périphéries s’étendent considérablement, en particulier le long des deux seules routes menant respectivement vers l’Europe et vers l’Asie. En 1954 commence la migration  volontariste des industries vers la périphérie et la constitution d’une couronne d’habitat précaire.

2) La généralisation de l’urbanisation sur les deux rives européennes et asiatiques

– Dès le XVIII è,  lorsque le centre ancien fut saturé, surchargé de population et rendu invivable pour les plus nantis, princes ottomans en tête, on vit proliférer de riches résidences, de pierre ou de bois,  sur les rives occidentales puis orientales du Bosphore.

Palais rococo

Palais rococo

Maisons de bois et étalement urbain récent sur la rive asiatique

Maisons de bois et étalement urbain récent sur la rive asiatique

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– Dans les années 1970, le développement des activités tertiaires et la construction de nouvelles infrastructures de communication poussent encore plus loin le front urbain. Et ce d’autant plus que nombre de Stambouliotes fuient un centre désormais saturé et dont le bâti se dégrade.  La construction du premier pont sur le Bosphore en 1973 amorce également un développement de la rive asiatique. Vingt ans plus tard un second pont de franchissement vient renforcer ce mouvement.

Paysage de colline de la rive asiatique

Paysage de colline de la rive asiatique

Jadis tête de pont des caravanes venues d’Asie ou de celles qui partaient pour le pèlerinage à La Mecque, la côte asiatique a aussi servi de lieu de chasse des sultans. L’été, ils venaient profiter de ses collines boisées, dans de belles résidences. Aujourd’hui, les faubourgs asiatiques d’Istanbul représentent un tiers de la population de la mégapole.

Ce 3ème pôle résidentiel, composé des quartiers d’Üsküdar et de Kadikoÿ, désormais bien relié à la rive occidentale par les deux ponts sur le Bosphore et par le Marmaray souterrain (voir plus loin), attire des population très variées.

Les plus riches, souvent des « nouveaux riches » s’affichent autour de belles avenues. Ils vivent à l’occidentale et fréquentent des clubs et restaurants privés.

L’avenue de Bagdad

L’avenue de Bagdad

 

L’avenue de Bagdad et ses magasins de luxe

Magasins de luxe, Avenue de Bagdad

 Sur la haute colline de Selimiye Kislasi, le gouvernement a aménagé un superbe parc que fréquentent les familles modestes pendant les fins de semaine. Le panorama, par beau temps, permet de voir  tout l’Istanbul.

Enfin, la rive asiatique se hérisse de tours peu aimables.

Le Bosphore et la rive asiatique d’Istanbul

Le Bosphore et la rive asiatique d’Istanbul

3) L’étalement actuel de la grappe urbaine

Immeubles périphériques

Immeubles périphériques

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Dans une immense périphérie se mêlent de manière relativement anarchique, habitat collectif et constructions individuelles souvent illégales appelées « gecekondu » c’est-à-dire « construit en une nuit ». Quelques secteurs seulement ont été planifiés par les pouvoirs publics. Les vieux quartiers auto-construits finissent en général par être légalisés grâce au jeu politico-électoral.

Dans cette dernière couronne apparaissent aussi les « gated communities » quartiers clos réservés aux populations les plus aisées. Ici, comme dans les autres mégapoles, les ségrégations socio-spatiales se multiplient et s’affirment.

Dans les années 2000, l’urbanisation se poursuit toujours plus loin : les marges s’urbanisent à présent sans solution de continuité avec les précédentes, auxquels elles ne sont reliées que par des autoroutes qui traversent des no man’s land.

Une skyline périphérique

Une skyline périphérique

Enfin la mégapole devient polycentrique : des centralités secondaires s’affichent, en particulier sur les deux rives du Bosphore avec : leur skyline, leurs centres commerciaux et les pôles high tech des  firmes européennes ou américaines  en joint-venture). Ici s’affiche sans complexe une modernité débridée !

 D  –  Les problèmes d’une croissance mal contrôlée

L’approvisionnement en eau fut l’une des grandes priorités des empereurs et des sultans. Les Byzantins puis les Ottomans acheminaient l’eau de la forêt de Belgrade (au Nord) vers la ville, par un réseau d’aqueducs (aqueduc de Valens) qui alimentaient des citernes souterraines, des réservoirs privés, des fontaines publiques et des bains.

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La citerne la plus célèbre est celle de Yerebatan : véritable basilique souterraine construite sous Constantin et agrandie par Justinien. Elle alimentait le palais impérial et permettait de constituer une réserve pour faire face aux sièges.

Les fontaines (les sébil) jouaient un rôle majeur. Créées par les personnages les plus puissants, elles étaient aussi des merveilles architecturales : ex : la fontaine d’Ahmet III.

La fontaine d’Ahmet III

La fontaine d’Ahmet III

 

Installer des fontaines revenait à appliquer un verset du Coran (« Et de l’eau provient toute chose ») et donc de faire un acte pieu. Le nom du donateur était inscrit sur la pierre.

Aujourd’hui les 7 réservoirs qui ceinturent le Grand Istanbul ne suffisent plus aux besoins de la ville et les pénuries d’eau sont courantes, malgré l’apport d’eau par des camions et des bateaux-citernes.

Le manque d’espaces verts est criant. Dans le centre historique deux parcs seulement ont subsisté, auxquels il faut ajouter celui du cimetière d’Eyüp au bout de la Corne d’Or et les jardins sur le Bosphore. La population stambouliote, dans ce contexte, refuse l’arrachage des arbres de la place Taksim et s’émeut des grands travaux qui menacent la forêt de Belgrade.

Il faut aussi évoquer les pollutions massives de l’air et des eaux maritimes liées à l’intense navigation.

L’aggravation des disparités socio-spatiales

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Les disparités de revenus se sont fortement aggravées depuis les années 1980.

Les classes aisées se concentrent sans surprise  dans les quartiers bien situés, avec « vue imprenable sur la mer », sur des hauteurs ou dans des bois. Ces quartiers sont bien reliés aux fonctions vitales : pôles d’activité, services de haut niveau.

Les classes précaires sont reléguées dans les lieux déshérités, bruyants, mal reliés aux infrastructures de transport et de services.

E –  Des mégaprojets pour de méga -ambitions

Pas moins de 5 grands projets, qualifiés parfois de mégalomanes, sont mis en œuvre à Istanbul.  Ils sont portés par la Mairie, un temps dirigée par Erdogan, et par le gouvernement actuellement dirigé par le même Erdogan. Depuis 2004, les limites administratives de la Mairie métropolitaine coïncident avec celles du département d’Istanbul.

Ces projets suscitent beaucoup de controverses, y compris parmi les Stambouliotes. Ils devraient être réalisés d’ici 2023, date du centenaire de la République de Turquie.

 

Carte de Nicolas Ressler. Hérodote – 2013 -  numéro 148. La Découverte.

Carte de Nicolas Ressler. Hérodote – 2013 – numéro 148. La Découverte.

Cartes de Nicolas Ressler. Hérodote – 2013 -  numéro 148. La Découverte.

Carte de Nicolas Ressler. Hérodote – 2013 –  numéro 148. La Découverte.

Le projet de réaménagement de la place Taksim et de ses alentours a provoqué de gigantesques manifestations en juin 2013, rendant le nom de la place Taksim célèbre dans le monde entier, un peu comme la place Tahir au Caire, quelques mois plus tôt. Ce projet prévoyait la transformation de la place en zone piétonnière et la reconstruction d’une caserne ottomane.

C’est un urbaniste français qui est à l’origine de la destruction de cette caserne en 1940. L’architecte Henri Prost avait été chargé par Mustapha Kemal de repenser la configuration urbaine d’Istanbul, laquelle s’est terminée en 1951. A la place de la caserne des arbres avaient été plantés et le parc achevé en 1943.  Au fil des années, plusieurs hôtels de luxe ont été construits autour de la place, réduisant la taille du parc. Aujourd’hui le gouvernement souhaite reconstruire cette caserne, y abriter un centre commercial, fermer la place aux voitures bref repenser complètement ce haut lieu de la contestation et de la lutte politique de gauche.

En contre partie, les autorités ont aménagé un polder sur la mer de Marmara, dédié aux manifestations officielles… et contestataires ! Lieu très isolé, qui ne devrait pas attirer beaucoup de monde.

« Beyoglu (le quartier mitoyen) et surtout Taksim, dans l’imaginaire conservateur et nationaliste turc, restent des lieux de perdition et d’effacement des valeurs nationales, qui révulsent et fascinent. La caserne ottomane devrait permettre de reprendre des positions dans un contexte suspect. Qu’il s’agisse de consommation d’alcool ou de rapport entre les sexes, le projet à Gezi est clair : remettre les lieux et leurs usages dans un ordre conservateur, qui assigne à chacun un rôle précis et immuable, et magnifie la famille comme socle sacré de toute vie sociale », écrit Jean-François Pérouse, enseignant-chercheur, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes.

Le Marmaray est un projet qui vient d’aboutir en octobre 2013.

station-yenikapi

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stations-marmaray

C’est un long tunnel sous le Bosphore qui abrite une sorte de RER pour aller de la rive européenne à la rive asiatique. Il a est réalisé par un joint-venture nippo-turc. La gare de Yenikapi est somptueuse. Elle abrite une sorte de musée qui présente les objets (copies) retrouvés lors du creusement de la station et des fouilles réalisées alors.

Un autre tunnel, seulement routier, l’Avrasya, est projeté sous le Bosphore. Il sera réalisé par un joint venture turco-coréen.

Le projet de construction d’un 3è pont sur le Bosphore est contesté. Il doit s’élever au plus près de la mer Noire, en pleine ceinture verte. Deux millions d’arbres devraient être détruits. Ce pont devrait soulager les deux autres déjà construits mais proches de la saturation. D’une longueur de 1,3 km, il doit comporter des voies pour voitures, reliées à de nouvelles autoroutes  qui iront de Thrace en Anatolie et des voies ferroviaires. Il est confié à un consortium turco-italien.

Le projet du Kanal est proprement stupéfiant. C’est une sorte de Bosphore parallèle qui reliera mer Noire et mer de Marmara. Long de 50 km, large de 150 m et profond de 25 m, il devrait alléger la circulation sur le Bosphore. Le problème c’est que le Bosphore est une voie d’eau internationale dont les Accords de Montreux garantissent la libre circulation. Il est peu probable que les Russes et les autres riverains de la mer Noire acceptent de l’emprunter s’il n’offre pas les mêmes garanties. Ce projet doit s’accompagner de la création de 2 villes nouvelles implantées côté mer Noire et situées sur le passage de la nouvelle autoroute Thrace Anatolie. La réalisation du projet Kanal semble aujourd’hui compromise.

Un 3è aéroport est prévu, dans la perspective des Jeux Olympiques de 2020. Il doit être situé au NO de l’agglomération, près de la mer Noire.

Enfin, le projet de construction de la mosquée la plus grande du monde a été classé « prioritaire ». Son immense dôme, ses 6 minarets et sa hauteur devraient dépasser ceux de la mosquée de Médine. Trente mille fidèles pourront y prier ensemble. Ce gigantesque monument doit se réaliser sur la rive asiatique et sur une colline de 268 m de hauteur. La mosquée dispensera aussi des cours de calligraphie et d’enluminure. Elle comportera également  un centre commercial (avec les Galeries Lafayette) un cinéma, des aires de jeux et un hôtel 5 étoiles.

 Elle fut Byzance, elle fut Constantinople. Son passé fut occidental, mais son avenir se consolidera sur la rive asiatique, dotée d’espaces et de nombreux atouts. Istanbul, la mégapole turque, est  aujourd’hui en passe de redevenir la capitale d’un pays qui rêve de la splendeur passée de l’Empire ottoman.

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Maryse Verfaillie
Publié en mai 2014.

Merci à Michel Giraud pour la relecture du texte.
Sylviane Tabarly, citée dans le texte, est membre des Cafés géographiques de Lyon.

 Photographies de Maryse Verfaillie

 

 

Pour aller plus loin

– « Allez voir Istanbul, avant que la ville ne ressemble à Dubaï », par Ariane Bozon http://www.slate.fr/print/story/75413/istanbul-urbanisme

– Istanbul, ville européenne par Benoît Montabone.  Les Cafés géographiques de Rennes www.cafe-geo.net

– La Turquie doit-elle entrer dans l’union européenne, par Julie Girardeau.

http://les-yeux-du-monde.fr/actualité/asie-oceanie/17305-la-turquie

– Istanbul : de la mégapole à la métropole mondiale- Géoconfluences le 5 novembre 2010, par Antoine Fleury

Tunnel ferré sous le Bosphore ou Marmaray : http://www.marmaray.com.tr/

Projets de tours géantes “Skyland İstanbul” : http://www.skylandistanbul.com/en/

Projet “Metropol Istanbul” : http://www.metropolistanbul.com/en-US/

Mégaprojet immobilier “Varyap Meridian” : http://www.varyapmeridian.com/en/homepage