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L’agriculture mondiale et le risque de pénuries alimentaires

Café géographique à Paris (Café de Flore) le 16-12-2014.

Avec André Neveu (ingénieur agronome, économiste, membre de l’Académie d’Agriculture de France) et Jean-Paul Charvet (géographe, Professeur émérite des Universités, correspondant  national de l’Académie d’Agriculture de France)

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La soirée est introduite par notre ami Michel Sivignon qui présente le thème de la soirée et les deux participants, éminents spécialistes des questions agricoles. André Neveu a une double formation d’agronome et d’économiste, il a réalisé de très nombreuses missions dans le monde entier au cours de sa carrière et continue de jouer un rôle très actif de réflexion au sein de l’Académie d’Agriculture de France (section 10 « économie et politique »). Notre collègue Jean-Paul Charvet apporte ici son regard averti de géographe sur cette question de l’agriculture mondiale, cruciale pour le XXIe siècle.

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Présentation de la situation agricole mondiale par André Neveu : « Produire plus pour manger tous, est-ce possible ? »

Introduction : La FAO (organisation des Nations-unies pour l’alimentation et l’agriculture) estime qu’au milieu du XXIe  siècle, la production agricole devra avoir augmenté de 60% pour satisfaire l’ensemble des besoins alimentaires mondiaux.

Ce ne sera pas facile. Car les menaces qui pèsent sur l’agriculture sont nombreuses, avec en premier lieu les changements climatiques et la dégradation des sols.

Si certaines de ces menaces se concrétisent effectivement, leur répercussion sur les quantités produites sera lourde de conséquences. Un déséquilibre même modeste entre l’offre et la demande conduirait à une forte augmentation des prix de marché qui pénaliserait en priorité les populations urbaines les plus pauvres.

De plus, dans le secteur agricole, les acteurs sont extrêmement nombreux, bien évidemment dispersés sur les territoires et de compétence très variable. La taille des exploitations et les capitaux utilisés le sont  tout autant. C’est également le cas pour le secteur des entreprises en aval et en amont de la production agricole.

Pour faire face à tous ces aléas,  les gouvernements seront amenés à modifier profondément leurs politiques agricoles et alimentaires.

a-Le premier et le principal facteur explicatif est tout simplement la croissance démographique : passer de 7 milliards d’habitants dans le monde en 2012 à 9,5 en 2050 comme le prévoient les Nations-unies, représente une augmentation des bouches à nourrir de 35% en 38 ans. Mais il faut y ajouter l’expansion urbaine qui s’accélère et modifie profondément les habitudes alimentaires, l’amélioration du pouvoir d’achat des nombreux consommateurs des nouvelles classes moyennes, notamment dans les pays en transition, enfin le possible développement des produits non alimentaires comme les biocarburants.

b-En sens inverse, on ne peut guère espérer inverser rapidement la tendance à la multiplication des situations de surpoids et d’obésité observées ces dernières années partout dans le monde. De même, les efforts méritoires pour réduire les pertes et gaspillages qui se produisent tout au long de la filière agro-alimentaire, sont de peu d’effet pour induire une baisse significative des besoins  de produits alimentaires.

Les principaux facteurs d’évolution de la production agricole sont au nombre de 4 :

a-L’augmentation des rendements a constitué, et de loin, le principal facteur d’accroissement de la production agricole au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Certes, elle se poursuit mais avec, pour de grandes productions, un certain fléchissement fort inquiétant. Par exemple, en Europe de l’Ouest, les rendements en blé et en orge d’hiver n’augmentent plus depuis plus de 15 ans. En Chine et en Indonésie, on observe une tendance similaire pour ceux de riz… En revanche, le maïs et le soja voient leurs rendements continuer de progresser.

Comment expliquer cet infléchissement ? On peut incriminer les premiers effets des changements climatiques, une possible dégradation de la fertilité des sols ou encore une modification des techniques culturales.

b-Peut-on compenser ces menaces sur les rendements par un accroissement significatif des surfaces cultivées dans le monde ? Celles-ci croissent depuis un demi-siècle, mais fort lentement (+0,25% par an). La FAO estime que cette tendance va se poursuivre à ce rythme, ce qui conduit à 8,5% d’accroissement des surfaces cultivées en 2050. Mais certains experts, considérant que les surfaces encore incultes sont très importantes, tablent sur une augmentation beaucoup plus importante. Ce n’est pas une hypothèse à rejeter. Mais on doit aussi tenir compte de la fertilité parfois réduites ou précaire de ces nouvelles terres, de la dégradation déjà observée sur de nombreux sols ainsi que des prélèvements très significatifs de l’urbanisation (environ 2,5 millions d’hectares par an dans le monde).

c-La rapide croissance passée de la production a aussi été rendue possible grâce aux investissements réalisés en irrigation. D’ailleurs, près de 40% de la production agricole est actuellement  issue de superficies irriguées. Ces investissements se poursuivent mais, pour de multiples raisons, plus lentement qu’au XXe siècle. On peut estimer qu’il en sera de même au cours des prochaines années.

d-On peut aussi compter sur le développement très rapide de l’aquaculture dans le Sud Est asiatique notamment. Ces ressources vont très probablement continuer leur progression, mais elles doivent aussi compenser  la baisse inévitable des ressources maritimes qui ont été beaucoup trop sollicitées depuis des décennies.

Plusieurs nouveaux facteurs de changement risquent de jouer un rôle important dans les conditions de la production agricole à l’horizon 2050. Ils sont au nombre de 5 :

a-L’impact des changements climatiques constitue une inconnue qui peut avoir de lourdes conséquences pour les cultures et les populations rurales dans de grandes régions du monde, plus particulièrement dans le Sahel ou dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient.

b-De sévères mesures de protection de l’environnement sont aussi possibles. Elles sécuriseraient l’activité agricole à long terme mais conduiraient aussi à une certaine baisse des rendements.

c-L’agriculture est grosse consommatrice d’énergie et une forte augmentation des prix de celle-ci nécessitera différents ajustements de la production ou de la transformation des produits agricoles.

d-Une mobilisation générale de l’ensemble des forces productives suppose  une cohabitation difficile   entre les très grandes exploitations capitalistes et une agriculture paysanne qu’il faut impérativement moderniser.

e-Enfin, les désordres politiques qui se multiplient dans le monde perturbent gravement l’activité agricole.

Depuis le début du XXIe siècle, les prix agricoles semblent résolument orientés à la hausse mais aussi s ‘avèrent beaucoup plus volatiles que par le passé. La FAO estime que cette tendance va se poursuivre. Si ce pronostic se confirme, il en résultera inévitablement de multiples conséquences avec notamment des rentes de situations pour les gros agriculteurs producteurs de denrées de base, une augmentation du prix des terres et des baux locatifs, une accélération des défrichements par les agriculteurs ou des fonds d’investissements à la recherche de profits… Mais surtout les consommateurs pauvres verront le prix de leur alimentation augmenter dans des proportions insupportables.

Pour faire face à ces hausses de prix, de nombreux gouvernements seront contraints de mettre en place des mesures d’urgence pour les populations les plus défavorisées.

Les politiques de régulation des prix agricoles, un temps abandonnées, seront réactivées malgré les inévitables difficultés de fonctionnement des mécanismes de gestion.

On s’efforcera aussi dans de nombreux pays, de développer les cultures vivrières destinées à approvisionner en priorité les marchés nationaux. Pour atteindre cet objectif, des politiques de souveraineté alimentaire, aujourd’hui condamnées par les organisations internationales et de nombreux accords commerciaux, pourraient de nouveau s’imposer.

La nécessité de faire participer les petites exploitations paysannes à l’effort d’accroissement de la production, impliquera nécessairement de nouvelles politiques foncières et des structures de production. L’accroissement des investissements dans ces petites exploitations passera par une nouvelle politique du crédit avec de des systèmes de financement adaptés.

Conclusion : Seule une révision générale des politiques agricoles permettra de réduire les conséquences les plus fâcheuses d’une éventuelle insuffisance de production agricole. Parmi les actions prioritaires à conduire dès maintenant, citons l’amélioration des plantes, l’adaptation des techniques culturales aux inévitables changements climatiques et une meilleure protection des sols cultivés.

Après cet exposé d’une rigueur exemplaire mettant en évidence les principaux enjeux de l’agriculture de demain, Jean-Paul Charvet se félicite de l’intégration de la dimension économique pour bien comprendre les questions agricoles. Il souligne l’intérêt des réflexions conduites au sein de l’Académie d’Agriculture de France et recommande d’utiliser le site internet de celle-ci (www.academie-agriculture.fr/ ).

Questions de la salle :

André Neveu avoue des compétences scientifiques limitées dans le domaine des OGM (Organismes génétiquement modifiés). Pour lui le principal intérêt des OGM réside dans la résistance accrue des plantes aux insectes ravageurs, ce qui limite le recours aux pesticides. Mais il y a aussi des inconvénients : un faible intérêt pour les petites exploitations, la domination excessive de quelques grands groupes semenciers (Monsanto en particulier), le problème des risques de transfert de gènes aux exploitations voisines…Mais il pense inéluctable à terme la diffusion des OGM dans le monde entier.

Jean-Paul Charvet préfère parler de PGM (Plantes Génétiquement Modifiées) plutôt que d’OGM, ce qui est plus exact sur le plan scientifique. Il rejoint très largement les appréciations d’André Neveu à leur sujet. De fait, aucune innovation agricole ne s’est jamais diffusée aussi rapidement dans le monde : les PGM qui ne sont cultivées par les agriculteurs que depuis 1996 occupaient en 2012 170 millions d’hectares, soit 12% des terres arables de la planète, la grande majorité de ces hectares se trouvant dans les deux Amériques, du Nord et du Sud. Il reconnaît avec André Neveu que les PGM favorisent davantage les grandes exploitations et la grande agriculture capitaliste, mais il souligne que ces biotechnologies ne sont pas hors de portée pour la petite exploitation familiale (à condition qu’elle bénéficie d’encadrements adaptés) : sur les 17 millions d’agriculteurs qui cultivent des PGM dans le monde, environ 90% sont de petits paysans travaillant sur des superficies très modestes, dont 7 millions de paysans chinois et autant de paysans indiens. La culture de coton PGM qui couvre plusieurs centaines de milliers d’hectares au Burkina Faso est essentiellement le fait de petites exploitations paysannes. Elle y a permis de réduire de 8 ou 9 à 2 ou 3 les traitements de pesticides sur le coton, pour le plus grand bénéfice de la santé des agriculteurs.

Jean-Paul Charvet précise que, dans l’immédiat, la quasi-totalité des PGM cultivées par les agriculteurs sont soit tolérantes à un herbicide « total », soit résistantes aux attaques de différents insectes (soit, de plus en plus souvent, les deux). Il pense que les légitimes débats concernant  les PGM gagneraient à être conduits de façon plus scientifique, en termes de risques et de bénéfices.  On pourrait par exemple s’interroger sur le fait de savoir si les PGM sont ou non compatibles avec l’agroécologie (approche nouvelle en faveur d’une agriculture à la fois performante sur le plan économique et sur le plan environnemental). Comment expliquer la diffusion particulièrement rapide de la culture de PGM dans le monde si les agriculteurs n’y trouvaient aucun avantage économique ? Sur le plan environnemental, ne présentent-ils pas l’avantage de réduire l’utilisation d’intrants d’origine industrielle et, en permettant le semis direct (sans labours), de réduire les risques d’érosion des sols ainsi que les consommations de carburants ? Bien entendu, les PGM gagneraient à être replacées dans les contextes agroécologiques dans lesquels elles sont utilisées : les monocultures sont à éviter dans la mesure où elles accroissent les risques de tous ordres. Il convient d’aller vers des diversifications aussi larges que possible des assolements pratiqués ainsi que des produits phytosanitaires et des herbicides employés.

Cette auditrice, manifestement inspirée par des préférences idéologiques et sociétales assumées, rappelle que les besoins alimentaires répondent certes à des critères objectifs (et même statistiques) mais également à des habitudes alimentaires. A ce titre, lorsqu’on réfléchit à l’évolution mondiale des besoins alimentaires, il faut intégrer l’impact des facteurs qui visent à modifier les comportements alimentaires, ce qui est souhaitable quand on pense par exemple, à l’évolution de l’obésité. La même auditrice rappelle que l’évolution de l’urbanisation dépend notamment de l’évolution de l’agriculture puisque les petits producteurs incapables de vivre de leur travail agricole sont contraints à migrer vers les villes. Toujours la même personne, confortée par les propos de sa voisine, se dit en plein accord avec les objectifs de la Confédération Paysanne favorable à une agriculture qui bannit les OGM, accepte des rendements moins élevés et réduit en même temps le nombre d’intermédiaires grâce au développement de circuits courts. « On peut rêver d’un autre type d’agriculture » ajoute-t-elle.

André Neveu exprime toute sa sympathie pour l’agriculture souhaitée par l’auditrice mais il souligne le coût plus élevé de cette agriculture qu’un pays développé comme la France peut se permettre d’encourager dans une certaine mesure tandis qu’elle ne peut répondre aux besoins massifs et croissants de la population mondiale. Cependant  il en profite pour rappeler la teneur de son avant-dernier livre (« Agriculture mondiale : un désastre annoncé », Editions Autrement, 2012) où il décrit la progression de la place occupée aujourd’hui par la très grande agriculture capitaliste.  Lorsqu’il constate la pénétration croissante du grand capitalisme financier dans la production agricole, il pose la question de savoir si le modèle de l’exploitation familiale de taille moyenne à grande n’est pas un modèle dépassé. Bref, allons-nous vers une agriculture mondiale bipolarisée opposant à des centaines de millions de micro-exploitations de survie quelques dizaines de milliers d’exploitations géantes ? Et il est certain qu’une telle évolution nous éloigne de toutes les composantes d’un développement durable. Aussi, André Neveu plaide en faveur de la mise en place, et pas seulement dans l’UE, de politiques agricoles fortes et équilibrées ainsi que d’une sécurisation et d’une modernisation des petites paysanneries. Le débat sur les types d’agriculture à promouvoir existe dans le monde scientifique et jusqu’au au sein même de l’Académie d’Agriculture de France.

Réponses conjuguées d’André Neveu et de Jean-Paul Charvet. Depuis le début  du XXIe siècle, il semble que l’on se trouve face à une inversion de la tendance passée : les prix agricoles remontent modestement jusqu’en 2006, beaucoup plus rapidement depuis. Quelques mauvaises récoltes céréalières dans des pays gros exportateurs ont certainement joué. L’absence de véritables stocks intervient également (par exemple, les Etats-Unis ne stockent plus depuis 1985 et l’Union européenne comme la Chine ont nettement réduit leurs politiques de stockage en réformant leurs politiques agricoles). La spéculation, surtout depuis la crise de 2008, pousse les investisseurs vers l’agriculture pour diversifier leurs secteurs d’investissement. Enfin, il ne faut pas oublier des décisions d’ordre politique comme l’interdiction temporaire d’exporter (exemples de la Thaïlande en 2008 pour le riz et de la Russie en 2010 pour les céréales).

Réponses conjuguées d’André Neveu et Jean-Paul Charvet. Les deux intervenants sont convaincus de la nécessité d’une régulation des marchés agricoles. La Chine, bien que membre de l’OMC, ne respecte pas l’OMC. Les aides des Etats-Unis pour leur agriculture sont en contradiction avec les principes de l’OMC. Ainsi le Brésil a fait condamner les Etats-Unis accusés de soutenir leurs producteurs de coton, mais les Etats-Unis ont revu leur politique de soutien qui n’a donc pas disparu. De toute façon le rôle de l’OMC a beaucoup baissé ces dernières années, laissant le champ libre à la signature de plus en plus fréquente d’accords bi-latéraux.

L’agriculture de précision  cherche à apporter aux cultures des quantités d’engrais calculées au plus juste, limitant ainsi les risques de pollution et les dépenses inutiles. Il est certain qu’elle est dans l’immédiat plutôt réservée aux exploitations dotées de moyens techniques et  financiers considérables (informatique, données satellitales, etc.), mais qu’elle n’est pas nécessairement hors de portée pour les petites exploitations paysannes en  mobilisant des techniques plus « classiques ».

L’agroforesterie vise à associer des plantations d’arbres dans des cultures ou des pâturages. Ce mode d’occupation des sols,  favorable à l’environnement, peut buter sur la question de la rentabilité économique, en particulier pour la valorisation des plantations arborées qui ne peut s’opérer que sur le long terme, ainsi que sur des concurrences possibles pour l’accès à l’eau entre plantations arborées et cultures.

Compte rendu de Daniel Oster, relu par les deux intervenants.