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La quadrature de l’hexagone : peut-on encore faire une géographie de la France ?

Café Géo du 25 septembre 2018 – Paris, Café de Flore

Du programme du FIG sur « La France demain » à la réforme des programmes scolaires en passant par les interrogations récentes sur la Réforme territoriale, la « géographie de la France », classiquement hexagonale, est nécessairement questionnée. Pour ce premier Café Géo de la saison 2018-2019, Eloïse Libourel, professeur de géographie en CPGE au lycée Léon Blum (Créteil), se propose d’interroger la géographie de la France au prisme du renouvellement des problématiques de la recherche. 

 

Ce Café Géo aborde en fait deux questions, d’une part, celle des mutations du territoire français dans le cadre de l’intégration européenne et d’une mondialisation croissante, d’autre part, celle du renouvellement de la réflexion géographique avec de nouveaux concepts pour mieux prendre en compte la complexité des processus territoriaux.

NB : Pour faciliter la rédaction du compte rendu, les questions sont notées DO (Daniel Oster) et les réponses sont notées EL (Eloïse Libourel).

DO : Pourquoi avoir choisi un tel titre (« La quadrature de l’hexagone : peut-on encore faire une géographie de la France ? ») ?

EL : Un premier titre avait été envisagé : « Doit-on repenser la géographie de la France ? ». Finalement, j’ai proposé ce titre un peu plus percutant, qui reflète également une certaine perplexité face à l’idée de repenser la géographie de la France. En tout cas, je préfère évoquer quelques pistes de réflexion sur le sujet plutôt que des réponses à propos de ce qu’il conviendrait de faire pour une géographie de la France.

DO : Quel est l’intérêt scientifique pour la France et son devenir territorial ?

EL : La question de la prospective territoriale est très présente dans les publications récentes et le choix du thème du FIG 2018 (« La France de demain »). Un premier questionnement porte sur la validité des cadres conceptuels par lesquels on approche la géographie de la France aujourd’hui. Un autre point de départ concerne l’intérêt du grand public pour celle-ci qui est nourri par le discours politique (thème de l’identité nationale par exemple) et aussi par certaines formes de littérature empreintes d’une réflexion géographique (Le tour de la France par deux enfants d’aujourd’hui, nouvelle mouture du mythique manuel de lecture de G. Bruno). Enfin, un dernier point se rapporte à la réforme des programmes scolaires (et en particulier ceux du lycée) qui va inviter à se reposer la question de la place qui sera donnée au cadre hexagonal. Tous ces éléments m’amènent à tenter d’expliquer l’intérêt porté par les chercheurs, les enseignants et le grand public à la géographie de la France. Pour cela il faut se placer dans un triple contexte, celui de la mondialisation des flux et des échanges, celui de l’européanisation, et celui de la définition d’une identité économique, sociale et territoriale.

En consultant de manière non exhaustive un certain nombre de manuels consacrés à la géographie de la France, j’ai constaté que l’entrée purement régionale a été remplacée par une entrée thématique. L’entrée régionale est héritée des ouvrages anciens du XVIIIe et du XIXe siècle qui cherchaient à décrire les différents territoires de manière un peu encyclopédique, avec des chapitres reproduisant à peu près le même plan (géographie physique, démographie, activités humaines, mise en valeur du territoire). Le dernier avatar de cette géographie dite régionale de la France est très récent : La France des 13 régions (dir. Laurent Carroué, Armand Colin, 2017) et s’inscrit dans le contexte de la réforme régionale. Aujourd’hui l’entrée est très majoritairement thématique, à vocation beaucoup plus analytique et avec une démarche multiscalaire. Malgré des plans différents les mêmes axes de réflexion s’y retrouvent : population, économie, aménagement du territoire, villes et campagnes.

Quant aux grandes lignes de partage du territoire français, on retrouve dans les manuels du secondaire comme du supérieur certains schémas anciens qu’on aurait pu croire révolus : schémas montrant un hexagone dont l’organisation serait agencée selon des éléments de géographie physique (montagnes, grandes vallées, seuils, etc.), schémas bâtis autour de données démographiques (densités de population, principales agglomérations, littoralisation des hommes et des activités), schémas réalisés à partir des espaces productifs (reproduisant une réalité territoriale mais souvent trop figée). De tels schémas sont finalement rassurants par leur objectif de traduire une réalité perceptible par la communauté des géographes et communicable de manière simple à un public assez large. Mais les concepts véhiculés (bassins industriels en reconversion, « diagonale du vide », littoraux innovants, etc.) sont tous remis en question par les études scientifiques en géographie (exemple de la « diagonale du vide » qui contient des territoires dynamiques).

DO : Peut-on encore faire une géographie de la France ?

EL : La question, c’est plutôt comment on étudie la géographie de la France ? pourquoi on l’étudie ? est-ce pertinent d’étudier le territoire français en tant que territoire français ou ne faut-il pas appréhender de manière différente le territoire français ?

La « banane bleue » a-t-elle déstructuré l’hexagone ? En tout cas, il est sûr que le territoire français ne se comprend plus s’il n’est pas fait mention de son ouverture vers les autres pays européens. Son européanisation s’est traduite par exemple par la création d’Eurorégions et aujourd’hui par la métropolisation et par des points d’ancrage liés aux grands nœuds de transport.

Projection de plusieurs représentations cartographiques (pour continuer à déstructurer la vision de la géographie de la France que l’on a). Ces figures remettent en cause la vision hexagonale et centrée sur le territoire national qui a été présentée précédemment. Malgré leur caractère schématique elles mettent en scène un espace dans lequel le périmètre national n’aurait plus vraiment de sens.

En-dehors de l’Europe, l’autre grande dynamique dans laquelle la lecture du territoire français peut s’inclure, c’est la France dans le monde ou bien la France dans la mondialisation (projection de nouvelles représentations cartographiques illustrant cette dynamique). Dans ce cas le territoire français est pensé comme un élément d’un système à une échelle beaucoup plus vaste (c’est-à-dire mondiale).

DO : Après avoir déstructuré la vision traditionnelle de la géographie de la France, comment la restructurer ?

EL : Pour cela je propose 4 pistes de réflexion.

D’abord doit-on faire de la France un terrain ? En examinant les intitulés de thèse portant sur la géographie de la France, le milieu des années 1980 marque une césure claire avec les dernières thèses de géographie régionale en dehors des territoires d’Outre-mer qui suscitent encore aujourd’hui des travaux s’inscrivant dans cette démarche régionale. Depuis le milieu des années 1980, les thèses portant sur la France ou une partie importance de la France abordent une question thématique d’intérêt européen ou mondial, d’autant plus que désormais le secteur privé participe également au financement des travaux de recherche universitaire (sur les énergies, la gestion de l’eau, les transports, l’aménagement du territoire, etc.).

Dans le domaine de l’enseignement l’évolution est identique : l’étude régionale laisse la place essentielle aux grandes thématiques que l’on étudie dans le cadre de la géographie de la France mais que l’on pourrait aussi bien étudier dans un autre cadre géographique. Ces grandes thématiques sont : la mondialisation, les systèmes productifs, l’urbanisation, l’aménagement, l’ultra-périphéricité ou la marginalité, l’européanisation du territoire. Les futurs programmes scolaires pourraient encore accentuer la place de ces thématiques aux dépens de la géographie régionale de la France, aujourd’hui réduite à peu de chose de toute façon.

Le deuxième axe de réflexion aborde ce qui subsiste de la géographie régionale. En fait, il reste principalement deux aspects, l’étude des territoires de proximité (notamment ceux qui sont proches de l’établissement scolaire) et la géographie régionale de l’Europe dans laquelle s’insère le territoire français.

Un troisième axe de réflexion pose la question de savoir si l’on peut faire de l’hexagone un prisme pour lire autre chose. Dans les programmes actuels de lycée (qui seront remplacés à la rentrée 2019), la géographie de la France est étudiée en classe de première alors que le fil directeur de la classe de seconde est le développement durable et celui de la classe terminale est la mondialisation. La France apparaît comme une manière de passer de l’un à l’autre (du thème au développement durable à celui de la mondialisation), une façon de cristalliser différents enjeux de géographie qu’on veut faire étudier aux élèves.

Enfin, une dernière question : les dynamiques hexagonales existent-elles ? Les grandes thématiques évoquées plus haut invitent à réfléchir aux périmètres les mieux adaptés pour l’étude de chacune de ces thématiques ou dynamiques, des périmètres qui coïncident rarement avec celui du territoire français ou celui d’une région française. Parmi ces grandes thématiques, non seulement l’européanisation et la mondialisation, mais aussi l’intégration, la transition, l’adaptation, la recomposition, qui apparaissent de plus en plus souvent et qui posent des problèmes aux élèves car elles les obligent à avoir une pensée plus conceptuelle. De même, l’idée de prospective territoriale est peu explorée, aussi le thème de l’aménagement est-il vu de manière très historique avec ce qui a été fait précédemment en oubliant de réfléchir à l’avenir (voir le thème du FIG 2018 : « la France de demain »).

Questions de la salle :

DO : Quelques observations. La première concernant les liens entre la recherche universitaire et l’enseignement au collège et au lycée. Certains aspects de la recherche « ancienne » (les chorèmes ou les schémas inspirés de Roger Brunet) perdurent longtemps dans les manuels de géographie, parfois sans trop de précautions « pédagogiques », tandis que des aspects plus récents (exemple de la notion « habiter », fil directeur du programme de sixième), ont été intégrés peut-être de façon imprudente.

Quant à l’élaboration de cartes de synthèse à l’échelle du territoire français, elle répond sans doute à l’utilité de la généralisation ou de la simplification mais il faut insister sur l’intérêt de la réflexion multiscalaire pour appréhender valablement la réalité géographique d’un phénomène ou d’un territoire.

Autre chose encore. Les questions au programme des concours d’enseignement (CAPES, agrégation) et le contenu des principaux manuels de l’enseignement supérieur abordent le plus souvent les thèmes classiques de la géographie de la France (tourisme, espaces ruraux, espaces productifs, etc.), beaucoup plus rarement, ils tentent de réfléchir à des thèmes plus novateurs comme la « nature » ou la « France des marges ».

Et si l’on n’ose plus trop faire aujourd’hui de la géographie régionale à cause des processus d’européanisation et de mondialisation, ne va-t-on pas vers de nouveaux découpages territoriaux simplificateurs tels que la division binaire France des métropoles/France « périphérique » ou encore le clivage territoires « gagnants » de la mondialisation/territoires « perdants » de la mondialisation.

Peut-on encore faire une géographie de la France ? On doit la faire car il y a des programmes, il y a une nécessité citoyenne, mais c’est de plus en plus difficile à faire car les processus et les dynamiques au sein du territoire français sont de plus de plus complexes du fait de la mondialisation, sans compter l’obligation de réfléchir à plusieurs échelles.

EL : Mon intérêt pour les croquis à des échelles variées plutôt que pour les cartes de synthèse se heurte à la difficulté de représenter des thèmes des programmes tels que l’adaptation, la transition ou la recomposition. Un croquis représente par nature une situation figée à un moment donné. Plusieurs croquis sont nécessaires pour représenter une évolution. Apparaissent dans les manuels les schémas heuristiques (schémas permettant de représenter visuellement et de suivre le cheminement de la pensée) qui ont leur intérêt mais qui sont mal adaptés à une réflexion géographique.

A propos des difficultés de l’intégration des apports scientifiques récents dans les programmes l’exemple de la notion d’habiter est intéressant. En fait celle-ci sert surtout de prétexte à l’enseignement de différents chapitres (les espaces de faibles densités, les métropoles, le peuplement du monde, etc.). D’une façon plus générale, le contenu de l’enseignement universitaire évolue avec pas mal de retard sur le champ scientifique tandis que les programmes scolaires sont eux-mêmes influencés avec retard par l’enseignement universitaire tout en conservant une part importante de leur contenu antérieur.

Question : Si le contenu de l’enseignement de la géographie a connu un bouleversement ces dernières décennies, il semble que la formation des enseignants n’ait pas « suivi » de bouleversement. Qu’en est-il plus précisément ?

EL : Une grande part du problème réside dans le fait que 80 à 90% des candidats au CAPES sont des historiens qui ont eu une formation réduite en géographie au cours de leurs années de licence.

Question : Les chercheurs en prospective territoriales n’exploitent suffisamment les données statistiques. D’un autre côté, les statistiques démographiques appréhendent très mal les mobilités. Pouvez-vous réagir à cet aspect ?

EL : La plupart des objets géographiques sont mesurés avec un degré d’incertitude, souvent à partir d’estimations. Pour les élèves il existe une sorte de fétichisme des chiffres, des données statistiques. De toute façon, il est nécessaire de s’interroger sur d’autres manières de représenter les données dont on dispose.

Question : Que penser des travaux du géographe Christophe Guilluy sur la « France périphérique » ?

EL : Je pense que C. Guilluy a écrit un ouvrage polémique pour faire débat social et politique. En tant qu’enseignante ou chercheuse je ne sais pas trop ce que serait une « France périphérique » qui perd contrairement à des métropoles qui gagnent. Sans doute des données incluses dans les travaux de cet auteur sont pertinentes mais personnellement je n’ai pas approfondi la réflexion sur tout cela.

Intervention dans la salle : La géographie de la France est un objet saturé de représentations, saturé de méthodes, saturé de manières de faire. Une première difficulté réside dans le paradigme du territoire alors que les mutations deviennent de plus en plus complexes. Une deuxième difficulté tient au paradigme de la région.

EL : Le périmètre régional reste quelque chose d’infiniment flou et mouvant, variable et non comparable.

Question : La cartographie est-elle encore valide ?

EL : Bien sûr ! J’évoquais seulement tout à l’heure la difficulté de cartographier des dynamiques territoriales. D’autres thèmes sont mal cartographiables. Si l’on prend l’exemple de la fracture numérique, de territoriale celle-ci est devenue socio-économique et là cela devient problématique à cartographier.

Intervention dans la salle : Il reste quelques cartes très parlantes comme la carte des densités de population qui fait émerger la « dorsale européenne » ou la carte de l’évolution démographique en France qui montre un gonflement de la population du littoral pendant que le Nord-Est se vide.

EL : Une autre représentation permet de bien visualiser la « dorsale européenne », les principales zones peuplées et la littoralisation, c’est la photographie de l’Europe vue de nuit.

Question : Pourquoi la carte par anamorphose a-t-elle du mal à se diffuser dans l’enseignement ?

EL : Ce type de carte est très parlant. L’usage qui en est fait peut séduire les élèves mais il est rendu difficile s’il l’on n’a pas en tête une carte de localisation basique des principaux repères du territoire représenté (villes, massifs montagneux, etc.).

Intervention dans la salle : Un autre aspect de la carte par anamorphose c’est qu’il existe plusieurs modèles mathématiques utilisés ce qui rend encore plus complexe son interprétation.

Question : Que penser de l’ouvrage de Jacques Lévy Réinventer la France. Trente cartes pour une nouvelle géographie (Fayard, 2013) ?

EL : C’est un essai qui propose une nouvelle image de la France à partir de cartes assez originales. Le territoire national ne se caractérise plus par l’opposition traditionnelle entre villes et campagnes car l’urbanisation est désormais achevée. C’est un espace mobile dont les potentialités se situent à de multiples échelles, c’est un pays qu’on ne peut comprendre sans ouvrir son horizon vers l’Europe et le Monde.

Question : Comment les pays européens (géographes, institutions, etc.) voient-ils le territoire français par rapport au cœur de l’Europe (« dorsale européenne ») ?

EL : Je ne connais pas la vision des géographes allemands par exemple sur le territoire européen. En revanche, j’ai eu l’occasion de travailler avec des géographes espagnols ce qui m’a permis d’avoir une idée de la géographie de l’Europe vue de la péninsule ibérique. Celle-ci considère la France bien sûr comme le nœud par lequel il faut nécessairement passer pour accéder au centre économique de l’Europe. En ce qui concerne les projets d’aménagement du territoire au sein de l’UE, le territoire français est considéré jusqu’aux années 1990 comme un nœud des réseaux parce qu’il est proche du centre de gravité économique de l’Europe. Mais depuis 2004 le centre de gravité se déplace vers l’est, d’un point de vue spatial et aussi du point de vue des politiques publiques européennes (logique des corridors de transport). Du coup, la place de la France est envisagée différemment et la Commission européenne veille à l’équilibre des projets entre les différents pays et à rétablir ainsi une certaine équité territoriale en faveur des nouveaux pays entrants.

Compte rendu rédigé par Daniel Oster, octobre 2018