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Le pont transbordeur de Rochefort (ou du Martrou)

Cliché Denis Wolff, 2014

Cliché Denis Wolff, 2014

Le 22 mars 2014, le soir tombe sur Rochefort lorsque je tente ce cliché. Sous la conduite dynamique de Maryse et de Gabrielle, les géographes en herbe des Cafés géo ont sillonné les terres, du Pertuis d’Antioche au Pertuis de Maumusson, de La Rochelle à Marennes en passant par Fouras. S’ils n’ont point omis de prendre un temps afin de rendre hommage aux Japonaises qui, après les Portugaises, peuplent les bassins ostréicoles, ils ont crapahuté des fortifications de Brouage au chantier rochefortais de l’Hermione (reconstruction d’une frégate du dix-huitième siècle).

C’est sous ce crépuscule naissant que je découvre le pont transbordeur, le dernier sur pied en France, si j’ose ainsi m’exprimer. Vieillissons-nous d’une bonne centaine d’années. Au tournant du vingtième siècle, Rochefort-sur-Mer (tout un symbole !) est alors un grand port et l’estuaire de la Charente fort actif. Sa traversée s’effectue par des bacs qui deviennent insuffisants face à un trafic de plus en plus intense, et il n’est naturellement pas question d’entraver la navigation. Signe de la maîtrise parfaite de l’architecture métallique (penser à Gustave Eiffel), on décide de construire un pont transbordeur, système mis au point par Ferdinand Arnodin pour faire passer des véhicules et des personnes d’une rive à l’autre dans une nacelle au ras de l’eau, suspendue à un chariot glissant sous le tablier du pont grâce à un système de rails.

Cliché Cafés géographiques, 2014

Cliché Cafés géographiques, 2014

Nous sommes sous les deux pylônes septentrionaux du pont, face à cette nacelle…

Les atouts d’un tel pont sautent aux yeux : confort, rapidité et sécurité de la traversée, insensibilité à la marée, accès et sortie faciles, et last but not least, construction rapide et donc coût modéré : il est livré en 1900 après vingt-sept mois de travaux. Le choix alors opéré ne manque pas cependant d’audace. Les autres ponts transbordeurs, construits dans des ports bien plus importants (Brest, Marseille, Nantes, Rouen, Bordeaux, pour se limiter à la France), ont une rentabilité bien supérieure.

Cliché Marcel Delboy, 1918

Cliché Marcel Delboy, 1918

Mais dès les années vingt, le débit des ponts transbordeurs ne répond plus à la croissance du trafic ; dans ces conditions, on n’achève même pas celui de Bordeaux. Les autres, victimes des bombardements de 1940 ou de 1944, ne sont pas reconstruits. Celui de Nantes, épargné, cesse son activité en 1955 avant d’être détruit (1958) ; Julien Gracq l’évoque dans son livre La forme d’une ville et ironise alors quelque peu sur son concurrent charentais :

« Celui de Rochefort, que j’ai emprunté une fois vers 1960, et qui continua à fonctionner assez longtemps après la guerre (je ne sais s’il fonctionne encore aujourd’hui), enjambait, très loin de la ville, au milieu des prairies, et dans le prolongement d’une sorte de chemin vicinal, la maigre Charente, encore amaigrie à marée basse par le double lé de vase grise qui se découvrait sur ses berges : cet attribut constitutif d’une grande ville ainsi réduit dans ses dimensions, ridiculisé par son transfert à la campagne, me désappointa et –  tant mon sens hiérarchique en la matière était resté vif – me fit l’effet d’une mauvaise plaisanterie, à la manière du pavillon de Baltard réimplanté dans une banlieue lointaine. »

–  Julien Gracq, La forme d’une ville, José Corti, 1985.

Pendant la guerre, Rochefort, dont l’importance est devenue moindre, n’est pas un enjeu militaire : le fonctionnement du pont du Martrou, situé à quelques kilomètres en aval comme le rappelle Julien Gracq, n’est même pas interrompu. Par la suite, le trafic augmente au fil des ans : l’attente pour le passage devient fort longue, notamment en été. Après la mise en service d’un pont levant à tablier en aval (1967), sa démolition est prévue. Il est sauvé in extremis en étant classé Monument historique (1976). En revanche, quand le pont levant est remplacé par un viaduc (1991), on n’a pas d’état d’âme pour le démolir (il n’en reste aujourd’hui que la base des quatre piles en béton armé) : on n’allait quand même pas laisser un passage gratuit à côté d’un viaduc à péage ! Enfin, depuis que ce dernier est devenu gratuit (2004), les ralentissements (au nord) sont très fréquents : un projet de contournement de Rochefort est à l’étude, mais il est contesté par des riverains et des élus écologistes !

Cliché, Auteur inconnu, 1967

Cliché, Auteur inconnu, 1967

Cliché, La France vue du ciel, 2009

Cliché, La France vue du ciel, 2009

Que devient notre pont transbordeur ? Après son classement, il faut le réhabiliter : heureusement qu’il y a l’Europe (à l’époque, la CEE) pour mettre la main à la poche ! Depuis 1994, sa nacelle permet aux piétons et aux cyclistes de traverser la Charente. Il accueille de nombreux touristes d’autant plus qu’a ouvert en 2003 un centre d’interprétation situé dans l’ancien hangar de maintenance du bac, La maison du transbordeur.

La nuit est maintenant tombée. Je songe à ce pont, unique en France ; il n’en reste que huit dans le monde (le plus proche est à Bilbao). J’ai gardé pour la fin la dernière valeur symbolique du pont : en 1966, la nacelle a servi de plateau de tournage pour quelques scènes du film de Jacques Demy, Les demoiselles de Rochefort. Alors, chers amis des Cafés géo, en vous quittant, chantez avec moi : « Nous sommes deux sœurs jumelles, nées sous le signe des Gémeaux… »

Les demoiselles de Rochefort, film sorti en 1967

Les demoiselles de Rochefort, film sorti en 1967

Denis Wolff