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L’enlèvement d’Europe

En ce 15 Novembre 2014, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris, a lieu  la première rencontre/lecture d’une série de cinq, consacrée au thème de l’Europe inspirée. Ces rencontres ont lieu en partenariat avec deux associations : « Citoyennes pour l’Europe » et «  Initiatives pour une Europe plurilingue ».  Martine Méheut, philosophe, présidente de Citoyennes pour l’Europe, anime les séances. Des personnalités issues du monde politique et du monde des arts dialoguent librement sur les origines du projet européen.  Il s’agit d’ancrer dans le monde contemporain les grands textes qui ont inspiré la construction européenne.

Cette première rencontre consacrée à  « l’enlèvement d’Europe dans les Beaux-Arts »  a lieu en présence de  Roland-Alexandre Issler, professeur en philologie des langues romanes à l’Université de Bonn et président de l’AIEMS (voir ci-dessous)  et Jose Maria Gil-Robles, ancien président du Parlement européen, président de la fondation Jean Monnet. C’est Alain Roba, détenteur d’une des plus belles collections d’enlèvement d’Europe et Secrétaire Général de l’Association Internationale d’Europe Mythes et Symboles ( AIEMS)  qui accompagne la rencontre au plan iconographique. Anne Alvaro, comédienne et Emmanuel Lascoux, hélléniste et musicien ont lu les 4 textes distribués au début de la séance : un texte de Moschos de Syracuse (2ème siècle avant J.C., un extrait des Métamorphoses d’Ovide , le poème « Soleil et chair » de 1870 de Arthur Rimbaud et le texte de Jacques Derrida « Penser l’Europe à ses frontières » de 1992.

« En quoi le mythe de l’enlèvement de la princesse Europe par Zeus serait-il fondateur de cette Europe, comme utopia, comme acte  de l’esprit ? », telle est la problématique proposée.

Quel message  ce mythe pourrait-il apporter,  aujourd’hui, à cette Europe qui n’existe pas encore réellement dans la conscience de tous et dont la construction politique ne fait pas forcément sens au plus grand nombre ?

Benedetto Montagna (1481-1558), Gravure sur cuivre, début XVIème siècle, Coll. A.R.

Benedetto Montagna (1481-1558), Gravure sur cuivre, début XVIème siècle, Coll. A.R.

L’Europe rêvée comme un continent différent des autres.  L’attente du voyage

Un  texte de Moschos de Syracuse (2ème siècle avant J.C.)  est lu en grec ancien par E. Lascoux puis en français par Anne Alvaro. L’extrait choisi raconte le rêve prémonitoire d’Europe, princesse phénicienne. Ce rêve va ensuite se concrétiser dans son enlèvement par Zeus métamorphosé en taureau qui la déposera dans l’île de Crête   (voir texte n°2). Deux terres, l’Asie et l’Europe qui ont l’aspect de femmes,  se disputent la jeune fille. Europe est attirée par celle qui «  avait les traits d’une étrangère », par cette femme qu’elle ne connaît pas. On peut parler d’une attirance vers l’altérité. Pour J. M. Gil-Robles, l’Europe a ici quelque chose de différent par rapport aux autres continents. L’Asie enfante l’Europe. Il y a une volonté de différencier les deux continents et, en même temps, c’est le fruit de deux influences.    Pour R. A. Issler, il est important de noter qu’elle est princesse, qu’elle rêve et devient le rêve d’Europe. Elle est jeune, elle est riche, elle n’est pas n’importe qui. A partir de la Phénicie, on assiste à une translation vers l’ouest  (Perses / Phéniciens / Grecs/ Romains). Le frère aîné  d’Europe, Minos, est envoyé par son père pour qu’il la retrouve et il ne la retrouve pas. C’est lui qui va donner son alphabet aux Grecs.

L’Europe inspiratrice des plus hautes ambitions. Le voyage

Lecture d’Ovide extraite du livre 2 des Métamorphoses.

Les Métamorphoses décrivent la naissance et l’histoire du monde gréco-romain jusqu’au règne de l’empereur Auguste. Europe y est clairement désignée comme la troisième partie du monde avec l’Asie et l’Afrique.

Johannes Thacuinus (1517),Gravure sur bois. Illustration de la première édition latine des Métamorphoses d’Ovide, Coll. A.R.      

Johannes Thacuinus (1517),Gravure sur bois. Illustration de la première édition latine des Métamorphoses d’Ovide, Coll. A.R.

Pour R. A. Issler, le texte de Moschos est un texte politique, alors que le texte d’Ovide est un texte d’enlèvement érotique. Il met en évidence le mot « ravie » dans son double sens. Beaucoup d’humanistes ont traduit le texte d’Ovide. Pour J.M. Gil-Robles, ce texte fait le parallèle entre puissance et amour.

Francesco Colonna (1546) Le songe de Poliphile, Gravure sur bois, Coll. A.R.

Francesco Colonna (1546) Le songe de Poliphile, Gravure sur bois, Coll. A.R.

 

Illustration du célèbre roman de la Renaissance ou l’on voit le mythe d’Europe comme un signe de puissance de l’amour à laquelle Jupiter, régnant sur les dieux et sur les hommes, ne peut résister. Europe apparaît comme  inspiratrice des plus hautes ambitions.

Pietro Campara (1725-1765), Estampe, Coll. A.R.

Pietro Campara (1725-1765), Estampe, Coll. A.R.

Pietro Campara est connu pour ses dessins sur les antiquités d’Herculanum. On voit ici clairement un taureau très séduit. Europe apparaît comme maîtresse de la puissance. Voir aussi le tableau du Titien (1559-1562) sur le même thème où la posture d’Europe apparaît très osée.

Pourquoi L’Europe, est-elle identifiée  à une femme ?

Lecture d’Arthur Rimbaud,  poème « Soleil et Chair » écrit le 29 Avril 1870. Extrait dans la 4e strophe d’un ensemble de cinq :

« Zeus, Taureau, sur son cou berce comme une enfant

Le corps nu d’Europe, qui jette son bras blanc

Au cou nerveux du Dieu frissonnant dans la vague….. »

Michèle Grosjean, Belgique, 2010. Exposition « Le mythe d’Europe Hier et Aujourd’hui, Maison de l’image, Bruxelles, 2010. Reproduction à usage non commercial.

Michèle Grosjean, Belgique, 2010. Exposition « Le mythe d’Europe Hier et Aujourd’hui, Maison de l’image, Bruxelles, 2010. Reproduction à usage non commercial.

  1. M. Gil-Robles : les Grecs sont ceux qui ont eu la conception la plus haute de la femme. Elle traverse les pires difficultés, la tête froide et elle donne la vie. Dans les pires circonstances Europe essaie de donner le meilleur. On a une confrontation entre la masse et la brutalité (le taureau) et la forteresse dans la délicatesse (Europe).Europe a la force d’âme. R.A. Issler ajoute qu’il faut penser aussi à des poèmes de Schiller ou il est question de l’aliénation du mythe. Ils sont partis emportant le beau, les couleurs…
Rafal Olbinsky,  La nouvelle Europe, coll. A.R.

Rafal Olbinsky,  La nouvelle Europe, coll. A.R.

Une Europe à penser 

« Penser l’Europe à ses frontières » : c’est le titre du texte de Jacques Derrida, prononcé lors du Carrefour des littératures européennes à Strasbourg en Novembre 1992, au cours d’une table- ronde. « Et si ce que l’Europe exporte, c’était justement elle-même, l’idée de son identité, de son télos, de son exemplarité supposée ? » .

« Une Europe à penser et non un continent » propose Martine Méheut.  De quoi faire réagir les géographes, non ?  Pourquoi l’Europe a-t-elle été  d’abord une exportation. ? A-t-elle été déportée hors de soi ou en soi ?

Tomas Schats,  2010, Exposition « Le mythe d’Europe Hier et Aujourd’hui », Maison de l’Image, Bruxelles, 2010.  Reproduction à usage non commercial.

Tomas Schats,  2010, Exposition « Le mythe d’Europe Hier et Aujourd’hui », Maison de l’Image, Bruxelles, 2010.  Reproduction à usage non commercial.

  1. M. Gil-Robles : Les Grecs voulaient une culture différente. Ils se plaçaient en situation de supériorité et peut-être certains européens aujourd’hui ont-ils hérité de cette conviction. L’Europe ne peut être faite en cherchant toujours les identités car elles divisent. L’Europe a adopté la méthode du tricotage et de la solidarité, nœud à nœud. Ceux qui sont contre cette Europe s’attaquent aux nœuds car c’est ce qui fait l’Europe (exemples : P.A.C., Schengen….).
  2. A. Issler : On peut parler d’un nœud entre la politique européenne et la culture. La symbolique officielle ne se réfère pas au mythe mais aujourd’hui, en 2014, le mythe d’Europe commence à entrer dans les sphères (voir, par exemple le filigrane sur les billets de 10 euros, Vidéo BCE…).Puis il cite le poème(1869) de Louis-Hyacinthe Bouilhet, un ami de Flaubert, qui se termine par « ….ce taureau mugissant qu’on nomme l’Avenir. »

NB :

Quatre autres séances  suivront. Elles auront pour thème  successivement :  les racines de l’Europe, de la Grèce aux Lumières ; l’Europe , berceau du roman ; la femme audacieuse, figure européenne, et enfin l’identité européenne.  Pour la saison 2015/2016, un second cycle est envisagé sur le thème de l’ « Europe désirée. ».

En ce qui concerne l’iconographie, ont été aussi projetées les œuvres du Titien (1560), d’Adrien Collaert (XVIe siècle), de Goltzius (fin XVIIe siècle) , d’ Ingres (1865), de Gustave Moreau (1868), de Derujinsky (1939), de Salvador Dali (1970), de Rik Poot (2004), de Jan Der Veken (2010), de Max Kisman (2010).

De vifs  remerciements à Monsieur Alain Roba qui m’a autorisée  à reproduire ici une partie des œuvres qui composent sa très riche collection personnelle, et à la Maison de l’Image de Bruxelles  qui a accepté que je fasse apparaître , pour un usage non commercial, quelques œuvres du catalogue de l’exposition «Le mythe d’Europe, Hier et Aujourd’hui » qui a eu lieu à la Maison de l’Image de Bruxelles du 08/10 au 30/12/2010.

Sites  à consulter :

www.aiems.fr   et www.citoyennes-pour-leurope.eu  (téléchargement possible des 4 textes lus)

Bibliographie :

Alain Roba et Christian de Bartillat, Métamorphoses d’Europe. Trente siècles d’iconographie, Editions Bartillat, 2000.

« Princesse  Europe,  L’enlèvement d’Europe »,  Catalogue des expositions  «  Trois millénaires d’un mythe » et «  Le mythe d’Europe Hier et Aujourd’hui ».

 

 

Claudie Chantre