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L’Espagne, une nation éclatée ?

Compte rendu du café géographique de Saint-Brieuc
21 avril 2016

Cyril Trépier est géographe, il enseigne à l’université de Cergy et en classe préparatoire à Meaux. En 2011, il soutient sa thèse “Analyse géopolitique de l’indépendantisme en Catalogne”. Elle est éditée en 2015,  dans la collection Logiques politiques, L’Harmattan. Cet ouvrage ainsi que “L’Espagne en crise(s), une géopolitique au XXIe siècle” de Nacima Baron, professeure à l’université de Paris-Est, et de Barbara Loyer, professeure à l’université de Paris 8, Armand Colin, 2015, sont les deux ouvrages de référence pour ce café géographique.

Ce café géographique s’est tenu dans le cadre du projet pédagogique des lycées Renan et Rabelais sur le thème “La musique dit le monde”, autour du combo barcelonais Muyayo*Rif invité en résidence. Le sujet de ce soir “L’Espagne, une nation éclatée ?” fait écho à ce groupe de musiciens au répertoire espagnol et catalan. Et en guise d’introduction, les Muyayo ont chanté pour l’auditoire l’Estaca, composé en 1968 par Lluis Llach. Chanson de résistance sous le franquisme, elle est aujourd’hui l’hymne populaire catalan.

Le groupe barcelonais MUYAYO*RIF

Le groupe barcelonais MUYAYO*RIF

Depuis 2008, l’Espagne est confrontée à une crise économique profonde qui a révélé les faiblesses du système politique mis en place en 1975, à la fin de la dictature franquiste. Entre mouvement « indignés », exacerbation des revendications indépendantistes, émergence de nouveaux partis, le pays apparaît comme un territoire fragmenté et socialement fracturé. L’État espagnol va-t-il pour autant éclater ? Pour répondre à la question posée, ce soir, par les Cafés Géographiques, Cyril Trépier prendra pour exemple le cas de la Catalogne.

(La Constitution de 1978 a permis ultérieurement, à partir de 1981, l’organisation du territoire espagnol en 17 Communautés autonomes qui disposent toutes d’un régime plus ou moins large d’autonomie par rapport à l’État central. Trois de ces Communautés autonomes sont reconnues comme des nationalités, la Catalogne, le Pays basque et la Galice, communautés « historiques » car chacune reçut un statut d’autonomie sous la II° République de 1931 à 1936).

Le statut de 1979[1] définit la Catalogne (32 000 km2, 7,5 M habitants actuellement) comme une « nationalité » avec deux langues co-officielles, le catalan et l’espagnol. La Généralité (Generalitat) de Catalogne, chargée de gouverner la Catalogne, est composée d’un Parlement et d’un Conseil exécutif présidé par la Président de la Généralité. La Catalogne bénéficie de larges pouvoirs, mais ne prélève pas elle-même tous ses impôts, contrairement aux provinces du Pays basque et à la Navarre. L’Espagne, un des États les plus décentralisés d’Europe, n’est pas un État fédéral).

Au début des années 2000, sous l’impulsion de Zapatero, alors président du gouvernement espagnol, la réforme des statuts de quelques Communautés autonomes pour étendre leurs domaines de compétence est portée en Catalogne par le gouvernement régional, alors gouverné par une coalition comprenant le parti socialiste catalan (PSC), le parti indépendantiste Esquerra Republica de Catalunya (ERC) et le parti communiste/écologiste. Ce nouveau statut a été voté par le Parlement catalan, puis par le Parlement espagnol et le 18 juin 2006, approuvé par référendum par les citoyens catalans.

Selon le préambule :

“…Le Parlement de Catalogne, recueillant le sentiment et la volonté des citoyens de Catalogne, a défini de façon amplement majoritaire la Catalogne comme une nation. La Constitution espagnole, dans son article deux, reconnaît la réalité nationale de la Catalogne comme “nationalité”. »

Or, le 9 novembre 2015, le Parlement de Catalogne vote une résolution qui indique :

« Le Parlement de Catalogne déclare solennellement le début d’un processus de création d’un Etat catalan indépendant sous la forme d’une République. » 

La question que pose Cyril Trépier :

Comment est-on passé, en quelques années, de l’aspiration à l’indépendance au processus indépendantiste ?

  – L’indépendantisme comme revendication et force de rassemblement au sein des partis politiques catalans

Depuis la Transition, l’indépendance est une aspiration diffuse, sans calendrier. Aucune campagne électorale ne porte directement sur l’indépendantisme (Convergence et Union, CiU, fédération nationaliste initialement modérée de centre droit qui a gouverné la Catalogne de 1980 à 2003 a construit sa force électorale et sa cohésion en taisant plusieurs décennies durant une aspiration à l’indépendance présente dans ses rangs) avant celle de 2012. Mais, l’idée avance de manière discrète. Le début des années 2000 est déterminant dans le processus indépendantiste, la disparition de l’URSS et ses conséquences (naissance de nombreux nouveaux Etats, dont plusieurs rejoignent l’Union européenne par l’élargissement de 2004) favorise la radicalisation des nationalistes en particulier en Catalogne. Longtemps premières forces politiques catalanes, les grands partis nationaliste (CiU) et socialiste (PSC) catalans, perdent leur monopole. L’aspiration à un État catalan, encore floue, devient visible dans les résultats électoraux obtenus par le parti politique Esquerra Republica de Catalunya (ERC).

Bond électoral ERC, centre gauche indépendantiste en 2003

Bond électoral ERC, centre gauche indépendantiste en 2003

Née en 1931, comme un parti nationaliste catalan de gauche, ERC inscrit de façon explicite dans ses statuts, en 1992, l’objectif de créer un État indépendant de l’Espagne. À partir de cette période, ERC devient le porte-drapeau de l’indépendantisme catalan. Jusque-là parti minoritaire, il réalise un bond électoral entre 1999 (une seule circonscription où il atteint les 20 %) et 2003 (22 circonscriptions où il atteint les 20 %).

Alors qu’en 2003, ERC était « le parti indépendantiste », à partir de 2012, plusieurs partis prônent l’indépendance, chacun devant se démarquer des autres, d’où de fréquentes surenchères dans les discours. En revanche, le parti centriste Cuitadans-Cuitadanos, créé en 2006, tire profit de son opposition claire à l’État catalan.

Notre intervenant souligne la complexité de la société catalane face au projet indépendantiste. L’aspiration à un Etat catalan reste un mouvement transversal qui, irriguant depuis le début la vie politique catalane, transcende les clivages partisans et politiques. Pour exemple, les réponses relevées par le politologue Thomas Miley de la part d’électeurs catalans du scrutin général espagnol (élections législatives) de 2000 : parmi ceux qui avaient voté ERC, 47 % voulaient que la Catalogne soit indépendante ; au sein du PP (Parti populaire conservateur, par définition pour le maintien de l’unité de l’Espagne), 12 % souhaitaient que la Catalogne soit un jour indépendante. L’aspiration à l’indépendance des électeurs ne se superpose pas toujours à leur choix politique. Si une partie des citoyens, les nationalistes, essayent méthodiquement de briser l’Espagne, d’autres veulent que le territoire où ils vivent fasse partie de la nation espagnole. Et le rapport de forces entre les uns et les autres évolue dans le temps, de même que la stratégie des partis politiques. La faible participation (48,85 % de votants ; 73,90 % de « oui » et 20,76 % de « non ») lors du vote du nouveau statut d’autonomie en 2006 qui introduisait des changements considérables pour le gouvernement autonome, mais aussi pour l’évolution constitutionnelle de l’Espagne (rôle déterminant de ERC qui participe alors au gouvernement de coalition) a révélé que le sujet n’était pas la préoccupation majeure des Catalans, mais le résultat a provoqué une réaction tranchée du Parti populaire qui dépose, la même année, un recours auprès du Tribunal constitutionnel. À ce recours très médiatique, s’ajoutèrent ceux de plusieurs Communautés autonomes de droite ou de gauche. En 2010 (le Tribunal constitutionnel, bloqué par une crise interne, a mis plus de quatre ans pour statuer sur le recours du PP), la sentence invalide partiellement le texte, créant une mobilisation intense des indépendantistes au-delà des cercles défendant d’ordinaire cette cause.

Cyril Trépier précise aussi que la crise politique et institutionnelle entre les pouvoirs central (Madrid) et locaux (en particulier la Catalogne) est exacerbée avec la crise économique, à partir des années 2008. Au nom de l’application de mesures d’austérité, le gouvernement espagnol stoppe le transfert de compétences vers les autonomies et engage une nouvelle centralisation qui est très contestée dans les gouvernements régionaux.

Grands partis catalans aux élections régionales 1980-2015

Grands partis catalans aux élections régionales 1980-2015

Les résultats des élections au Parlement catalan des principaux partis de 1980 à 2015 met en évidence l’évolution politique de la Catalogne. Les socialistes catalans (PSC), longtemps deuxième force politique en Catalogne jusqu’à une période très récente, gagnant toutes les élections municipales dans les grandes villes et toutes les élections législatives à l’échelle de la Catalogne, connaissent à partir de 2003 une baisse continue. En revanche, ERC (en jaune sur le graphique) effectue un 1er bond électoral en 2003 et un nouveau bond en 2012 lorsque la campagne porte vraiment sur l’indépendance. Les élections au Parlement catalan le 27 septembre 2015, qui suscitent une mobilisation inédite, sont significatives de la poussée indépendantiste. Les nationalistes de centre droit au pouvoir, Convergence et Union (CiU) s’allient avec les indépendantistes de ERC pour former « Junts pel Si » (« Ensemble pour le oui »). Un autre parti pour l’indépendance, la CUP, voit ses résultats augmenter. En revanche, le parti centriste Cuitadans-Cuitadanos opposé à l’indépendance, progresse à chaque élection portant sur ce thème (2012, 2015).

Fort des résultats de cette élection, conçue d’emblée comme un référendum sur l’indépendance, le Parlement catalan (72 sièges sur 135) vote le 9 novembre 2015 la résolution (extrait que Cyril Trépier a lu au début de son intervention) qui lance le processus de déconnexion démocratique avec l’Espagne. La résolution affirme que le Parlement et ce processus « ne se soumettront pas aux décisions des institutions de l’Etat espagnol et, particulièrement, du Tribunal constitutionnel ». Ce texte est annulé par le Tribunal constitutionnel et en avril 2016, la CUP appelle le gouvernement catalan à désobéir…

Cyril Trépier nous rappelle que ce n’est pas le premier défi indépendantiste auquel est confronté l’Espagne. En 2008, le gouvernement espagnol suspend un référendum souverainiste au Pays basque qui portait sur la demande d’un nouveau statut de « libre association » (l’idée était que le Pays basque souverain pouvait à tout moment quitter l’Espagne).

La force de l’indépendantisme à travers les mouvements associatifs

L’indépendantisme catalan et son ancrage territorial ne dépendent pas seulement des seuls partis politiques. Un tissu associatif indépendantiste très divers se constitue pour mobiliser la population et élargir le processus indépendantiste. 552 consultations locales sur l’autodétermination, sans valeur juridique, sont organisées entre 2009 et 2011 et très majoritairement, le « oui » l’emporte. En 2011 est créée, après la sentence du Tribunal constitutionnel, l’Assemblée Nationale Catalane, une des plus fortes associations pour l’indépendance qui a pour but l’indépendance politique de la Catalogne sous la forme d’un État de droit, démocratique et social. L’ANC est organisée en 44 secteurs sociaux et professionnels pour « faire parvenir le message de la nécessité impérieuse d’un État propre à l’ensemble de ces collectifs professionnels ou groupes sociaux », elle a un bureau dans chaque circonscription de Catalogne. C’est elle qui scénographie les grandes manifestations depuis le 11 septembre 2012.

Le bouleversement du 11 septembre 2012

Le bouleversement du 11 septembre 2012

Des grandes manifestations ont eu lieu en 2010, 2011, mais celle du 11 septembre 2012, à Barcelone, par son ampleur (près d’un million et demi de personnes) que personne n’avait prévue, rend l’indépendance apparemment inéluctable. La photo montre une marée humaine et une marée de drapeaux catalans. L’affiche à droite de la photo où l’on peut lire « Nous avons fait l’histoire » a été réalisée le lendemain de la manifestation. Elle montre que l’indépendance de la Catalogne va dans le sens de l’histoire du peuple catalan.

(Cyril Trépier précise que le 11 septembre est, depuis la fin du XIXème siècle, la fête nationale de la Catalogne, elle commémore la chute de Barcelone après un très long siège dans le cadre de la guerre de succession pour la couronne d’Espagne en 1714. Les Catalans se retrouvent du côté des vaincus et le nouveau roi Philippe V supprime la plupart des institutions propres à chaque région, dont celles de l’ancien Comté de Barcelone).

Manifestations du 11 septembre en Catalogne

Manifestations du 11 septembre en Catalogne

Les manifestations des 11 septembre deviennent dès lors de grands événements qui sont médiatisés, que ce soit à Barcelone ou en Catalogne afin de proclamer la souveraineté catalane aux yeux du monde, comme la Voie catalane pour l’indépendance, le 11 septembre 2013, chaîne humaine de 400 km depuis Le Perthus jusqu’à Alcanar sur le modèle de la Voie baltique (chaîne humaine le 23 août 1989, de 560 km de Vilnius à Tallin en passant par Riga, des citoyens baltes qui dénonçaient l’URSS et demandaient l’indépendance) ; le grand V pour l’indépendance, à Barcelone, le 11 septembre 2014 et une grande manifestation sur l’Avenue de la Méridienne à Barcelone le 11 septembre 2015, dans un quartier populaire pour montrer le caractère populaire donc démocratique de cette revendication d’indépendance.

L’ANC a un site très efficace, en plusieurs langues, comme généralement tous les sites indépendantistes pour que l’information soit relayée dans le monde entier. Le site a une partie boutique pour acheter des articles (montres, vêtements, vins, porte-clés…) afin d’arborer sa détermination à l’indépendance de la Catalogne.

Calendrier ANC 2016

Calendrier ANC 2016

L’ANC propose depuis le début de l’année 2016, un calendrier de l’indépendance catalane, « 18 mois pour la République catalane » qui précise les fêtes catalanes et anniversaires d’événements politiques ou manifestations en relation avec le processus indépendantiste. Marqueur territorial des idées de chacun, ce calendrier renvoie à une autre publication, dans un contexte très différent, celui de la campagne électorale aux élections législatives espagnoles de mars 2008. Le parti indépendantiste ERC, avait réalisé un spot de 30 secondes dont l’essentiel tenait dans le message final « Ce spot terminé 30 secondes de moins nous sépareront de l’indépendance » ; spot astucieux qui ne fixait pas la date de l’indépendance, à une période, d’ailleurs, où l’indépendantisme n’était pas, en Catalogne, l’enjeu des élections. Avec le calendrier édité par l’ANC, on a la réponse, l’indépendance est à l’horizon… juin 2017.

Au-delà de la visibilité du processus indépendantiste, quelle réalité ?

La forte visibilité des symboles indépendantistes catalans ne doit pas faire penser que les nationalistes aient imposé avec succès leur grille de lecture à l’ensemble des citoyens de la Catalogne. Si la lecture rapide des résultats des partis politiques sur les cartes électorales peut donner l’image d’un peuple catalan entièrement tourné vers l’indépendance, la réalité est beaucoup plus complexe et nuancée. À partir de plusieurs exemples, Cyril Trépier précise que l’idée indépendantiste, si elle a progressé depuis les années 2000, n’est pas majoritaire en Catalogne. La comparaison entre une carte électorale en 2006 et la densité de population montre que l’ERC (le parti indépendantiste) a obtenu plus de 20 % des votes dans 16 des 41 comarques (divisions administratives) catalanes, celles qui sont les moins densément peuplées (intérieur de la Catalogne).

Le 9 novembre 2014, les associations indépendantistes et en particulier l’ANC poussent le président de la Generalitat, Artur Mas, à organiser une consultation sur l’indépendance avec deux questions : la première question, « Voulez-vous que la Catalogne soit un État ? », et si vous répondez « Oui », une deuxième question, « Voulez-vous que cet État soit indépendant ? ». Cette consultation va agiter l’opinion publique en Espagne durant toute l’année 2014. Pour contourner son interdiction par le gouvernement espagnol, la liste des électeurs n’est pas celle du recensement officiel des inscrits, et les Catalans résidant à l’étranger qui ont une adresse en Catalogne peuvent voter de même que les jeunes à partir de 16 ans. Les résultats sont mitigés : entre 33 % et 43 % des « personnes appelées à voter » (2,3 millions) se sont exprimées, à 80 % pour l’indépendance. Le vote différencie les territoires entre le littoral, faiblement séparatiste, et certaines zones de l’intérieur. La comparaison de la carte des résultats de ce scrutin à celle de l’implantation en 2012 de CiU (parti nationaliste modéré de centre droit), montre que les zones les plus anciennement nationalistes sont celles qui se sont le plus mobilisées pour ce scrutin. L’indépendantisme n’a pas été en mesure de provoquer la rupture malgré une intense mobilisation médiatique. Cette consultation a aussi provoqué un sursaut des Catalans hostiles à l’indépendance qui votent pour le parti Ciutadans-Ciutadanos, qui devient un parti national en 2014.

Un sondage récent (2016) du Baromètre d’opinion politique, qui porte sur la situation institutionnelle de la Catalogne, montre que 68 % considère que la Catalogne a un niveau d’autonomie insuffisant, 23 % que l’autonomie actuelle est suffisante (une majorité souhaite que la situation de la Catalogne change, mais sans très bien savoir jusqu’où…). Dans le même sondage, à la question posée sur le sentiment d’appartenance, 34 % précise qu’ils se sentent autant espagnols que catalans, 24 % plus catalans qu’espagnols et 26 % uniquement catalans. Parce que les sentiments d’appartenance sont divers et ne peuvent pas se traduire automatiquement en vote pour l’indépendance, notre intervenant précise que la notion de peuple catalan a ses limites et qu’il faut saisir la société catalane dans toute sa complexité.

Si le lobby indépendantiste a multiplié, ces dernières années, les effets médiatiques, il n’a pas pu permettre aux deux listes explicitement indépendantistes, Junts pel Si, et la CUP, d’obtenir la majorité des voix lors des élections autonomiques au Parlement catalan du 27 septembre 2015 (48,8 % des voix). En revanche, cette élection fut historique par sa participation exceptionnelle : 77,44 % des inscrits. La mobilisation sensible à toutes les échelles (circonscription, quartier) s’explique par le fait que les partisans du maintien de la Catalogne en Espagne (ce qui ne veut pas dire qu’ils ne souhaitent pas de changement) sont allés voter. La question de l’indépendance intéresse chaque citoyen quelle que soit sa position (« pour » ou « contre »).

Notre intervenant insiste sur le fait que les partis politiques partisans de l’indépendance ont des programmes politiques très différents. Par exemple, la CUP, qui voit son implantation progresser sur l’ensemble du territoire de la Catalogne en 2015, est un parti indépendantiste d’extrême gauche. Le camp indépendantiste (Junts pel Si et CUP) est bien compliqué… et au vu des résultats des élections, on constate qu’en Catalogne, même si l’indépendance est dans toutes les discussions, le double axe de la vie politique catalane, formé de l’axe gauche-droite horizontal (d’autant plus important avec la crise économique qui frappe toute l’Espagne y compris la Catalogne) et de l’axe Catalogne-Espagne vertical conserve toute sa pertinence. L’indépendantisme, parce qu’il transcende les clivages entre les partis politiques, ne peut pas constituer un programme politique à lui seul, car vouloir un Etat ne dit pas quel modèle de société l’on veut bâtir, une fois l’indépendance obtenue.

Qu’envisagent les deux exécutifs, sur l’indépendance ?

Du côté de Barcelone : le projet de Constitution sous 10 mois (novembre 2016), le processus pour réclamer la souveraineté sous 18 mois (juillet 2017), une négociation avec l’Etat et les organisations internationales. En cas de blocage, une déclaration unilatérale d’indépendance est envisagée, avec le risque de n’obtenir aucune reconnaissance internationale.

Du côte de Madrid, la positon du gouvernement sortant, celui de Mariano Rajoy, l’unité de l’Espagne n’étant pas négociable : saisir le Tribunal constitutionnel (démarche habituelle) sur tout nouveau texte catalan, sinon recourir à l’article 155 de la Constitution pour contraindre une Communauté autonome à respecter ses obligations, ou encore à la loi 2015 de Sécurité Nationale selon laquelle par simple décret, le Gouvernement central peut assumer les compétences des Communautés

Mais la situation est actuellement en suspens, les résultats des élections législatives espagnoles de décembre 2015 ont donné un Parlement très fragmenté. A ce jour, aucune coalition n’a pu se former. Les Espagnols retourneront aux urnes le 26 juin 2016 pour de nouvelles élections législatives. L’indépendance catalane n’a pas été au cœur du scrutin lors des dernières élections espagnoles, elle devrait l’être cette fois, mais les résultats ne sont absolument pas prévisibles.

Pour conclure

Cyril Trépier, précise que s’il n’a pas répondu à la question posée par les Cafés Géographiques, il a souhaité donner quelques éléments pour comprendre la situation complexe de la société catalane et de la Catalogne. Les Catalans iront-ils sur la voie de l’indépendance ou resteront-ils dans la continuité historique d’une présence ambiguë dans la communauté nationale espagnole ? L’analyse des différentes élections a montré que l’essor du sentiment indépendantiste n’a pas supprimé les clivages en Catalogne même si les manifestations des 11 septembre ont donné l’image d’un peuple catalan uni derrière le désir d’indépendance.

Il importe de souligner un autre aspect pour comprendre l’enjeu indépendantiste. La relation entre la Catalogne et les gouvernements espagnols successifs s’inscrit dans le cadre beaucoup plus large du territoire espagnol. Dès que la Catalogne demande un élargissement de son autonomie, plusieurs Communautés autonomes demandent, elles aussi, un changement. La progression des indépendantistes catalans n’est pas passée inaperçue au Pays basque et la question de l’autodétermination du Pays basque devrait surgir lors des prochaines élections régionales d’ici fin novembre 2016.

Questions

1 — Pourquoi une partie de la population de la Catalogne souhaite-t-elle l’indépendance ?

On avance souvent l’argument économique, l’idée que la Catalogne est une région prospère qui aurait le sentiment d’avoir trop contribué à la richesse du reste de l’Espagne.

Il y a aussi l’argument historique, d’une Catalogne millénaire, nation « historique » qui possède à la fin du XIIIème siècle, le premier Parlement catalan démocratique ; une Catalogne qui peut se targuer d’une antériorité démocratique par rapport à l’Espagne.

Il y a aussi l’idée que les frontières ne sont pas définitives (beaucoup d’États qui ont rejoint l’Union européenne en 2004, n’étaient pas des États) et qu’elles peuvent bouger de façon pacifique (la révolution de velours en Tchécoslovaquie avec la partition de deux États, la République Tchèque et la Slovaquie en 1993, est une référence pour les indépendantistes catalans).

Il y a aussi l’argument d’un décalage sur le plan politique entre la Catalogne davantage de gauche que l’ensemble de l’Espagne (argument moins fort, il est vrai, qu’il ne l’est pour les indépendantistes écossais).

Il y a encore l’argument européen, car la Catalogne s’est depuis longtemps engagée et de toutes ses forces dans la construction européenne. Dès 1982, s’ouvre à Barcelone un bureau qui œuvre pour exprimer la voix de la Catalogne auprès des institutions européennes. L’espoir de voir l’UE appuyer la Catalogne dans sa joute avec l’exécutif espagnol est aujourd’hui déçu, et l’on voit se diffuser la conviction que seuls les États pèsent dans l’UE, même s’ils sont moins peuplés que la Catalogne.

Il y a aussi une raison politique, le vide laissé par une force politique, associative, syndicale traditionnellement forte en Catalogne, le Parti Socialiste de Catalogne (PSC) comblé par les indépendantistes.

Il y a enfin la crise économique, très profonde en Espagne, mais aussi en Catalogne, qui a servi d’accélérateur, radicalisé les positions et augmenté les tensions entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux. Sans toutefois créer l’indépendantisme catalan.

2 — Quel est le rôle du roi dans l’évolution constitutionnelle de l’Espagne ?

Le rôle du roi est de maintenir l’unité de l’Espagne avec ou sans monarchie. Certains experts de l’Espagne considèrent que Philippe VI a acquis l’idée que la monarchie espagnole peut disparaître, que si l’Espagne doit aller vers une République, il faut accompagner le processus pour qu’il se réalise de façon pacifique. Lors de l’anniversaire, cette année, du début de la Seconde République espagnole (1936), les Catalans n’ont pas manqué de montrer leur attachement à la République.

3 — Pouvez-vous évoquer la réaction des autres communautés espagnoles (exception du Pays basque et de la Galice), d’autant plus qu’il y a dans la Constitution espagnole un article qui insiste sur le principe de solidarité entre les différentes communautés ?

Les 14 autres communautés dans leur ensemble ne soutiennent pas les indépendantistes catalans, mais il ne faut pas aller vers l’idée inverse selon laquelle les autres Communautés espagnoles n’auraient d’autre préoccupation que de leur nuire. Il est vrai que les habitants des autres communautés peuvent voir le processus indépendantiste avec inquiétude parfois avec colère, d’autant plus qu’une indépendance pourrait affecter les liens familiaux et amicaux unissant la Catalogne à d’autres territoires espagnols.

4 — Je voudrais vous poser une question moins sérieuse… Supposons que la Catalogne devienne indépendante, que deviendrait le FC Barcelone ? (rires dans la salle !)

La question mérite d’être posée, les dirigeants catalans l’ont fait figurer dans les 1ères pages du processus de l’indépendance. Le FC Barcelone est une vitrine mondiale unique pour la Catalogne, c’est une formidable porte d’entrée pour les jeunes. Il est, traditionnellement, un lieu de rencontres entre des gens qui ont des idées politiques, une origine sociale ou géographique extrêmement variées. Récemment les indépendantistes ont poussé le curseur non pas de la Catalogne, mais de l’indépendantisme. Un dirigeant du FC Barcelone, Joan Laporta, a d’ailleurs créé un parti indépendantiste. Le stade est utilisé pour déployer des drapeaux indépendantistes géants, des concerts pro-indépendantistes sont organisés. Récupération stratégique qui médiatise un peu plus l’indépendantisme catalan à l’échelle de la planète.

Compte rendu rédigé par Christiane Barcellini
relu par Cyril Trépier, avril 2016

 

[1] Statut de Catalogne de 1979 en catalan sur le site de la Generalitat : http://www.gencat.net:8000/generalitat/cat/estatut1979/preambul.htm