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La mondialisation des pauvres, loin de Wall Street et de Davos ?

Présentation par Olivier PLIEZ, Directeur de Recherche CNRS au LISST, Université Toulouse – Jean Jaurès

Ce Café Géo a eu lieu le mercredi 10 octobre 2018 à la Brasserie des Cordeliers à Albi à partir de 18h30.

Présentation problématique :

La mondialisation ne se résume pas au succès de quelques multinationales et à la richesse d’une minorité de nantis. Les acteurs les plus engagés dans la mondialisation demeurent discrets, souvent invisibles. Depuis une trentaine d’années, les routes de l’échange transnational ont connu de profondes mutations. Elles relient aujourd’hui la Chine, souvent considéré comme « l’atelier du monde », à un « marché des pauvres » fort de quatre milliards de consommateurs, qui recoupe généralement les Sud. Pour apercevoir ces nouvelles « Routes de la Soie », il faut se détacher d’une vision occidentalo-centrée et déplacer le regard vers des espaces jugés marginaux, où s’inventent des pratiques globales qui bouleversent l’économie du monde. On découvre alors une « autre mondialisation », vue d’en bas, du point de vue des acteurs qui la font.

Compte-rendu :

Compte-rendu réalisé par Elouan LE POUAHER et Antoine BEDU, étudiants en première année de licence d’histoire, repris et corrigé par Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.

Eléments de la présentation :

Olivier Pliez a choisi pour cette présentation le titre La Mondialisation des pauvres loin de Wall street et Davos, titre tiré d’un ouvrage qu’il a lui-même coécrit avec Armelle Choplin et publié en février 2018 aux Editions du Seuil, dans la collection « La République des idées ». Il tente une approche différente de la mondialisation en elle-même. Le monde décrit par le rapport de la commission Brandt en 1980, commission indépendante initiée par l’ex-chancelier social-démocrate allemand Willy Brandt, est divisé en deux pôles : le Nord est riche et industrialisé alors que le Sud est en marge.

La vision des choses depuis 1980 n’a pas tant changé que cela, alors que le monde évolue :

Dans le monde actuel, des PMA (les pays les moins avancés) restent cependant en marge des échanges et sont très loin de s’être intégrés à la mondialisation.

Ainsi, notre point de vue doit être modifié concernant la mondialisation des pauvres.

Pourquoi s’être intéressé à la question de la mondialisation des pauvres ?

Olivier Pliez revient sur les origines de ses recherches sur ce thème. Pour mener ses enquêtes, il part d’approches multisituées, c’est-à-dire que l’on regarde et analyse plusieurs endroits à la fois, tout en se posant la question de savoir comment ils sont connectés entre eux. Le point de départ de ses recherches remonte à vingt ans, dans le Sahara Algérien. O. Pliez terminait ses recherches de thèse sur la Libye. En faisant le tour de la ville d’El Oued, il a découvert un marché « libyen ». C’était un marché de contrebande, de produits sur un réseau un peu complexe, mais très visible car situé au cœur de la ville. Il y avait une cinquantaine de marchés équivalents dans le Maghreb. A la fin des années 1990, le marché libyen était bien installé, déjà ancien et avait une emprise forte au sein du tissu urbain d’El Oued. Et dans la même ville, il y avait également le marché « Dubaï », tout neuf, fait de bric et de broc, mais le toponyme renvoyait à un peu plus loin que la Libye, frontalière de l’Algérie. Il renvoyait à d’autres réseaux, à d’autres rayonnements et à une autre échelle de lecture.

À Aix-en-Provence où O. Pliez a fait sa thèse, des travaux étaient menés par des collègues basés à Aix ou à Toulouse, notamment Alain Tarrius (professeur de sociologie à l’Université de Toulouse 2, menant des études sur les réseaux transnationaux en Méditerranée). Ses travaux portaient sur le Maghreb et sur toute l’Europe. Cela conduisait à observer les places marchandes qui émergeaient un peu partout et qui étaient animées par des immigrés, qui, eux-mêmes, faisaient du commerce et profitaient du fait d’avoir deux passeports pour circuler de part et d’autre des frontières. Ils jouaient sur la différence des prix entre les frontières pour vendre ce que l’on trouvait à foison d’un côté et ce qui manquait ailleurs. Ils faisaient le lien entre ces lieux de production et ces marchés de consommation, situés sur la rive Sud de la Méditerranée, dans le monde Arabe.

Il y a des gens qui faisaient la navette, ils allaient s’alimenter et s’approvisionner sur quelques marchés comme dans le quartier de Belsunce à Marseille sur lequel avait travaillé Alain Tarrius, ainsi que d’autres marchés un peu partout en Méditerranée : Gênes, Barcelone, etc.

Ce phénomène se retrouvait un peu partout autour de la Méditerranée. Cette Mondialisation par le bas que l’on retrouvait de part et d’autre de la Méditerranée allait de la Côte d’Ivoire à la Belgique et aux Pays-Bas. Il s’agit donc d’une Méditerranée très élargie. Au même moment, des collègues aux États-Unis travaillaient sur les mêmes thèmes, et l’ouvrage qu’ils avaient sorti s’appelait aussi la « Mondialisation par le bas » en anglais. Ils s’intéressaient aux échanges entre les Caraïbes, l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord selon les mêmes mécaniques, avec des migrants portoricains et mexicains. Les pratiques commerciales étaient les mêmes. Il se passait donc quelque chose à la frontière entre pays dits des « Sud » et des pays dits des « Nord » qui relevaient d’une mécanique économique pleinement intégrée dans la Mondialisation. C’est une mécanique économique qui ressemblait à un pur système capitaliste, un fonctionnement comme ceux des multinationales sauf qu’il n’était pas formalisé. Tout cela été appelé « Mondialisation par le bas ».

Un autre regard sur le Monde et la mondialisation :

Ce commerce n’est pas seulement le commerce des immigrés et a une dimension beaucoup plus importante. Sur la carte suivante, en rouge sont représentés des pays riches dits du « Nord ». Les « Sud » sont notamment situés en Asie du sud-est, au Moyen-Orient, en Afrique, dans une partie du Maghreb, en Amérique latine, en Amérique Centrale et dans les Caraïbes.

Ces pays des « Sud » ne sont pourtant pas hors de la mondialisation. Ce sont des pays qui sont habités, dans lesquels tout le monde consomme et où on pratique des formes de commerces internationaux, avec un niveau inférieur aux pays du « Nord » et aux BRICS.

C’est la mondialisation des pauvres. Un des grands théoriciens du marketing, le chercheur indien Coimbatore Krishnarao Prahalad, parlait du « marché au Bas de la Pyramide » (the Bottom of the Pyramid). Il s’adressait à des multinationales pour les inciter à penser des produits pour les pays du « Sud » émergents, qui s’ouvrent, dotés d’un énorme potentiel et ne pas s’intéresser qu’aux pays du « Nord » qui ont un marché commercial voué à stagner aujourd’hui. D’énormes créneaux de consommation s’ouvrent dans le monde entier, mais il faut trouver le produit que tout le monde voudra et donc s’adresser au marché du « bas de la pyramide », terme paru dès le début du XXe siècle dans des tracts anarcho-syndicalistes. Roosevelt, lors du New Deal, a dit : « il faut aider les populations vulnérables au bas de la pyramide » et cela a fait émerger une technique du marketing où l’on essaye de vendre des produits pour les marchés pauvres les plus prometteurs. Le marché des pauvres est aujourd’hui le marché de la classe moyenne émergente.

L’exemple de la mondialisation de l’Afrique à Yiwu :

O. Pliez prend pour exemple le cas de Salloum en Égypte, ville côtière à la frontière avec la Lybie. Il y avait des marchés de contrebande de produits qui ne venaient pas de Libye (qui est principalement un pays extracteur et exportateur d’hydrocarbures vers le monde entier malgré la guerre civile, mais qui n’est pas un pays producteur). La Libye est comme une zone franche, un pays où le prélèvement de l’impôt national n’est pas mis en place, ce qui participe à son économie rentière. La Libye exporte donc librement. On retrouve des produits d’un peu partout et il y a des marchés libyens en Égypte avec des contrebandiers qui ne peuvent passer que par un poste-frontière, celui de Salloum qui est le seul point de passage entre l’Égypte et la Libye.

Salloum est une bourgade, premier village égyptien après la frontière situé à sept à huit heures de route d’Alexandrie et douze heures de route du Caire. C’est un lieu où l’on observe la mondialisation. La Libye est un pays rentier, peu peuplé (6,3 millions d’habitants pour 1,8 million de km²), alors que l’Égypte est un pays très peuplé (94,8 millions d’habitants pour 1 million de km²). Selon les périodes, on peut avoir des navettes de part et d’autre à la frontière. Dans les années 1990, environ 5 000 personnes par jour passaient la frontière. Il y a donc une grosse circulation et une animation permanente, avec des migrants et des contrebandiers qui animent les lieux. Nous voyons passer des colis de jeans et de l’électronique, souvent « made in China », puis des camions prenant ces colis pour les acheminer dans les grandes villes égyptiennes et approvisionner les commerçants Égyptiens. Tout s’organise autour de la contrebande et des migrants qui veulent rentrer chez eux après un long travail. Il y a donc des restaurants et des commerces qui s’installent où l’on peut acheter de tout, des puces électroniques pour les téléphones par exemple. La contrebande est ici le moteur de la dynamique urbaine. Comme l’État voit que certains s’enrichissent grâce à une activité, il réimprime son empreinte par de nouvelles constructions publiques (écoles, hôpitaux, douanes). Certaines rues de Salloum rassemblent des commerçants qui viennent chercher leurs produits pour leur commerce dans une grande ville ; ces produits viennent de Tripoli ou de Benghazi, car il y a moins de quotas d’importation en Libye qu’en Égypte. Certains produits ne peuvent venir que de Libye. Une personne est payée pour récupérer la marchandise en Libye et pour la ramener à Salloum où un contrebandier, payé par un commerçant égyptien, vient chercher les produits. Cela se fait à l’échelle mondiale : à Alexandrie ou au Caire, on commande à Dubaï ou en Chine. Ces routes pourraient être observées en Afrique du Sud, au Nigeria, ou dans des villes comme Ciudad del Este au Paraguay ou dans d’autres villes encore. Tout cela fait partie de ces points et de ces zones de la mondialisation invisible des médias.

Si l’on prend l’ensemble de la Méditerranée, c’est l’un des berceaux de ces nouvelles mondialisations nées dans les années 1980. Dans les années 1990, avec la chute de l’URSS, Gênes, Marseille et Barcelone ne sont plus aussi attractives pour les immigrés qui partent vers Istanbul. La demande des populations de l’ex-bloc soviétique fait bouger les commerçants qui viennent acheter des produits à Istanbul en Turquie, pays ouvert, producteur et industriel très actif. Istanbul prend ainsi le leadership en devenant la capitale de la mondialisation en Méditerranée. Ensuite très vite, les commerçants vont aller vers Dubaï et en Asie du Sud-Est. Une nouvelle crise dans les années 1990, associée à la rétrocession par le Royaume-Uni d’Hong Kong à la Chine en 1997 et l’entrée de la Chine à l’OMC en 2001, pousse les commerçants et les acteurs de cette mondialisation à aller en Chine. Ils s’implantent à partir de 1999 dans des comptoirs commerciaux et plus seulement Hong Kong.

D’un côté, nous avons l’Égypte, grande consommatrice et de l’autre la Chine, grande exportatrice. La moitié de la population d’Égypte fait directement partie de cette catégorie du « bas de la pyramide ». Les Égyptiens qui se lancent dans le commerce profitent de leur voyage en Chine pour faire venir des produits touristiques en Égypte (comme des sphinx et des pyramides).

Tout cela nous mène alors vers la Chine, « l’atelier du monde ». La plupart des objets viennent de Chine, et plus précisément de Yiwu, un supermarché global, le supermarché du monde, qui est un marché de gros. Tout Occidental a au moins un objet venant de Yiwu. C’est une ville modeste en termes de poids démographique pour la Chine. Yiwu fait partie de ces rares villes à n’avoir manqué aucune des étapes de la libéralisation du marché de la Chine depuis 1978. Celle ville est devenue aujourd’hui le plus gros marché de Chine et du monde dans le domaine des produits de consommation courante (papeterie, décoration d’intérieur, porte-clés, cadres, fleurs en plastique, lunettes, téléphonie, etc.).

Le génie de Yiwu a été de créer un bâtiment l’année de l’intégration de la Chine à l’OMC qui permettait de regrouper des marchés de gros nommés « District 1 » (où se trouvent des fournisseurs, un centre commercial, une aire de restauration et un centre d’entreposage). Ce district est nommé : International Trade City. On constate une internationalisation progressive dans la sémantique.

En 2002, seuls des pays émergents et proches de la Chine commercent avec cette dernière. Par exemple les Émirats Arabes Unis (EAU) voient arriver à Dubaï des porte-conteneurs dernière génération, qui déchargent vers des navires à faible tirant d’eau pour accéder plus facilement aux ports de l’Afrique de l’Est ou du monde arabe.

Les pays européens sont en forte présence depuis 2009 ; et en 2011, l’UE devient le marché le plus important pour Yiwu. Des pays émergents présents dans le classement des pays du bas de la pyramide, plus ou moins importants, sont également très présents à Yiwu.

Pour accueillir des hôtes du monde arabe, il y a eu des constructions de mosquées et les Chinois ont tenté de tout faire pour convaincre les Arabes issus du Brésil, d’Afrique du Sud, d’Inde, d’Indonésie, du Monde Arabe, de France et d’autres pays de venir en Chine. Il y a même eu importation de nourriture arabe halal.

Chaque communauté étrangère a son quartier, car les acheteurs ont besoin de confiance pour trouver le produit qu’ils veulent le plus rapidement possible. Certains de ces voyageurs s’installent et puis ils apprennent le chinois. Mais les Chinois conservateurs ont réussi à trouver un compromis, pour que ce quartier étranger soit un peu plus chinois, le « quartier arabe » est renommé « quartier exotique ». Il y a des représentations de cette puissance chinoise à Dubaï, en Pologne, en Europe de l’Est, et même aux Açores. Il y a également des mégas chinas bowl un peu partout dans le monde.

La Mondialisation des pauvres : De Yiwu vers le monde entier :

Aujourd’hui, nous parlons beaucoup des « nouvelles routes de la soie ».

Présentées en 2013 par le dirigeant chinois Xi Jinping, il y a une route terrestre et une autre route maritime. C’est un grand projet de développement et d’économie qui concerne tout le monde, via l’emboîtement de différentes voies ferrées et d’autres projets. Une ville, Duisbourg, en Allemagne, ville industrielle en crise, s’est revitalisée dans l’entreposage et le hub des produits de gros en provenance de Chine.

Ces villes revitalisées se retrouvent partout, par exemple Dourges près de Valenciennes. On retrouve là des entrepôts de produits Chinois. Londres et Anvers se sont ancrées à ces routes également.

Cela a permis de désoccidentaliser la mondialisation, qui est dorénavant plus tournée vers l’Est et le Sud.

Eléments du débat :

Stéphanie Lima (enseignante-chercheuse à l’INU Champollion d’Albi) : Est-ce que les grandes firmes occidentales cherchent à capturer ce marché-là ?

Olivier Pliez : J’avais rencontré un gros importateur égyptien de papier qui travaillait avec une grosse entreprise de papèterie française et un jour, cette entreprise lui a dit qu’elle ne fabriquait plus son papier en France mais en Chine. Cet importateur leur a alors dit qu’il arrêtait de leur acheter du papier car en Egypte, il vendait la « qualité française ». Il a donc été directement en Chine et a vu que la qualité était la même en sortie d’usine sur le papier qu’il achetait. Mais ce qui l’intéressait étaient également les articles de papèterie et il a trouvé une qualité équivalente sur le marché chinois à Yiwu. Il a donc réorganisé ses approvisionnements en conséquence. Les multinationales peuvent donc y être présentes sous cette forme.

Les multinationales peuvent être débordées, mais elles peuvent aussi contrer, donc c’est tout un jeu qui se joue à l’échelle mondiale. Avec le président américain Trump, on entend beaucoup parler en ce moment de rétablir des contraintes aux exportations pour relever les normes de qualité. C’est comme ça qu’ils essayent de bloquer en permanence les importations de ces produits. Mais à chaque fois, les contournements se refont d’une manière ou d’une autre. Il y a une dizaine de marchés dans le monde comme Dubaï, Ciudad del Este, Tepito au Mexique, qui étaient désignés par le Sénat américain comme des points noirs de la contrefaçon dans le monde. Et tous ces marchés sont connectés les uns aux autres. Ils ont donc des moyens divers et variés pour faire circuler les produits fabriqués en un seul endroit par différents groupes pour atteindre différents marchés, quitte à contourner les frontières.

Quand je travaillais sur ces filières en Egypte, les entreprises chinoises s’implantaient dans les zones franches égyptiennes parce que l’Egypte avait passé des accords d’échanges préférentiels dans le cadre de l’aide au développement avec l’UE et les E-U. Donc une fois que ces zones franches étaient ouvertes, les entreprises chinoises venaient s’y installer pour fabriquer avec des matières premières égyptiennes, des produits qui étaient réexportés ou alors, ils faisaient du ré-étiquetage de produits, ce qui est illégal mais qui se pratique beaucoup.

France Gerbal-Medalle (Doctorante en géographie au LISST) : On a parlé de produits manufacturés, mais qu’en est-il des produits agricoles comme le vin ?

Olivier Pliez : Le vin en Chine commence à se développer, notamment avec la foire de vin de Bordeaux qui se tient un an sur deux à Hong Kong avec un marché très important dans toute la Chine. Il y a d’abord la conquête d’un marché intérieur chinois, la qualité des vins chinois étant largement inférieure à celle des vins français.

Teiva Paudeleux (étudiant en Master Gestion des territoires et développement local) : Cette nouvelle route de la soie est-elle déjà source de tension géopolitique et commerciale entre les pays ?

Olivier Pliez : Il y a des tensions, notamment au Kazakhstan, où l’expression politique est loin d’être acquise. Il y a des désapprobations des populations qui se sentent spoliées à côté de ces routes de la soie. Ces routes, qui ont un objectif de développement, sont surtout issues de prêts bancaires de la part de la Chine pour des constructions. Elles ont une dimension géopolitique forte car elles passent par la Russie, l’Asie Centrale, l’Europe. Ces prêts bancaires sont sources de tension. En Europe de l’Est comme à Prague et Bratislava, il y avait peu de Chinois car il y avait une emprise forte de l’URSS, mais il y a beaucoup de Vietnamiens présents avant la chute du Mur qui ont ouvert très rapidement des marchés de gros.  Les Chinois sont ensuite arrivés et se sont mis juste au niveau au-dessus dans la vente en gros. A Budapest, où leur présence est la plus forte, il y a des pressions fortes de l’Etat chinois, pour dire à ces commerçants d’investir le projet des nouvelles routes de la soie, mais pour eux, ce n’est pas encore intéressant car plus cher que la voie maritime.

Anonyme : Les États ont-ils intérêt à laisser faire cette mondialisation des pauvres ? A en récupérer l’impôt ? Ou n’ont-ils pas intérêt à laisser faire ?

Olivier Pliez : Clairement, ils n’ont pas intérêt à le faire. Ce qui est intéressant, c’est que dans plusieurs exemples que j’ai montré, on est souvent dans l’informel, mais à un moment-donné, quand on est à Yiwu ou à Dubaï, on est dans le très formel, très officiel. Quand on construit un marché de gros à l’échelle du monde, on ne le cache pas. Bien au contraire. C’est donc de l’emboîtement très subtil entre le formel et l’informel le long de ces grandes chaînes d’approvisionnement que ce type d’économie fonctionne. Lorsqu’un maillon se brise quelque part sur cette chaîne, il se reconstitue aussitôt ailleurs. Des entreprises se rendent compte que ça existe, mais la mécanique leur échappe complètement, car c’est trop fluide et trop souple pour elles, elles voudraient savoir comment ça marche pour toucher les plus pauvres. Des multinationales qui dialoguent avec des États et des grandes instances de régulation du commerce ont toujours le pouvoir de faire disparaître ceci ou cela à tel endroit, mais les marchés de consommation sont en croissance à l’échelle du monde.

Le point de départ des enquêtes d’A. Tarrius à Marseille ou d’A. Portès aux Etats-Unis à Miami, était de savoir ce qui se passe dans les quartiers dit « ethniques » de ces villes. Le maire de Marseille avait demandé qu’une enquête soit faîte sous couvert du ministère de l’équipement pour savoir pourquoi on n’arrive pas à rénover le quartier de Belsunce à Marseille. Mais dans ce quartier, le mètre carré de stockage était déjà à un tel prix car il est devenu le lieu d’approvisionnement de la moitié du Maghreb, ils n’avaient pas intérêt à rénover le quartier. La gentrification n’est arrivée que depuis dix ans, une fois que tout ça était parti entre Istanbul, Dubaï et la Chine. Il y a donc des emboîtements subtils.

Anonyme : Ces échanges commerciaux ne permettent-ils pas le blanchiment de capitaux ?

Olivier Pliez : Les États veulent contrôler les flux illégaux, l’illégalité, etc. Le problème est que plus on pousse ces commerces de produits illicites visibles et accessibles pour tout le monde vers l’illégalité, plus il y a des contraintes diverses et variées. Si ces contraintes sont trop fortes, comme dans le Monde Arabe de l’après 2011, il y a un glissement et un rapprochement entre les routes de ces approvisionnements des classes pauvres et modestes à l’échelle mondiale et les routes du grand trafic. Il n’y a pas en général de superposition, mais si on les presse et si on les pousse vers l’illégalité, ça peut se faire. Trop de contrôle tue le commerce. Il faut laisser un minimum de fluidité pour pouvoir atteindre les marchés de consommation les plus modestes.

Mathieu Vidal (enseignant-chercheur à l’INU Champollion) : Je ne connaissais pas Yiwu, mais j’avais entendu parler de deux autres villes symbole de la mondialisation : 60 à 70 % des chaussettes dans le monde sont produites dans une seule ville chinoise, tout comme les briquets sont produits à 80 ou 90 % dans une autre ville chinoise. Comment fonctionne l’industrie en Chine ?

Olivier Pliez : En Chine, la politique industrielle vient de l’héritage productiviste communiste dont la doctrine c’était pour un village, on a un produit. Du coup, c’est de là que vient cette spécialisation dans tel ou tel produit (avec un village producteur de chaussettes, de fermetures éclairs, de bottes, de parapluies, etc.) structuré à l’échelle de régions et des districts dans les campagnes (une région Chinoise à la taille de la France ou de l’Allemagne). Les premières réformes après la libéralisation de l’économie en 1979, donc en 1982, 1986, ont conduit à ne pas restructurer le tissu industriel mais à faciliter le développement de marché de gros de type Yiwu. La diversité se faisait sur l’exposition du produit. Et c’est devenu une véritable industrie Chinoise avec un vrai savoir-faire qui s’exporte dans le monde entier, l’exposition du produit. C’est une tradition qui existe car il y a derrière un savoir-faire, une accumulation de capital et des chambres de commerce.

Après, ce qui est important dans l’exportation de ces produits dans le monde entier, ce sont les connecteurs entre différents mondes dans différents pays, au sein de comptoirs commerciaux, c’est-à-dire des personnes qui ont plusieurs compétences, qui sont capables de parler plusieurs langues et qui ont un vrai savoir-faire d’ingénierie commerciale. C’est fondamental et on en a rencontré plusieurs que l’on cite dans l’ouvrage. Ce sont des gens souvent diplômés, qui ont une expérience migratoire importante et qui sont souvent fatigués car ils naviguent entre plusieurs fuseaux horaires. Les pionniers parlent des belles années, qui sont les années 1990 où les marges étaient de l’ordre de 200 %. Lors de mes dernières enquêtes en 2015, les marges étaient de l’ordre de 2,5 %. Donc ils prennent moins l’avion et ce sont les jeunes des nouvelles générations qui vont s’installer en Chine et qui économisent sur les avions.

Anonyme : Peut-on parler d’un marché des supermarchés globaux ? Est-il facile d’y rentrer comme acteur et d’en créer ?

Olivier Pliez : Non, même si rien n’est jamais définitif dans la durée, aujourd’hui Yiwu domine. Certes, rien n’est jamais définitif, mais personne n’a pour le moment intérêt à aller à un autre endroit. Il y a une hyper connexion dans cet endroit-là. Il est très bien intégré à la mondialisation, toutes les nationalités sont bien comprises et aidées, identifiées, avec des traductions dans plusieurs langues. Yiwu est relié à Canton et Hong Kong, des plates-formes qui ont la capacité de transporter leurs marchandises par avion (Shanghai ne le fait surtout que par bateau). La ville a créé des marchés relais sur tout le territoire Chinois mais aussi dans le monde entier. Ces relais ont même aujourd’hui la possibilité d’échanger avec des gouvernements au vu de leur puissance, mais arrivés à maturité, ils se dématérialisent. Yiwu est aussi relié à la nouvelle route de la soie : son rôle s’affirme de plus en plus.