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Le monde de la rose, une filière mondiale

Café géographique à Toulouse, 30.01.13

Le monde de la rose
Une filière mondiale 

Professeur de géographie à l’Université de Bordeaux 3, Bernard CALAS, spécialiste de géopolitique et de géographie politique, travaille sur les villes d’Afrique orientale et les patrimoines africains. Il a été directeur de l’IFRA (Institut français de recherche en Afrique) à Nairobi de 2007 à 2010 et s’intéresse à la rose, aux roses et à leur filière mondiale qui le conduit du Kenya ou de l’Ethiopie à l’Inde en attendant Amsterdam, le Kazakhstan et le Japon…

Remarques préliminaires :

– Il s’agit de la rose coupée, et non de la rose de jardin, ni des rosiers.

– Je n’ai pas de connaissances en botanique mais je travaille avec Blandine VEITH, sociologueau CNRS, spécialiste de l’histoire de l’obtention, des obtenteurs et du brevetage du vivant.

– Mes observations portent surtout sur la partie amont de la filière (obtention, production, transport), au Kenya, en Inde.

– La filière : désirer, inventer, produire, investir, transférer, distribuer, vendre, acheter. A chaque stade : une action, un acteur, un lieu.

A la St Valentin, cette année encore comme chaque année depuis trente ans, ceux des Amoureux qui auront échappé à l’explicite des sex toys et autres dessous féminins, offriront à leur Préférée des Roses, le plus souvent mais pas toujours rouges, symboles échappés d’un Moyen Age courtois. Au-delà de son irréductible intimité, ce geste déclamatoire est porteur d’une géographie peu étudiée, qui ouvre au Monde. En effet, le don, dans sa répétition, anime une économie florissante.

Dans le Monde se vendent 6 milliards de fleurs coupées par an (pas forcément des roses), soit une par habitant. Aux Etats-Unis, 350 millions de fleurs (pas forcément des roses) sont offertes à la St Valentin, une par habitant.  En France, en 2011, les dépenses en fleurs de la St Valentin se montent à 26 millions d’euros, dont la moitié environ pour les roses, soit 12 % des roses offertes de l’année.Dans toutes les fermes du Kenya un tableau indique les fêtes des mères de chacun des pays du. Avec Noël et le 14 juillet, c’est un marché saisonnier.

Le désir de roses

Le désir de roses est une passion ancienne (dès le V° s. av. JC en Chine). 4 modalités :

naturaliste : Pline le Jeune (Histoire naturelle) décrit une vingtaine de variétés de roses.

mythologico-historique : Adonis et Aphrodite colorent la rose du sang de leurs blessures, Le bouclier d’Achille est orné d’une rose ; Antoine et Cléopâtre passent leur première nuit sur un matelas de pétales ; l’empereur romain Héliogabale buvait de l’eau de rose…

médical : en Orient, Avicenne recommande l’eau de rose contre la tuberculose ; en 1187 puis en 1453, l’eau de rose est utilisée pour purifier la mosquée d’Omar puis Ste Sophie qui avait servi aux chrétiens.

littéraire : en 1236, Le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris) décrit un rêve : l’amant pénètre dans le jardin  du plaisir, interdit, et tombe amoureux de la rose. La fleur devient métonymique de l’amour, de la courtoisie, du désir

Comment expliquer la résilience de cette signification jusqu’à nos jours ?

Le Romantisme au XIX° siècle y est pour beaucoup. C’est aussi l’époque où la passion botanique prend son essor : la première roseraie (250 variétés) est ouverte à la Malmaison par Joséphine de Beauharnais ;en 1845, en Angleterre, les serres se multiplient (Crystal Palace, Kew Garden) ; en 1867, un obtenteur lyonnais obtient la première hybride de thé ;en 1870, l’église protestante autorise le retour des fleurs dans les temples (culte marial, obsèques, etc.).

La St Valentin se développe il y a une trentaine d’année. Le 14 Février est la date  d’une ancienne fête (d’abord païenne) de la fertilitéqui correspond à la saison des amours des oiseaux..

Les obtenteurs

Deux types d’obtenteurs parmi les 15 principaux dans le monde :

– les héritiers familiaux comme le français Meilland (6° génération), et des Hollandais.

– les ingénieurs biologistes à partir des années 1970-80, plutôt allemands et hollandais.

La plupart des laboratoires sont situés au Nord.Il n’y a pas d’obtenteurs kenyans, faute d’investissements. Sur les 3000 variétés de roses inventée chaque année grâce à l’hybridation ou à la mutation, une dizaine est brevetée et nommée (le 1° brevet du vivant est américain, en 1931). La convention internationale de brevetage date de 1961 et rassemble 71 pays, mais ni l’Inde ni le Kazakhstan, nouveaux producteurs. Or la convention oblige les producteurs à verser aux obtenteurs des royalties ? Celles-ci dépendent de la variété.  Par exemple 70 centimes d’euros par plant pendant 3 ans (il y a 6-7 plants par m²). S’ils trichent et sont découverts, leur cargaison peut être saisie et détruite par les douanes à Amsterdam.

Les roses sont obtenues dans des serres  où sont cultivées une grande variété de fleurs parmi lesquelles l’obtenteur choisit celles qui poussent le mieux. La même variété ne pousse pas de la même façon partout (au Kenya et en Equateur par exemple), sa couleur peut varier selon le lieu et l’altitude (entre 1500 et 2400 m au Kenya). Les plus belles roses sont longues, droites, bien « turbinées », et présentent une structure de fleur ancienne.

Les roses tropicales ne sentent pas : en effet, les roses sont trop fragiles pour voyager, leur durée de vie est plus courte. La plupart du temps les roses qui sentent sont des roses hollandaises ou des roses de circuit court cultivées en Europe autour des villes. Ou alors parfumées artificiellement à Aalsmeer.

Les producteurs

Les exportations :les obtenteurs vendent leurs créations aux producteurs, qui exportent leur production. Les Pays-Bas font plus de la moitié des exportations de roses, loin devant la Colombie, le Kenya puis l’Equateur. Kenya et Ethiopie exportent surtout des roses (en monoproduction), la production des autres pays est plus hétérogène.

Le Kenya exporte d’abord vers les Pays-Bas, sur des marchés à la criée ou au cadran avec enchères descendantes (profit élevé mais risqué). Ensuite vers la Grande-Bretagne et l’Allemagne, par contrats avec les centrales d’achat de la grande distribution ou avec des distributeurs spécialisés (profit moyen mais sûr et régulier).

Russie, Japon et quelques pays d’Asie centrale sont des pays émergents où le marché augmente de 10% par an en raison de l’émergence des classes moyennes.

Exportateurs de fleurs

En Hollande, le nombre des producteurs a diminué de moitié depuis 2000, sans que la superficie des serres diminue (650 ha), il reste 350 producteurs, sur de toutes petites exploitations (<2 ha) employant 3 salariés chacune (contre 12 en Equateur et 20 au Kenya). Mais elles produisent les meilleures roses (« Avalanche + » par exemple) à 3,50 euros pièce, introuvables sous les Tropiques.

 

Au Kenya, 500 ha de serres sont regroupées au sud du lac Naivasha, en exploitation de 15 à 100 ha appartenant à plusieurs entreprises différentes. En 1973, les Pays-Bas ont autorisé la vente des fleurs coupées non hollandaises sur le marché au cadran d’Aalsmeer (où transite 60% des fleurs mondiales). La délocalisation de la production est liée à l’augmentation du prix de l’énergie (qui rend le chauffage des serres hollandaises peu rentable) et aux avantages climatiquesdu Kenya : saisons égales, contre-saisonnalité parfaite (Février y est sec et lumineux), lumière verticale, températures entre 8° et 25° à 1800 m d’altitude (comme en Equateur ou en Ethiopie), pluies faibles (climat d’abri au fond du Rift), réservoir d’eau douce pour l’irrigation. De plus, nous sommes dans les hautes « terres blanches » : colonisation ancienne, grands domaines de la bourgeoisie blanche ou noire (non démantelés par l’indépendance), régime politique stable acquis au libéralisme, main d’œuvre peu chère.

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(La dame qui coupe les roses)

Cette dame coupe les roses : elle est responsable de 4 ou 5  rangées  dans chaque serre, fait trois coupes par jour (6, 11 et 14 h), et il y a en moyenne 5/7 floraisons par an, soit 21 coupespour le même rosier. Elle travaille 46 heures par semaine, 6 jours sur 7. Elle gagne 60 euros par mois, plus 30 euros d’allocation logement (si elle n’est pas logée par la compagnie),son salaire est versé directement à la banque (indépendance financière par rapport au mari). Elle est nourrie et bénéficied’une assistance médicale ; ses deux filles sont scolarisées. Un travail peu rémunéré (mieux qu’ailleurs au Kenya quand même), mais qui lui permet d’élever ses enfants, de se soustraire au pouvoir du mari, d’investir et même d’emprunter…Ce salaire fait d’elle une privilégiée dans son pays.

La coupe est soumise à des prescriptions très précises : trois fois par jour, la rose est examinée, mais n’est coupée que si elle est « à point », ni trop tard (elle fane), ni trop tôt (elle ne s’ouvre pas). La traçabilité permet de savoir qui a coupé et à quel moment : c’est de l’autonomie contrôlée, principe de base du libéralisme, où chaque ouvrier est responsable mais contrôlé. 70% des travailleurs sont des femmes, mais les hommes dominent en montant dans la hiérarchie : pour 120 euros par mois, un homme plus qualifié assemble les fleurs et surveille le travail des ouvrières. Un « scout » (licencié en biologie) gagne 1000 euros par mois en passant dans les rangées pour identifier la moindre maladie, la moinre attaque de prédateurs et contrôler le travail des récolteuses.

Economie et écologie sont intégrées : capteurs pour la température, le degré d’humidité de l’air, ouverture automatique des serres, lutte contre les vecteurs de maladies (pas de produits chimiques, mais des insectes prédateurs comme la coccinelle). La « fert-irrigation » consiste irriguer au goutte à goutte avec de l’eau « travaillée » et contenant des des intrants chimiques (3 m3/jour en saison humide, 9 en saison sèche). L’eau non consommée par la plante (environ la moitié) est récupérée et recyclée. La culture est souvent mais pas toujours hors sol.

Coupées, les fleurs sont acheminées vers le hall de conditionnement où des femmes les effeuillent, retirent les épines et les trient selon la longueur de la tige, en bouquets de 10 ou de 20, par variété. Les meilleures et les plus chères des roses sont, cultivées vers 2500 m., ont une tige longue (jusqu’à100 cm), droite et ferme (pour supporter le bouton, qui doit faire 4-6 cm de haut). Les « spray »  (branchus) sont des variétés en grappes, appréciées en Russie pour la journée de la Femme et la rentrée des écoles. Les Scandinaves et les Suisses préfèrent les roses rouges, les Japonais les roses pastel.

Au total, une production intensive (4000 t/ha/jour), paternaliste (logement), capitalistique (jusqu’à 400000 euros/ha d’investissement), scientifique,précautionneuse (conditionnement), péri-urbaine, voire métropolitaine (luxe, mode et économie symbolique), à faible coût de production (1 euro/m²/mois) et fort profit (3000 euros/ha/mois). Les efforts portent sur les emballages (fournis par les centrales d’achat), la traçabilité, les labels, la chaîne du froid (à 6°, la fleur tient 2-3 jours), la durée de vie en vase, la multiplication des variétés.

Les investisseurs

 

Ce sont des acteurs internationaux. Exemples :

– Karuturi est indien, il a commencé avec 2 ha à Bangalore et est devenu le plus grand producteurmondial de roses coupées. C’est une multinationale, présente au Kenya, à Bangalore, à Dubaï, dans le monde entier, avec d’autres activités que les roses : télécom, mécanique, agriculture (300000 ha de palmier à huile te de canne à sucre en Ethiopie), alimentaire, agro-carburant, etc.

– Mathaiest la nièce du premier Président du Kenya. Formée aux Etats-Unis à Los Angeles, elle est revenue s’installer au Kenya (une ferme de 20 ha) et investit dans la reconversion des ranches ou des plantations de café qui ne sont plus rentables.

La Rabobank à Nairobi est une banque coopérative détenue par des horticulteurs hollandais, qui suit les investissements des  horticulteurs à l’étranger (ici, à Nairobi).

Les transporteurs

La délocalisation de la production de roses est étroitement liée à la révolution du fret. Chez le producteur, les fleurs sont conditionnéesdans des boites de 12 à 16 kg : 150 roses de haute qualité (les plus lourdes) ou 300-400 roses ordinaires. Des camions réfrigérés les transportent à l’aéroport de Nairobi où elles sont prises en charge par des transitaires locaux ou internationaux. Sauf pour les roses de grande qualité (qui peuvent voyager dans des avions de ligne), des avions cargo les emmènent : un A747 transporte 110 tonnes de roses (contre 12 tonnes de passagers). Il y a jusqu’à 6 vols par nuit, qui arrivent le matin à Amsterdam.

Un avion-cargo doit être toujours plein. Celui d’Air France part de Paris avec des fruits et légumes vers la Réunion, puis charge à nouveau des fruits et légumes de contresaison à Durban (Afrique du sud)  qu’il complète à Nairobi  de roses destinées à Amsterdam. Singapour Airlines quitte Singapour avec des textiles et des produits informatiques pour Durban puis Nairobi (roses) et Amsterdam où il charge des produits manufacturés pour Singapour.

90% des fleurs coupées transitent par Amsterdam, 60% sont vendues ensuite aux enchères, le reste part directement  aux Etats-Unis ou en Russie (ventes sous contrat). Le reste(6 à 8 millions par jour) est vendu à la bourse d’Aalsmeer à la criée et expédié en Europe. La densification des vols cargo (avions plus grand et qui consomment moins) diminue l’importance de la criée hollandaise et modifie les flux internationaux :

Des flux en fuseau : de l’Equateur vers l’Amérique du nord, de l’Afrique vers l’Europe. Mais la révolution actuelle du fret favorise les flux intercontinentaux et diminue la durée du transport : de la production à la vente à Amsterdam, 48 h environ ; or la durée de vie d’une rose coupée est, selon la qualité, de 15 à 21 jours. Du point de vue écologique, le transport en avion des fleurs kenyane émet moins de C0² que les serres hollandaises. Il faut acheter tropical ou local, pas hollandais

Conclusion :Bernard CALAS distribue des roses aux personnes présentes. 

DÉBAT

1°question : Que pensez-vous des risquessanitaires encourus par les ouvrières qui travaillent dans les serres kenyanes au milieu des pesticides et autres produits chimiques ?

Bernard CALAS : Ces risques sont bien réels : maladie de la peau, malformation du fœtus. A cela il faut ajouter la possible, pollution du lac et des rivières par les eaux effluentes. Des mesures de protection sont prises : interdiction de certains produits chimiques, interdiction d’entrer dans les serres avant un délai de 2 à 6 h après l’épandage des produits. Mais la main d’œuvre temporaire employée au moment des pics de production en haute saison n’est pas protégée et la main d’œuvre éthiopienne en général l’est moins que celle du Kenya. Les contraintes écologiques imposées par le marché mondial (grandes surfaces, fairtrade) poussent les plus grandes serres liées par contrat à des mesures de protection, encore insuffisantes,inégalement réparties et excluant parfois le 14 juillet, Noël et le 8 mars.

 

2. Jean Pilleboue (géographe, UTM) : Ce que tu dis vaut pour beaucoup d’industries : ainsi, dans le nucléaire, seuls les travailleurs permanents sont protégés… Ma question : depuis vingt ans, comment la géographie de cette production a-t-elle évolué ?

      B.C. : La production kenyane progresse, par extension des fermes existantes et par multiplication des sites d’une même entreprise, souvent en altitude (de 1500 à 2400 m) afin de multiplier les variétés et de s’adapter à un marché qui change de plus en plus vite. L’Ethiopie a connu un boom il y a 10 ans, des investisseurs venus du Kenya s’y sont installésmais le pays connait une certaine désaffection : main d’œuvre moins formée mainmise de l’Etat sur le fret, infrastructures routières déficientes. Une tentative au Maroc a échoué. En Inde, c’est très décevant : près de Bangalore, on achète des terres agricoles soi-disant pour faire de la rose, mais on installe des lotissements ou des usines. La Chine est un gros marché mais ne produit pas encore.

 

 3. N’est-ce pas encore une culture coloniale ? La Hollande en tire-t-elle profit aux dépens des pays africains ? La richesse n’échappe-t-elle pas aux producteurs, au profit de l’organisation financière et logistique ?

B.C. : En effet, la filière rose est dominée par le Nord et la distribution, la Hollande en profite sans doute plus que le Kenya, d’autant plus que les entreprises pratiquent largement l’évasion fiscale. Mais les fleurs sont la 1° source de revenu (700 millions $/an), mis à part les transferts des émigrés (1800 millions $/an) ; viennent ensuite le thé (600), le café (300) et le tourisme.Elles permettent une diversification sans laquelle il n’y a pas de décollage économique. Pour les ouvrières l’industrie horticole est une bénédiction.

4.  Quelles sont les menaces actuelles sur la production de roses au Kenya ? A l’instar du textile, cette production pourrait-elle être délocalisée suite aux variations du marché ?

       B.C. : Risque politique, imprévisible : le Kenya est une poudrière. Mais aussi à court terme : après les élections du 27 décembre 2007, qui ont mal tourné, les producteurs ont appelé l’armée pour ouvrir les routes, et le 29 janvier 2013 celle-ci a séparé les tenants turbulents des deux principaux partis politiques. Certains gros producteurs de roses sont aussi des hommes politiques, ils préparent les prochaines élections du 4 mars pour que les roses puissent être acheminées en mai au moment desfêtes des mères européennes

Risque économique, avec la question cruciale de la pénurie d’eau. La récupération des eaux de pluie ou le recyclage de l’eau usagée coûtent cher et augmentent les coûts de production, au moment une classe moyenne émergente réclame une redistribution fiscale. D’où la compétition avec l’Ethiopie : malgré une main d’œuvre et des infrastructures insuffisantes, l’Ethiopie a plus d’eau, moins d’impôts, et est plus proche de Dubaï, future plaque tournante du commerce de fleurs.

 

Compte-rendu établi par Jean-Marc PINET
et revu par Bertrand CALAS