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La carte : Un outil pour comprendre l’actualité internationale ?

La guerre en Syrie, le fléau Boko Haram, le conflit chiites-sunnites ou encore les migrants à Calais sont autant de sujets que le journal Le Monde choisit aujourd’hui de raconter en carte. Depuis quelques années en effet, ce quotidien consacre des pleines pages à la cartographie pour expliquer la complexité des conflits. Si les cartes existent depuis les débuts du journal Le Monde, la place qui est lui est désormais réservée s’inscrit dans une prise de conscience croissante de l’intérêt des lecteurs pour les informations visuelles. Deux journalistes-cartographes au Monde, Flavie Holzinger et Delphine Papin, toutes deux formées à l’Institut français de géopolitique, viennent nous raconter les difficultés qu’il y a à concevoir et réaliser dans l’urgence des cartes pour un quotidien.

Ce Café Géo animé par Flavie HOLZINGER et Delphine PAPIN, journalistes-cartographes au journal Le Monde, docteures en géopolitique, a eu lieu le mardi 12 mai 2015 au Saint-James, Place du Vigan à Albi à partir de 18h30.

La place de la carte dans le journal Le Monde, comparée à d’autres journaux.

Delphine Papin et Flavie Holzinger présentent leur travail au sein du journal Le Monde. Ce travail est un peu particulier, car bien qu’étant journalistes, leur travail au quotidien est de raconter l’actualité en cartes. Leur équipe travaille donc souvent avec le service « international », parfois avec le service « France », parfois avec le service « planète » (qui regroupe les questions d’environnement, de migrations). Avec leur équipe, elles mènent donc une réflexion qui est de raconter l’actualité autrement que par de l’écrit, ce qui, pour le journal Le Monde, est en soi une révolution. La tradition de ce grand journal quotidien, qui fait référence, c’est d’abord l’écrit. La volonté d’intégrer des cartes dans le journal correspond à peu près au moment de la révolution internet où l’équipe s’est aperçue que le lecteur avait besoin, soit de zapper, soit de voir les événements et qu’une grande photo en « une » ou un dessin ou une carte pouvait choquer, interpeller ou questionner. Produire un côté plus visuel pouvait alléger le journal. Cette prise de conscience date des années 2000, bien que la cartographie au journal Le Monde ait toujours été présente. Dès mai 1945, six mois après le début du journal, a été produite une carte du Vercors, dessinée à la main. Le journal Le Monde a toujours été un acteur de la carte. Mais depuis six ou sept ans, l’infographie a pris une place plus importante. Et depuis 4 ans, il y a un virage sur la façon dont Le Monde imagine la carte au sein du journal, qui est totalement nouvelle.

Pour se renouveler, le journal est parti du constat que les Français sont vraiment attirés par les cartes, qui prennent une place de plus en plus importante dans la société, comme on peut le constater par la diffusion d’un grand nombre d’atlas thématiques depuis une dizaine d’années, également avec l’émission du Dessous des cartes produite par Arte.

La place de la carte au sein du journal Le Monde est très importante comparé aux autres journaux. Elle repose sur un service infographie/cartographie conséquent, qui compte quinze personnes qui travaillent pour produire soit des cartes, soit des dessins. C’est assez rare puisque Le Figaro compte à peu près huit à dix personnes, et le journal Les Échos met en place une petite équipe. Tous les autres journaux qui utilisent des cartes, comme par exemple le journal Libération, ce sont des cartes qui sont produites à l’extérieur par des sociétés privées qui produisent des cartes pour plusieurs journaux à la fois. Le fait de disposer de sa propre équipe de cartographie est donc quelque chose d’assez peu classique. C’est une grande chance. Alors, pourquoi est-ce une grande chance ? Parce que pour produire des cartes, il faut de l’argent, car ça représente un coût important. Un texte est produit par un rédacteur, qui va écrire son papier. Une seule personne sera donc payée. Pour produire une carte, il faut payer trois personnes pour le même espace. Il y a donc un engagement financier plus important qu’avec le texte. C’est la raison pour laquelle seuls les grands journaux peuvent se le permettre. A l’échelle internationale, peu de journaux ont une équipe de cartographe comparable au journal Le Monde : le New York Times dispose d’une équipe de trente personnes et puis le Guardian doit aussi disposer d’une trentaine de personnes.

Les contraintes d’un journal quotidien pour la cartographie.

Tous les jours, avant de réaliser une carte, les journalistes-cartographes réfléchissent à deux paramètres pour la faisabilité de celle-ci : la place dont ils vont disposer dans le journal et le temps de réalisation. Ces deux contraintes de temps et d’espace sont essentielles.

La contrainte de temps dans un journal quotidien est très lourde. La journée au journal Le Monde commence à 10h45 et se termine le lendemain à 10h30, heure à laquelle commence l’impression du journal qui est un journal paraissant le soir à Paris et dans les grandes métropoles.

A 11h30 se tiennent les réunions de service, où se rendent les journalistes-cartographes pour écouter les rédacteurs qui font le point sur l’actualité du jour dans leur service. Certains sujets d’actualité se prêtent bien à la cartographie, comme par exemple la traversée de la Méditerranée par des migrants ou le tremblement de terre au Népal. Ce sont des sujets où la cartographie apporte une réelle valeur ajoutée à la compréhension. C’est à la conférence de midi que sont définitivement décidés les sujets à traiter et ensuite, les cartographes ont de midi jusqu’à lendemain 10h30 pour travailler sur leurs cartes. Cet horaire de 10h30 doit impérativement être respecté car une minute de retard, c’est 2 000 journaux qui ne seront pas imprimés. Ensuite, il y a l’impression des journaux, puis leur diffusion par avions, trains, puis navettes qui vont dans toutes les villes.

La seconde grande contrainte est celle de l’espace pour traiter graphiquement de l’information. Cela nécessite souvent une page entière de journal, avec un petit espace réservé pour le texte. Pour analyser une situation, le journal ne peut pas se contenter d’une toute petite carte de localisation, comme on le voit parfois dans certains journaux. Sur l’exemple de la carte du parcours d’un migrant érythréen, on peut voir de nombreux petits pictogrammes qui indiquent toutes les étapes du parcours avec le pays de départ, d’arrivée et tout ce qu’il y a entre, avec toutes les étapes avant la traversée de la Méditerranée où les migrants ont soit été emprisonnés, soit rackettés. Tout cela aurait aussi pu se raconter en texte, mais le raconter en carte avec un petit texte à l’appui permet de mieux appréhender le parcours géographique.

Il y a forcément une espèce de compétition entre texte, photographie et cartographie. A chaque réunion de service, les cartographes doivent montrer que le sujet à traiter est plus intéressant en carte. Pour cela, il a fallu changer la culture des rédacteurs et en quelques sortes, les « éduquer » à la carte, car pour eux, ça n’allait pas de soi, ils ne voyaient que la place prise par la carte et pas son contenu. Ils ne comprenaient pas qu’en une carte, on raconte autant que dans un texte d’une page. Donc les cartographes ont beaucoup bataillé, car ça n’allait pas de soi, mais maintenant, ils ont de vrais partenaires dans le journal. Le travail était aussi de montrer que les cartes n’étaient pas seulement des cartes de localisation, mais que ce sont surtout des cartes de raisonnement. C’est nouveau dans la presse car, en général, on montre une carte avec des statistiques et puis on donne un papier qui appuie la carte, ou plutôt, le travail du cartographe appuie le papier du rédacteur. Le service de cartographie du Monde a proposé un nouveau type de carte qui porte à la réflexion avec des légendes problématisées construites comme des plans de dissertation. Ces légendes sont un peu la marque de fabrique du travail cartographique au journal Le Monde. Elles permettent à la fois de faire court et d’articuler les idées. Le service international permet, au moins chaque semaine, de produire une carte géopolitique.

Des cartes anglo-saxonnes quantitatives aux cartes du Monde plus qualitatives.

Les cartes du Guardian, journal britannique, et du New York Times, journal américain, sont produites sur une autre logique de travail puisque les cartographes anglo-saxons se basent principalement sur des statistiques et des données quantitatives pour produire leurs cartes. Le journal Le Monde revendique une cartographie plus qualitative, même si cela peut lui être parfois reproché. Ces cartes, souvent, ne s’appuient pas sur les statistiques, mais cherchent à analyser des représentations, des perceptions collectives, comme par exemple avec la carte sur les frontières d’Israël, qui racontait la perception d’Israël par rapport à ses voisins. Pour les anglo-saxons, tout ce qui n’est pas statistique s’explique en texte et pas en carte. Pourtant, les statistiques ne sont pas moins subjectives que de raconter comment un pays se perçoit, car dans certains pays, elles sont complètement fausses. Au Monde, les cartographes font des cartes comme ils raconteraient une histoire, et cela nécessite parfois une double page.

La première grande carte géopolitique qui a été proposée par le service cartographie, c’était lors de la création du Soudan du Sud. Delphine Papin et Flavie Holzinger ont organisé un café géopolitique à ce sujet peu avant la partition en 2010 et ont invité deux universitaires, Marc Lavergne et Gérard Prunier. G. Prunier a alors expliqué que cette partition n’est pas principalement liée aux enjeux pétroliers comme on l’entend généralement, mais sont liés à des enjeux plus complexes, nomment à des parcours de transhumances pour le bétail. Le pétrole n’est pas la question essentielle. La question, ce sont les champs, leurs tracés, les ressources en eau, les fractures ethniques… Ce qui n’était absolument pas raconté sur les cartes des journaux. Le service cartographie du Monde a donc construit une grande carte expliquant tous ces enjeux et prenant quatre colonnes du journal sur six.

Cette « éducation » des rédacteurs du Monde à la carte s’est aussi faite avec les révolutions arabes, avec de nouveaux conflits et enjeux de pouvoirs sur des territoires, des guerres au sein des villes où il fallait comprendre la localisation des forces armées, des lieux où étaient placés les rebelles, leurs intérêts et leurs représentations du territoire…

L’exemple du conflit syrien et son évolution expliqué en cartes :

L’exemple du conflit syrien depuis 2011 permet de comprendre l’évolution et la place qu’ont prises peu à peu les cartes dans le journal. Ce conflit est un cas d’école car, au vu de sa complexité, il oblige à faire varier les échelles géographiques en cartographie. Certaines cartes sont produites à l’échelle du pays, d’autres à des échelles plus locales pour expliquer des enjeux de frontières, notamment sur la frontière syro-turque. D’autres cartes ont été réalisées à des échelles régionales pour montrer les enjeux et alliances entre pays, entre régimes, mais également pour montrer les flux de réfugiés, de combattants, de trafic d’armes… Des cartes ont également été produites à l’échelle urbaine, des villes comme Damas, Alep, et parfois même à l’échelle d’un quartier comme par exemple la carte en cours de fabrication du camp palestinien de Yarmouk, dans la périphérie de Damas.

Le conflit syrien a été difficile à traiter dans un premier temps car au début de ce conflit en 2011, l’équipe était concentrée sur la guerre en Libye, dans laquelle la France et le Royaume-Uni étaient directement impliqués. Toutes les premières cartes qui ont été publiées dans les autres journaux sur le conflit syrien faisaient le choix de se pencher sur les communautés religieuses, ce qui n’était pas la grille de lecture première que Le Monde voulait appliquer à ce territoire-là. Dans les premières cartes du Monde, les conflits religieux et les communautés n’apparaissent qu’au second plan. Le travail cartographique est alors axé sur les différences économiques entre territoires. Deraa, la ville où a commencé la contestation au régime de Bachar Al-Assad, est une ville agricole moyenne qui est restée à l’écart du développement économique de Damas, ce qui explique que la révolte commence-là. En revanche, pour la ville de Homs, la grille de lecture religieuse fonctionne et a été mise en avant car les quartiers bombardés par Bachar Al-Assad sont les quartiers sunnites.

En novembre 2012, l’équipe a publié une grande carte se focalisant sur les trois principaux acteurs qui étaient alors présents sur la scène Syrienne : le régime de Bachar et son armée loyaliste, les forces rebelles, et les Kurdes. Cette carte est intéressante surtout avec ce qu’on sait maintenant du conflit. L’équipe avait montré ces différents acteurs et tous les points stratégiques où se cristallisaient le conflit. Elle a également montré les postes frontières tenus, soit par les rebelles, soit pas le pouvoir, et également l’axe de communication important entre Damas et Lattaquié qui est un axe qui permet vraiment au régime de vivre et qui donc était très surveillé, contrôlé, par celui-ci.

Ensuite, la bataille d’Alep a commencé. La grille identitaire ne fonctionnait pas du tout car en cartographiant Alep, ils se sont rendu compte qu’il n’y avait pas de réelles fractures religieuses entre quartiers, mais des fractures économiques avec des quartiers dynamiques et riches tenus par le régime syrien, et des quartiers pauvres, à l’Est, qui étaient tenus par les rebelles. On est donc loin de la vision de la séparation par les religions. Ce qui est intéressant à ce moment du conflit Syrien, c’est que le classement identitaire ne fonctionne pas alors qu’on entend de plus en plus le régime de Bachar Al Assad présenter ce conflit comme une guerre menée par un régime protecteur de toutes les minorités contre la menace des groupes terroristes islamiques. Les cartographes, au journal Le Monde, doivent alors faire un choix : font-ils comme les autres journaux en montrant principalement les communautés religieuses ou montrent-ils surtout les enjeux du pouvoir avec la manipulation de Bachard Al Assad ? C’est évidemment le deuxième choix qui a été fait.

En octobre 2012, l’équipe a voulu comparer les grandes villes syriennes : Damas, Alep, Homs où ici il n’y a aucune ligne de front comparable. Selon la structure urbaine, selon la sociologie des quartiers, à chaque fois, l’opposition au régime est différente.

En mai 2013, un grand reporter du journal, Jean-Philippe Remy, revient de Damas, après y être resté deux mois. C’est alors un des seuls journalistes occidentaux qui a réussi à s’y rendre et c’est lui qui a ramené les preuves de l’utilisation d’armes chimiques par le régime de Bachar. Il avait alors énormément de notes, des pages entières dans le journal lui ont été réservées les jours suivant son retour. Il a alors travaillé avec le service cartographie sur Damas à partir d’images extraites de Google Maps, en coloriant des quartiers : certains en rouge, d’autres en couleur bois, d’autres en vert pour les rebelles. Ainsi, c’est dessinée la géographie des combats à Damas. Ils se sont alors rendu compte que la Place des Abbassides constituait un verrou stratégique entre les forces loyalistes et rebelles, qui se font face et n’avancent pas. Pourquoi ? Que s’y passe-t-il ? Grâce aux prises de vues satellites, on peut distinguer que d’un côté, le quartier est constitué de petites ruelles et de l’autre, il est constitué de larges avenues. L’explication est donc que l’armée loyaliste, avec ses chars, ne peut pas rentrer dans le quartier aux petites ruelles, tenu par les rebelles. Et inversement, avec le quartier de l’autre côté de la place où les chars du pouvoir se déplacent aisément, les forces rebelles, à pieds, ne peuvent pas se mettre à couvert. Voici comment le journal Le Monde a donc raconté la bataille de Damas, par ces lieux stratégiques.

Ensuite, en septembre 2013, la guerre en Syrie s’enlise réellement et les forces gouvernementales ne font plus face à un opposant, qu’on qualifiait de « rebelles », mais à une multitude de factions rebelles avec des buts très différents. Un jour, Benjamin Barthe, le journaliste spécialiste du Proche-Orient au Monde, est venu au journal avec un rapport de 300 pages recensant une cinquantaine de groupes dans le conflit, composés de 50 ou de 500 combattants. Et surtout, il y a une annexe montrant les lieux où tous les groupes sont situés mais ce rapport ne fait que montrer les groupes, il ne fait que les localiser, comme un catalogue. Avec l’aide de Thomas Pierret et de Fabrice Balanche, qui sont des chercheurs universitaires spécialistes de la Syrie, les journalistes-cartographes du Monde ont réussi à montrer la géographie des conflits avec les différents protagonistes qui s’opposent. Tous ces protagonistes peuvent être catalogués en quatre grands groupes qui partagent une même idéologie à ce moment-là du conflit : les nationalistes, les islamistes, les salafistes, les djihadistes. Le Monde est donc parvenu à les classifier, à les situer, à montrer leurs places fortes comme Raqqa pour les djihadistes. Ces cartes sont aussi parvenues à montrer une vraie dynamique au Nord de la Syrie. Si les Islamistes étaient d’abord dans le Nord, c’est parce que il y a des frontières plus ou moins perméables, comme la frontière syro-turque, au contraire de la frontière de la Jordanie qui est plus imperméable.

Une carte de la zone frontalière syro-turque a été nécessaire pour montrer précisément qui détenait les territoires : en vert c’est la rébellion, en rouge c’est le régime et son armée loyaliste, en violet, c’est l’Etat islamique (EI), en jaune, ce sont les Kurdes etc. Vu que les représentations sont très complexes et contradictoires dans cette zone, les cartographes du Monde ont choisi de faire une carte vue du point de vue de l’EI, une du point de vue des Turcs, une du point de vue des Kurdes. C’est une autre façon de représenter les choses, avec différents points de vue, pour permettre différentes approches.

La dernière carte, publiée en mai 2015, à l’occasion des quatre ans du conflit, ne montre non pas une guerre, mais l’ensemble des conflits en présence. Par exemple, à Raqqa, le front Al-Nosra et l’EI se battent les puits de pétrole alors qu’à la frontière libanaise, on les retrouve ensemble, se battant contre les forces loyalistes du régime. A chaque front correspond des enjeux différents qui peuvent être des ressources ou un lieu comme un aéroport.

La carte en cours de construction sur le camp de réfugiés palestiniens de Yarmouk est particulière car c’est un quartier, construit dans les années 1950 qui fait partie de la capitale et qui a été alimenté par des Palestiniens réfugiés des guerres israélo-arabes. Ce n’est donc pas vraiment un camp de réfugiés mais plutôt un quartier où on trouve également des Syriens. Ce quartier est très attractif, très vivant culturellement et politiquement, où de nombreux centres culturels ou bibliothèques étaient animés avant la guerre. Ce quartier concentre en lui-même toute la guerre en Syrie. D’abord, parce qu’il a été pris par les rebelle et donc beaucoup bombardé par le pouvoir, surtout au Nord, avec beaucoup de dommages, et il a aussi fait l’objet d’un siège par les forces loyalistes de Bachar Al Assad. Avant le début de la guerre, il y avait 150 000 Palestiniens dans ce quartier, mais lors de l’arrivée de l’EI en mars 2015, il n’y avait plus que 18 000 personnes car la plupart ont fui.

L’importance du terrain pour le cartographe :

A force de regarder le monde, de loin, les cartographes finissent par avoir envie de se rendre sur les lieux qu’ils cartographient, pour mieux les ressentir. En cartographiant Calais, ville qui concentre actuellement les migrants qui espèrent se rendre en Angleterre, vers Londres. Le service de cartographie du Monde avait fait une première carte qui montrait le regroupement des migrants par nationalité, et les endroits où ils essayent de monter dans les camions qui vont traverser la Manche via un ferry ou l’eurotunnel. Les cartographes se sont aperçus que les parkings étaient des endroits stratégiques pour certains migrants, notamment pour ceux qui avaient le plus d’argent pour payer un passeur. Les autres migrants se débrouillent par eux-mêmes.

Entre janvier et mars 2015, les migrants sont passés d’environ 400 à 1500/2000 et la mairie de Calais s’est trouvée débordée. Ces migrants ne restent pas puisqu’ils passent la frontière au bout de trois mois environ. Ils posaient problème dans le centre-ville. Il y a eu une proposition de l’État qui est de déloger tous les migrants du centre de Calais pour les concentrer dans une zone protégée pour les oiseaux qui se trouve en dehors de la ville, de l’autre côté de l’autoroute. Et donc, il leur a été proposé de déménager les squats par le biais d’associations. Delphine Papin a donc été passer quelques jours auprès de ces migrants pour voir quelle est leur organisation, leurs installations. La nouvelle organisation dans cette zone s’est faite très vite, en une journée. Sur cet espace, on pouvait noter une organisation par nationalité. Les Afghans se mettaient près des talus, sous les arbres. Les Soudanais et les Érythréens étaient organisés et faisaient un camp en bois, avec des perceuses. Les Pakistanais se sont placés près du lac malgré la dangerosité et les possibles inondations en cas de tempête. Les derniers à s’y installer sont les Egyptiens qui, ne voulant pas se retrouver au centre de tous les campements déjà placés, se sont mis dans les dunes, bien que ce soit peu aisé pour planter une tente. Les cartographes du Monde ont donc décidé de cartographier cette nouvelle géographie de Calais, mais ce qui a été le plus intéressant, ce fut de comprendre comment chacun cohabitait avec des frontières déjà définies par ces nouveaux lieux d’habitation où chaque population s’est accaparée un espace, les bords du lac, les lieux avec peu ou beaucoup de végétations, les dunes… avec une séparation en des territoires bien définis. Ces populations avaient déjà une géographie avant même de placer leur campement. Les journalistes ont généralement une approche plus sociologique que géographique dans ce qu’ils retranscrivent dans leur récit. L’apport de la cartographie dans le journalisme est de replacer les enjeux géographiques/géopolitiques et les rivalités de pouvoirs sur et pour des territoires.

Eléments du débat :

Anonyme : Rencontrez-vous parfois des contestations de lecteurs sur vos cartes ?

Delphine Papin : Nous rencontrons différents types de lecteurs. Il y a les lecteurs qui contesteront de quelle manière le sujet a été abordé, les éléments qui ont été « oubliés », puis il y a le lecteur qui est diplomate ou ambassadeur qui s’opposera aux éléments mis sur la carte, avec, par exemple, le gouvernement japonais qui nous envoie un ambassadeur pour discuter du fait qu’on ait mis « Mer de l’est » au lieu de « Mer du Japon » sur une carte.

Nous avons également rencontré des problèmes sur les cartes mentionnant le golfe persique situé entre, d’un côté, la péninsule arabique avec l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Yémen, les Emirats, l’Irak et le Koweit, qui sont peuplés de population arabe, et, en face, l’Iran qui est peuplé de Perses. Entre les deux, il y a le golfe avec une grande quantité de pétrole, qui s’appelle, selon les lois de la cartographie où on utilise la plus ancienne dénomination trouvée sur une carte, le « golfe persique ». Mais pour les Arabes, si vous dîtes cela, c’est que vous êtes pro-Perses. Donc, si vous faites des recherches parmi les cartes du journal Le Monde, vous observerez qu’à un certain moment ce golfe était appelé le golfe persique jusqu’au jour ou l’Arabie Saoudite a refusé de délivrer des visas aux journalistes, et ce, tant que le journal utiliserait cette dénomination. De ce fait, un journaliste du service international qui ne pouvait plus obtenir de visa est venu nous demander d’utiliser l’expression « golfe arabo-persique » sur nos cartes, et c’est ce que nous avons fait, mais les Iraniens, ont à leur tour protesté. Il y a alors eu une période tellement tendue qu’il a été décidé de ne mettre plus que « golfe » sur la carte. Cependant en tant que géographe, cette version ne satisfaisait personne dans le service. Un golfe, certes, mais c’est comme mettre seulement « mer » ou « océan ». Toutefois, comme il y avait eu la « guerre du Golfe » et que « Golfe » est presque devenu un nom propre, il y a eu une période où il n’était plus écrit que « Golfe », ce qui nous arrangeait aussi car ça faisait gagner de la place sur la carte. C’est typiquement le genre d’information qui pose problème sur une carte mais pas dans un texte. Si, demain, le rédacteur spécialiste de l’Arabie Saoudite écrit un article où il évoque les réserves pétrolières du golfe persique pour l’Arabie, il ne sera pas embêté. Alors que les services de communications des ambassades font très attention aux informations véhiculées sur les cartes.

Idem dans le cas de la mer entre le Japon et la Corée. Les Japonais sont venus au journal avec un dossier volumineux et nous ont fait tout un exposé pour nous expliquer pourquoi cette mer s’appelle la « Mer du Japon ». A l’inverse, les Coréens ont essayé de nous influencer en nous proposant une semaine de formation à Séoul pour « nous apprendre la cartographie »… Du coup, seuls les journaux Washington Post et Le Monde inscrivent sur leur carte « Mer du Japon (Mer de l’Est) » sur leurs cartes. Le Figaro et Libération mettent seulement « Mer du Japon ». La Corée s’est donc servie des cartes du Monde et avait déposé un rapport aux Nations-Unies avec toute une liste d’arguments, dont l’un était que, puisque le journal Le Monde et le Washington Post, journaux de référence, avaient à plusieurs reprises marqué sur leurs cartes « Mer de l’Est », avec cartes à l’appui, il était donc reconnu que cette mer portait ce nom. Le journal s’est donc retrouvé dans le contentieux entre les deux pays et a été instrumentalisé.

En revenant sur la question des lecteurs, le journal a créé un compte Facebook, où nous postons régulièrement des cartes ou plus rarement des petites vidéos où est racontée l’évolution de la carte. Nous y trouvons donc les retours des lecteurs très intéressés par la cartographie, qui sont plutôt bienveillants. Ces derniers demandent souvent quelles sont nos sources, pourquoi le choix de tel sujet et pas un autre… Ou pour un sujet en particulier, le fait de l’avoir traité d’une certaine façon et pas une autre. Certains suggèrent des sujets possibles. C’est vraiment un échange entre le lecteur et le journal. Pour certains sujets polémiques, les retours peuvent être très importants. Nous avons publié deux cartes sur les génocides, il y a trois semaines environ, une sur le génocide arménien, une autre sur la difficulté de définir un génocide, à savoir différencier massacre de masse et génocide. Cette carte fut difficile à créer. En effet, sur cette carte, était reporté plusieurs massacres de masse et quatre grands génocides « reconnus » par les Nations Unis. À la suite de cette carte, les retours furent nombreux et critiques. Certains reprochaient « l’oubli » de génocides, par exemple, celui des « Indiens d’Amérique », celui des « Vendéens »… De ce fait, le retour des lecteurs fut difficile, et les cartographes pensent qu’a posteriori, ils n’auraient pas dû faire cette carte. Il y avait des critiques qui étaient justifiés et d’autres pas, car chacun voulait que « son » génocide soit mentionné, et, finalement, cette carte n’a pas fait réfléchir, mais n’a fait que pousser les uns et les autres à plus de revendications, au lieu de présenter la difficulté de définir un terme complexe, qui était l’objectif initial de la carte.

Mathieu Vidal (Maître de conférences en géographie et aménagement à Albi) : Pour compléter la question précédente, est-ce que les cartes sont faites à part, puis présentées pour être validées par le chef de service ou par le rédacteur ou sont-elles élaborées avec toutes les parties concernées ?

Flavie Holzinger : La cartographie n’est pas un travail individuel et la carte ne peut être présentée au dernier moment au service « International » ou « France » ainsi qu’au rédacteur en chef. Habituellement, lorsqu’une carte est faite, beaucoup d’échanges s’instaurent entre les services pour savoir quelle forme elle aura, recherche de données, contact avec les journalistes de terrain s’il y en a, les correspondants. En règle générale, il y a un échange tout au long de la construction de la carte. Il peut y avoir un ou des points qui gênent ou un mot qui doit être changé. Devoir expliquer les choix des couleurs, car leurs collaborateurs ne les comprennent pas, à savoir pourquoi ces couleurs et pas d’autres, en effet, elles peuvent renvoyer à beaucoup de choses. Les exemples sont nombreux sur une carte.

Lors des réunions du matin au journal, il y a discussion des sujets possibles, il y a aussi l’inverse ou les cartographes refusent des sujets proposés par le rédacteur en chef parce que tel sujet pourrait passer un message qui, à ce moment-là, serait plus problématique qu’apportant des éclaircissements, sachant qu’une carte est plus frappante qu’un texte, puisque l’image imprègne beaucoup plus l’esprit.

Delphine Papin : On nous avait par exemple demandé de faire une carte comparative sur la population des musulmans en Europe au moment où ces chiffres étaient instrumentalisés en France par certains partis politiques. Il y avait des rapports américains qui faisaient ces comparaisons, sachant que les Américains sont très à l’aise avec les chiffres et statistiques religieuses, les recensements, alors qu’en France, ce n’est pas du tout le même débat, nous sommes bien plus sensibles sur ses questions. Les Américains avaient remarqué qu’en France, il y avait entre un et huit millions de musulmans, selon les différentes sources statistiques, mais il n’y a aucune donnée fiable. Puis, la question est surtout « c’est quoi être musulman en France ? Est-ce par la culture ? La religion ?… ». J’ai donc refusé de cartographier ce sujet, ne me sentant pas à l’aise sur cette question, car je sais qu’une fois ces chiffres marqués sur une carte, ils seront ensuite repris et diffusés, ainsi que la carte. L’impact d’une telle carte peut être conséquent, puisque ces cartes sont reprises, twittées, et rapidement diffusées par le réseau internet. Mais si la direction veut absolument une carte et donne des arguments convaincants, alors l’équipe s’exécute.

Anonyme : J’aime beaucoup les cartes du Monde, mais il y a parfois des cartes que je trouve trop complexe et du coup, presque illisible. Est-ce qu’il y a un problème de visibilité qui se pose lors de la création des cartes ?

Delphine Papin : Certaines cartes ne peuvent être comprises sans le texte en dessous. C’est une question qu’on nous pose constamment et c’est vrai que nous sommes pris en étau, avec, d’un côté, des lecteurs qui adorent les cartes complexes, qui passeraient vingt minutes à les lires, comme ils passeraient vingt minutes à lire un texte ou un autre article du journal. Inversement, il y a les lecteurs qui considèrent que les cartes sont trop complexes ne sachant plus comment les lires. En effet, il y a des journaux qui font des cartes très précises, comme The Economist, avec une seule donnée toujours extrêmement bien choisie, et où l’on voit la clarté immédiatement. Mais ce n’est pas la façon de faire des cartographes du Monde qui préfèrent raconter une histoire au travers de la carte.

C’est aussi la raison pour laquelle nous avons mis en place des vidéos de trois minutes montrant l’évolution de la carte, avec une bande audio l’expliquant pas à pas, comme est fait un dessin animé. Par exemple, pour le référendum écossais, tout le monde certifiait que l’Écosse était viable sans l’appui de la Grande-Bretagne. Mais la question inverse peut-être posée : que deviendrait la Grande-Bretagne sans l’Écosses et son pétrole ? Pour répondre à cette question, l’équipe de cartographie détaille avec une carte représentant la Grande-Bretagne en rouge, l’Écosse en blanc et un ciseau suivant des pointillés correspondant à la frontière entre les deux pays. Puis, à côté, il y a un encadré montrant le total des réserves de pétrole du Royaume-Uni avec l’Écosse et sans l’Écosse. Le même problème se pose avec le drapeau du Royaume-Uni.

Flavie Holzinger : Bien sûr trop d’informations tue l’information ! Lorsque nous construisons une carte comme celle de Yarmouk qui n’est pas terminée, la carte est trop riche en informations. Elle ne sera pas proposée comme telle mais remaniée avant publication, car il y a trop de textes, trop de couleurs… En général, c’est un second cartographe, et pas celui qui a fait la première carte, qui définit ensuite quelles sont les informations prioritaires ainsi que les couleurs à garder pour permettre de comprendre le sujet, car c’est toujours douloureux de couper des informations, faire le tri… Nos cartes sont faites pour comprendre une histoire, ce qui amène à développer beaucoup, voire parfois trop.

Anonyme : Est-ce que le fait de développer plus sur internet les cartes amènerait plus de lecteurs au quotidien ?

Flavie Holzinger : Travailler avec l’informatique permet plus de choses au niveau graphique, tel que les petites vidéos évoquées plus haut, mais aussi de faire des cartes interactives, où il suffirait de cliquer sur un encadré pour que seules les informations relatives à ce dernier ressortent et que les autres informations deviennent invisibles, où bien de zoomer sur certaines parties de la carte pour opérer des changements d’échelles géographiques.

Clément Cussac (étudiant en Licence d’Histoire) : Comment et où situez-vous vos sources sur les cartes avec le souci de place lié aux contraintes que vous exposiez ?

Flavie Holzinger : La citation des sources est pour nous quelque chose de primordial. Nous avons été universitaires et avons fait chacune une thèse de géopolitique, ce qui fait que rendre visible d’où viennent les données nous tient très à cœur, et nous citons toujours les articles, auteurs et autres sources de diverses natures d’où viennent nos données. Du coup, nous prenons la place qu’il faut en bas de chaque carte près de la légende pour citer nos sources et, selon les cartes, il peut y avoir quinze lignes de sources. Nous cherchons donc à rester le plus honnête possible vis-à-vis des sources utilisées, sauf quand nous devons les cacher pour des raisons de sécurité, comme pour la carte sur les conflits à Gaza, où nous n’avons pas pu citer, par souci de sécurité et d’éthique, un rapport exposant les déplacements des armées israéliennes et bien d’autres choses, mais cette situation reste exceptionnelle.

Thibault Courcelle (Maître de conférences en géographie et aménagement à Albi) : Vous nous avez montré sur le diaporama des esquisses de cartes que vous dessinez à la main avant de les reprendre à l’ordinateur. Procédez-vous toujours de cette façon ou commencez-vous parfois directement sur un logiciel de cartographie ? Est-ce que la façon de faire la carte influe sur la réflexion ? Ressentez-vous un besoin de dessiner ?

Flavie Holzinger : Oui, cela arrive très souvent, mais pas forcément. Cela dépend des sujets. Cette carte va-t-elle montrer quelque chose en rapport avec le sujet ou, au contraire, rien ne va en ressortir ? Dès fois, le fait de dessiner amène des idées et à d’autre moment, l’idée est déjà présente et n’a pas besoin d’être pré-visualisée sur papier. Il y a aussi le fait que souvent, il y a deux personnes, voire trois, qui travaillent sur la même carte, ce qui permet d’avancer rapidement, et ce, de se compléter. L’un cherche les données, l’autre construit la carte afin de gagner du temps et garder sa concentration, alors que le troisième peu déjà connaître la zone définie sur le sujet. Les cartes sont faites à chaque fois, ce ne sont pas des cartes toutes préparées sur internet que nous récupérons.

Thibault Courcelle : J’ai une question qui s’adresse à Delphine Papin. Au vu de ton parcours, le fait d’avoir enseigné la cartographie à l’université, d’avoir participé plusieurs années à l’élaboration de l’émission du « Dessous des Cartes » sur ARTE et d’avoir intégré depuis quelques années le service cartographie du journal Le Monde, quelles sont les différences et ressemblances dans la façon d’appréhender les cartes ?

Delphine Papin : Au « Dessous des Cartes », dans la globalité, j’écrivais les textes. Mon rôle était principalement d’imaginer un texte qui sera communiqué et qui devait être immédiatement visible. Ce passage a été crucial pour la suite de mon métier. Imaginer rapidement les cartes possibles sur un sujet précis. Quand j’écrivais pour le « Dessous des Carte », je devais visualiser les cartes à la place du spectateur afin de voir s’il était à même de comprendre le texte et de voir l’image que cela renvoie. À ce moment-là, j’avais un mois pour réfléchir à un sujet. Alors qu’au journal Le Monde, qui est un quotidien, le rythme est beaucoup plus rapide, nous avons moins de temps pour choisir le sujet. Nous le choisissons le matin, puis nous disposons de vingt-quatre heures pour réaliser la carte, vérifier que tout soit présent et qu’il n’y ait pas d’erreurs… A la fin, nous ne disposons que de 15 minutes à une heure pour s’assurer que toute concorde. Le choix et le travail se font donc dans l’urgence.

Je suis passée du monde universitaire où, durant ma thèse, je disposais de plusieurs mois, voire plusieurs années pour élaborer une carte, où il y avait toute une réflexion, une analyse, la prise de tout mon temps pour mesurer chaque terme, chaque mot, la bonne formulation, à créer une émission en un mois, puis à déceler un sujet pour un journal en vingt minutes. Le passage entre tous ses moments dans ma carrière fut très difficile, surtout quand, arrivant au journal, je ne me sentais légitime sur aucun des sujets, je doutais beaucoup. Par la suite, j’ai appris à travailler sur le sujet des autres et surtout à le rendre, à le mettre en valeur.

Ce que j’appréciais à l’université, c’était d’enseigner, apprendre quelque chose et le transmettre à d’autres. Et que ce soit à l’université, au « Dessous des Cartes », ou au journal Le Monde, je suis finalement toujours dans cette démarche, que ce soit oralement, à l’écrit ou au travers des cartes. Certes les délais ne sont pas les mêmes, mais c’est toujours la même démarche et c’est toujours aussi intéressant. C’est un métier fatiguant, que je ne ferais sans doute pas toute ma vie, mais qui, pour l’instant, me convient. Journaliste d’un quotidien est physiquement prenant, tous les jours, le matin, il y a le stress de savoir si on est prêt ou pas, puis, après la réunion, il y a le soulagement. C’est un métier palpitant, mais tenir ce rythme n’est pas évident.

Lors de conférences, je constate que les universitaires réfléchissent en profondeur, alors qu’au sein du journal, avec mon équipe, nous survolons plus les choses et c’est pourquoi nous avons aussi besoin de la réflexion des universitaires pour réaliser nos cartes.

Anonyme : est-ce qu’il y a une éducation des lecteurs au travers des cartes sachant qu’ils sont habitués à une information linéaire, textuelle ? Et qu’est-ce qui fait qu’un texte ne peut pas être retranscrit par cartographie ?

Delphine Papin : En termes de narrativité, si un texte n’est pas territorialisé, nous ne pouvons rien apporter en tant que cartographe, car ça sera moins pertinent qu’une photo ou un texte. Mais ce territoire peut être irréel, tant qu’il est défini textuellement. Par exemple, les territoires de la série « Game of Thrones » n’existent que dans l’imaginaire de l’auteur et du scénariste. Pourtant, une collègue, passionnée de cette série, a réussi à créer la carte racontant les conflits présents dans la série comme si elle faisait une carte sur la Syrie.

L’éducation des lecteurs au travers des cartes se fait aussi via des atlas thématiques diffusés par la collection des hors-série du Monde : Atlas des migrations, Atlas des minorités, Atlas des civilisations, Atlas des utopies, Atlas du monde de demain, Atlas des villes, Atlas de la France et des français, Atlas des religions… Les thématiques sont très diverses.

Maintenant, c’est nous qui aimerions poser une question à l’auditoire : pourquoi les cartes vous parlent ?

Anonyme : J’aime les cartes car lorsque les Américains sont intervenus en Irak, ils ne connaissaient aucune géographie du terrain sur lequel ils intervenaient, ni les cultures, ni leurs croyances des populations présentes sur ces terrains. Je trouve qu’une telle situation est triste, alors qu’elle pourrait amener à plus de réflexions. Les Français qui interviennent au Mali, bien qu’ils soient là pour aider la population, en repartent en laissant le chaos dernier eux, et je pense que c’est une conséquence d’un manque de connaissances de la géographie des lieux. Je ressens donc le besoin des cartes pour comprendre le monde et que sans cet outil, c’est compliqué.

Delphine Papin : Pourtant, le ministère de la Défense nous a demandé, le 10 janvier 2012, une carte que nous avions réalisée auparavant sur le Mali, où étaient exposés les différentes populations et les différents enjeux. Nous avons envoyé cette carte au ministère, et c’était la veille de l’intervention française au Mali.

Anonyme : Alors que nous sommes entourés, interpellés, cadrés par des cartes lors de toute notre scolarité que ce soit pour la géographie ou l’histoire, lorsque nous sommes adultes, il n’y a plus rien. Ce côté visuel disparaît, cette habitude et aptitude à voir et étudier l’ensemble n’est plus, alors que les cartes nous parlent. Est-ce que depuis que le service de cartographie a été renforcé au journal Le Monde, les ventes et le nombre de lecteurs a augmenté ?

Delphine Papin : La presse écrite va très mal en général et à l’inverse, l’information que publie le journal Le Monde sur internet est très consultée. C’est le journal papier qui finance pourtant l’ensemble du journal, sur papier ou sur le site internet. Il est difficile de mesurer précisément l’impact que les cartes ont ou non sur une augmentation ou une diminution des ventes du journal papier, puisque sur le site, l’information est gratuite. Cependant, deux faits permettent de mesurer un peu la place de la cartographie pour le lecteur dans le journal. Le premier, c’est lors d’une édition consacrée sur un sujet où les cartes ont été beaucoup sollicitées et le deuxième, ce sont les vidéos cartographiques postées sur internet ou là, le nombre de fois où elles ont été vues s’affiche en dessous de la vidéo. En soit, pour une vidéo beaucoup regardée, c’est environ vingt-cinq mille vues, mais cela peut aller jusqu’à cent cinquante mille vues. Et par exemple, la carte des conflits en Syrie sous forme de vidéo a été vue plus d’un million de fois. Cela prouve aussi que ces cartes sous format vidéo et détaillées manquent à la population, mais ce genre de vidéo demande beaucoup de temps à réaliser, au moins une semaine. La direction voudrait avoir de telles vidéos à peu près tous les deux jours, mais ce rythme n’est pas possible à tenir. Pour les cartes publiées sur la version papier du journal, c’est plus compliqué d’avoir des retours, donc nous n’avons pas d’autres choix que d’observer les personnes détenant le journal dans leurs mains dans le métro ou dans un café et nous regardons s’ils s’arrêtent aux pages correspondants aux cartes et quelles sont leurs réactions.

Compte-rendu réalisé par Jodie FRAYSSE et Romain DUMAS, étudiants en géographie au Centre universitaire J.F. Champollion,
sous la direction de Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs et co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.