Café géographique « Mais où est donc passé l’espace rural ? », animé par Bénédicte Tratnjek, avec Samuel DEPRAZ (géographe, maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3, chercheur à l’UMR 5600 Environnement Ville et Société), le mercredi 25 septembre 2013 au Café de La Cloche (Lyon).

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Le Café Géo du 25 septembre 2013 accueille Samuel Depraz, maître de conférences à l’Université Jean Moulin Lyon 3. Sa thèse soutenue en 2005 a pour titre Recompositions territoriales, développement rural et protection de la nature dans les campagnes d’Europe centrale post-socialiste. Ses travaux au sein de l’UMR 5600 EVS portent notamment sur les espaces protégés, les politiques régionales de l’Union européenne, le développement local et la gouvernance en particulier dans des communes rurales. Le thème de ce soir, l’espace rural, a été proposé en relation avec le site Géoconfluences pour lequel se prépare un débat « A la une » sur la même question. Il part d’une interrogation de fond, suscitée notamment par les travaux de Jacques Lévy, selon laquelle « tout est urbain », tandis que le rural n’existerait plus.

Il existe de nombreux débats sur des notions qui ne font pas consensus au sein de la communauté géographique. Parmi ces débats, on trouve toujours un vieux serpent de mer : l’opposition entre les concepts de rural et d’urbain – pour autant qu’il s’agisse là de concepts. La ruralité en elle-même soulève de nombreuses discussions : Jacqueline Bonnamour ou Gilles Sautter, dès les années 1970, dissertaient déjà sur le « malaise » ou la « crise » des études rurales, questionnant ce qui reste du rural[1]. Ce questionnement s’inscrit ainsi dans une longue continuité. On s’interroge non seulement sur un objet d’analyse, mais aussi, à travers lui, sur la société contemporaine. La ruralité est en évolution profonde, à la mesure de l’évolution de l’urbain, mais peut être plus difficile à cerner que l’urbain ; en effet, les phénomènes peuvent être diffus, et très divergents.

La question posée ce soir : « Mais où est donc passé l’espace rural ? », vise donc à une mise au point, mais en procédant de manière quelque peu ludique. On s’empare donc, sur le mode de l’enquête policière, d’un « avis de disparition » du rural, en relation avec les théories devenues très médiatisées du « tout urbain ». Y aurait-il meurtre d’une idée ?

I. Un « meurtre géographique » ?

La question remonte à octobre 2011, lorsque la revue Insee Première n°1374[2] présente la nouvelle typologie des espaces urbains de l’INSEE, ou zonage en aires urbaines 2010 (ZAU). C’est un zonage réactualisé pour l’occasion et qui se substitue aux ZAUER de 2005, ou « Zonage en aires urbaines et aires d’emploi de l’espace rural ». Dans le nouveau zonage, il manque le rural. Quand on observe la carte de ce nouveau zonage, l’« espace à dominante rurale », catégorie qui se composait des petits pôles ruraux, des couronnes sous influence de ces pôles et des autres communes de l’espace rural, n’apparaît plus. Pourquoi ce changement ?

Cela reflète selon nous un malaise, un questionnement disciplinaire qui dépasse la seule raison statistique. Un article de G-F. Dumont précise les faits : « sous ce prétexte justifié d’une mise à jour, sans alerter qui que ce fût […] un meurtre a été commis. Que dis-je, un double meurtre ! Premièrement, la notion de « pôle rural » a disparu, comme si la France avait brutalement perdu ce maillage de gros bourgs et de petites villes qui, comme La Souterraine dans la Creuse, sont un des aspects les plus plaisants de l’Hexagone. Pour masquer le meurtre, il a été recouvert d’un tissu sur lequel a été écrit « petites aires ». Second meurtre, la notion « d’espace à dominante rurale » a disparu. Son corps a été dispersé sous plusieurs rubriques. L’une d’elles donne véritablement l’impression que la langue de Voltaire est bien oubliée puisque qu’elle est désignée sous le titre de « communes isolées hors influence des pôles »[3]. La revue Population et avenir produit depuis une critique régulière de la nouvelle typologie de l’INSEE. Mais comprenons d’abord cette disparition.

La typologie de 2010 présente les choses comme suit : elle distingue désormais les unités urbaines formant un pôle (soit plus de 1500 emplois), avec une différence entre petits pôles, moyens et grands pôles. Cette distinction est nouvelle. Avant n’existait que la distinction entre pôles urbains (plus de 5000 emplois, actuels moyens et grands pôles) et pôles ruraux (actuels petits pôles). La typologie conserve ensuite son mécanisme classique, avec la détermination d’une couronne périurbaine (soit une couronne dont 40% des actifs effectuent des migrations pendulaires à destination des pôles pour leur emploi) et des communes multi-polarisées.

Le reste, soit quelques unités urbaines qui ne sont pas des pôles d’emplois, et des communes isolées hors de l’influence des pôles, forme un bloc qui n’a pas de dénomination précise, et surtout pas celle d’espace à dominante rurale.

L’INSEE se fend d’une explication relativement circonstanciée sur cet effacement, et expose les modalités de son raisonnement. Selon l’INSEE, le zonage précédent était ambigu. En effet, en nommant « rural » l’espace des petits pôles, avec leurs couronnes, ou l’espace hors influence des pôles, on pouvait se tromper. Cela laissait croire que, par définition, le rural est ce qui n’est pas sous influence des villes ; or l’INSEE veut précisément montrer que le rural est sous influence des villes. Le zonage en aires urbaines, fondé sur les migrations d’emploi, doit se limiter à identifier le degré d’influence des villes, et non pas refléter une partition rural-urbain. La disparition du mot « rural » du zonage permet donc de dissocier l’analyse des mobilités d’une part, et la définition des espaces d’autre part.

Pourtant, l’emploi de la notion de ruralité avait été réfléchi dans la typologie précédente, et même renforcé en 2005, notamment avec le concours de l’INRA. Il avait été remarqué par exemple qu’il existe des petites villes – les actuels « petits pôles » – qui sont incluses dans l’espace rural et l’influencent. Le rural était donc tout relatif, et laissait place à des dynamiques internes qui n’excluaient donc pas, de facto, des villes en son sein !

L’INSEE balaie tout cela pour se raccrocher à la seule et unique définition du rural qui subsiste aujourd’hui : la traditionnelle définition morphologique à l’échelle des communes, invariant dans l’histoire de la statistique française. Le critère de l’INSEE est ainsi le suivant : l’appartenance d’une commune, en majorité ou en totalité, à une unité urbaine, soit plus de 2000 habitants agglomérés selon le critère de continuité du bâti sur 200m maximum. On rappelle au passage que la notion de 2000 habitants est indépendante du maillage administratif. Ce n’est donc pas de 2000 habitants « par commune » qu’il s’agit, mais bien de 2000 habitants agglomérés hors limites administratives. Donc une commune de 500 habitants peut être urbaine si elle appartient en majorité à une unité urbaine. Cette définition morphologique de 1846, revue en 1954 sous cette forme, semble donc aujourd’hui être la moins problématique.

Ainsi, 20% de la population française vit dans une commune rurale selon la définition morphologique. Ce chiffre est à retenir, l’INSEE le fournit encore. On peut toujours revenir sur la pertinence de ce seuil des 2000 habitants agglomérés : c’est un seuil très bas, notamment si l’on réfléchit en termes de concentration de services et d’ambiance urbaine. Rappelons que l’ONU propose une lecture uniformisée de l’urbain et du rural, et retient le seuil de 5000 habitants. Et même si la Scandinavie, dont la densité de peuplement est faible et la population dispersée, retient un seuil de 200 habitants agglomérés pour parler de ville, la tendance va plutôt vers 10 000 habitants, voire 50 000 dans le cas extrême de la Chine. Notre taux d’urbanisation, actuellement de 80%, s’en ressentirait d’autant par une définition moins généreuse.

Reste que cette définition n’est que morphologique. Pour parler de ruralité, on n’a que cela et intuitivement on en revient à une conception qui prévalait dans les années 1960. Or un autre outil est bel et bien nécessaire pour mesurer le rural. Un village de 2 000 habitants situé à 10 km d’une grosse agglomération n’aura pas le même mode de vie, ni le même habitat qu’un village du même nombre d’habitants situé à 200 km d’une agglomération. Dans le rural, il y a des effets de proximité, et c’est ici que résidait tout l’intérêt du ZAUER, dès lors qu’on l’examinait en détail. La typologie admettait des communes urbaines dans les « espaces à dominante rurale », tout comme elle montrait des communes rurales qui sont fonctionnellement urbaines, c’est-à-dire qui relèvent de l’espace périurbain des pôles d’emploi. Cette distinction à double sens est aujourd’hui perdue au profit d’une seule possibilité : du rural sous influence urbaine. En outre, avec les « petits pôles », l’INSEE a validé d’office le statut « urbain » de fort petites villes, sinon de bourgs au rayonnement terne sur leurs couronnes.

Quoi qu’il en soit, lorsque l’INSEE affirme que 95% de la population française vit sous l’influence des villes, et que, parmi les communes rurales, 75 % sont sous influence des villes parce qu’elles appartiennent à l’aire d’un pôle, grand, moyen ou petit, ces dernières ne deviennent pas pour autant de l’espace urbain. Encore une fois, il ne faut pas prendre la ZAU pour une définition du rural et de l’urbain. Il subsiste un espace rural, même si la définition morphologique est décevante.

Le meurtre est donc évité. Pourtant, la défense de l’INSEE ne suffit pas, le débat est toujours là parce qu’au-delà de la statistique, il faut prendre en compte la dimension affective et subjective des termes, c’est-à-dire les représentations sociales de la ruralité.

II. Un débat passionné

En modifiant ses catégories, l’INSEE a ouvert une boîte de Pandore. L’institut a ravivé un grand nombre d’inquiétudes de la part de certains auteurs. S’il n’y a pas eu de « meurtre », des attaques semblent tout de même s’être produites, ce dont plusieurs indices témoignent.

Tout d’abord, les programmes d’enseignement de l’histoire-géographie en classes de première (réforme du 19 septembre 2013) rayent toute une série de thèmes pour concentrer les enseignements sur les éléments prioritaires. Regardons cela d’un peu plus près : ainsi, le thème 1 « De la ville à l’espace rural » devient « Un territoire sous l’influence urbaine ». Dans les autres sous-parties du programme, les espaces ruraux sont évacués. Le rural n’est lu qu’à travers le fait que la plus grande majorité des habitants vit dans une aire urbaine et que ses transformations affectent les espaces ruraux. L’espace rural n’est donc plus regardé seulement qu’au filtre de l’espace urbain.

Autre indice : le lancement de la revue Tous Urbains (PUF, Paris, 2012), sous la direction d’un comité composé notamment de Michel Lussault, Frédéric Bonnet et Jean-Pierre Charbonneau. La revue affirme et revendique le primat de l’urbain et souhaite susciter le débat pour faire évoluer les représentations, au motif que les conceptions de la ruralité en France sont poussiéreuses : « l’urbain devient, par un spectaculaire renversement, totalement explicatif des sociétés et de leurs transformations ». Cela s’inscrit dans la continuité des travaux de Jacques Lévy qui, déjà, provoquait cette réflexion en 1994 dans son article fameux : « Oser le désert ? Des pays sans paysans »[4]. Il y défendait la nécessité de sortir du cadre de pensée très ruraliste fondé sur le vieil électorat, les vieilles circonscriptions des maires ruraux, pour défendre les dynamiques en cours sur les territoires, et notamment les dynamiques urbaines. Le rural reste donc assimilé à une tradition française du jacobinisme, de caporalisme d’Etat. Cette posture défendue en 1994 est toujours là, Jacques Lévy n’a pas dévié de son but et, en 2013, il persiste et signe notamment à travers une évolution cartographique. Il produit ainsi des séries de cartes où l’anamorphose prévaut pour rappeler l’importance de l’urbain par rapport au rural. Il s’appuie sur le postulat qu’une cartographie conçue avec le respect de la métrique ne rend pas justice aux évolutions récentes et au poids des influences métropolitaines. Il désire ainsi corriger la chose par une carte de la répartition des citoyens plus démocratique, où les territoires sont représentés selon les effectifs de leur population, et non pas selon la superficie. Il en résulte que le rural est réduit à peau de chagrin en termes de visibilité cartographique.

Dans une interview à l’Express[5] , Jacques Lévy précise que la France a achevé son urbanisation et défend aussi l’idée d’un « tous urbains ». Nous sommes entrés dans la civilisation urbaine. Pourquoi ? Avec la télévision, Internet et l’explosion des mobilités, tous les français partagent les valeurs de la ville. La société française est en train de changer de mode de vie, elle tend vers l’uniformisation et le bien-être matériel. « Les ruraux sont des urbains qui habitent à la campagne ». Ceci dit, le constat n’est pas très original, l’idée d’urbanisation (sociologique) des campagnes remonte aux travaux d’Etienne Juillard en 1961[6], mais sans qu’il en soit fait alors pour autant une négation de la ruralité.

Dernière manifestation de cette posture « tout urbaine » : en 2010 dans le manuel de concours « La France en villes »[7] on peut lire que « l’urbanisation de la France est, sauf exceptions minimes, achevée » (p. 55), au point que Jacques Lévy interprète la statistique de l’INSEE selon des catégories qu’il propose pour l’occasion :

–          Espace urbain citadin (soit les pôles urbains classiques, avec leurs banlieues) ;

–          Espace périurbain (les couronnes des aires urbaines) ;

–          Espace hypo-urbain (les communes multipolarisées, mais aussi l’ex-catégorie du rural sous faible influence urbaine, où de 20 à 40% des actifs travaillent dans un petit pôle) ; les deux catégories précédentes formant l’espace urbain non-citadin (donc hors-agglomérations physiques) ;

–          Enfin, l’infra-urbain, ou « espace à urbanité externe », se refusant à employer le terme de « rural » même pour ces derniers espaces les plus isolés.

Ainsi, Jacques Lévy concède 3,4 % de ruraux en France après ce tour de passe-passe statistique. Certes, son combat idéologique contre la prépondérance de toute ruralité entendue dans son sens idéologique le plus critiquable, c’est-à-dire favorable au conservatisme des terroirs et traditions est noble, mais doit-on pour autant déformer au passage une catégorie à valeur géographique ?

Que rejettent, fondamentalement, tous ces auteurs ? Jacques Lévy parle, au sujet du rural, d’une « société agraire » : la notion de « rural », avec les guillemets qu’il écrit lui-même, est assimilable à une société organisée autour de l’agriculture. Il conteste donc la ruralité parce qu’il la conçoit comme un mode d’être qui se rattache à un certain nombre de pratiques agricoles, et à des valeurs agrariennes effectivement passées.

Mais le rural doit-il être assimilé à l’agriculture et à ces valeurs agrariennes ? Cela fait des lustres que les géographes se battent contre le fait que le rural soit assimilé à l’agriculture. Le rural est devenu multifonctionnel en France comme dans tous les pays développés ; il existe des espaces ruraux, écrits au pluriel. L’agriculture prime toujours dans les paysages mais n’est plus un facteur d’organisation premier. Aujourd’hui, l’espace rural s’appuie sur d’autres caractéristiques comme par exemple, les faibles densités, la distance métrique, l’organisation des modes de vie autour de la contrainte du déplacement et de l’accès aux services. Dès lors, la dimension paysagère, toujours perçue par les habitants, et ce poids de la distance doivent-ils être oblitérés en pensant que le rural n’est que l’agriculture ? Il existe bien toujours un support physique à la ruralité, avec ses représentations et ses contraintes.

Jacques Lévy nous propose toutefois en contrepoint un concept intéressant, celui d’« urbanité ». Ce terme représente l’essence même de ce qui fait la ville. Il désigne la mixité fonctionnelle et sociale de l’urbain, avec toute la densité et la diversité des interrelations sociales qu’on y trouve. En ce sens, il est possible pour des populations très différentes de se croiser dans un même territoire avec des logiques de coprésence, d’inter-accessibilité de l’espace public. Le tout conduit à un fort sentiment d’identification et une auto-évaluation positive de l’espace urbain, comme le « modèle d’Amsterdam » de Lévy le résume tout particulièrement.

L’urbanité est donc une entrée passionnante pour caractériser la ville, mais qu’en reste-t-il si on l’applique à l’hypo-urbain ? Toutes les aires urbaines relèvent-elles d’une réelle urbanité ? Le gradient décroissant vers l’hypo-urbain de la densité, de la diversité des fonctions et des co-présences sociales met en doute la possibilité d’étendre si loin l’idée de l’urbain. Que reste-t-il de l’urbanité dans des régions essentiellement rurale, polarisées par des unités urbaines isolées ?

Pire encore : un réel déficit d’urbanité se fait tout autant sentir dans l’espace périurbain lui-même, avec des logiques d’enfermement et de précarisation des « captifs du périurbain », comme en témoignent les travaux d’Eric Charmes ou de Lionel Rougé[8]. La population n’est pas à même d’être dans ce partage d’urbanité, faute d’une véritable mixité sociale et à cause de leur éloignement résidentiel. Et que dire de certaines banlieues où l’isolement social et la stigmatisation mettent à mal aussi le constat d’urbanité ? On n’oserait pas proposer ici l’idée d’une sorte de « ruralisation » du territoire…

Tous les espaces dits urbains ne se valent donc pas. Dans ce cas-là est-il bien pertinent de mettre dans un même moule des espaces qui, sociologiquement, n’ont pas la même expérience de vie ?  Pourquoi pousser si loin si la clé de lecture de l’urbain ?

A l’inverse, ne faudrait-il pas respecter dans nos critères de lecture les représentations sociales de la ruralité ? Sont-elles nécessairement conservatrices ou passéistes, les habitants qui recherchent le rural se trompent-ils forcément d’objet ?

Il n’est pas outrancier de dire que le rural est un espace encore marqué par des champs de cultures, par la végétation spontanée, quel que soit son rapport à la ville : c’est précisément ce paysage aéré que nos périurbains et nos néo-ruraux viennent chercher quand ils vont gagner leur carré de verdure. Certes, avec un certain cynisme, le chercheur peut se gausser à peu de frais de ces urbains qui croient sortir de la ville et tombent dans un succédané de campagne qui n’a rien de conforme à leurs attentes, tout en restant dans un mode de vie urbain avec un habitat standardisé, des contraintes de transport et de voisinage.

Est-on pour autant à même de nier la réalité de cette attente sociale ? La représentation sociale de la ruralité, même fantasmée, demeure un élément fort d’auto-identification qui a toute sa légitimité. Dès lors qu’un espace est majoritairement vécu comme rural, son classement d’office dans l’hypo-urbain pose question. Présente-t-on le caractère urbanisé des campagnes, l’enquêté finira par répondre : « mais tout de même, il existe quand même des champs, des arbres ! ». La mise à distance de la ville, tant physique que mentale, et la variable paysagère restent le critère déterminant.

Pour achever de montrer le caractère très discutable du jeu sur les statistiques, prenons le parti inverse et défendons un instant à tout crin le rural, pour tenter de démontrer que la France reste encore significativement rurale. Outre les communes hors de l’influence des pôles, remettons dans le rural les « petits pôles », avec leurs couronnes, qui concentrent entre 1500 et 4999 emplois soit entre 3500 et 15000 habitants (en admettant un coefficient multiplicateur moyen de 1 emploi pour 3 habitants). Ces villes, ou plutôt « bourgs » en réalité, jouent bien un rôle d’animation, d’entraînement pour le rural – en ce sens la notion de « bourg » n’est pas totalement obsolète. Leur urbanité restant très limitée, la légitimité de leur classement antérieur en « espace à dominante rurale » n’était cependant pas illogique.

Ensuite, dans tout ce que l’on nomme le périurbain, les espaces sont morphologiquement ruraux mais fonctionnent avec la ville par les migrations d’emploi. Toutefois, cela ne concerne pas tous les habitants : rappelons que parfois seulement 40 % des actifs font la navette avec les pôles ! Pourquoi, dès 40%, l’influence urbaine devient-elle dominante, et non 50% est une question marginale. D’une manière générale, dans cette tranche de zéro à 60% d’actifs non-pendulaires, il reste donc possible de supposer qu’un bon tiers des actifs périurbains ne sont en fait pas en relation suivie avec les pôles urbains !

Avec cette lecture inversée du territoire, mais tout autant militante, on retombe alors sur les chiffres de 83 % d’urbain et 17% de ruraux (soit l’ensemble de l’ancien espace à dominante rurale +30% des périurbains). Presque 1/5e de la population française ne serait donc pas dépendante de l’influence de ces fameux pôles, donc en tout point « rurale ».

 

Le jeu statistique dépasse la seule rationalité scientifique, les considérations idéologiques continuent à peser dans les termes rural et urbain. Il est donc urgent d’en revenir aux données pour dépassionner le débat.

III. Retour aux données

Plutôt que de se battre entre les militants du « tout-urbain » et les tenants d’une ruralité persistante, emparons nous de la définition morphologique, puisque l’INSEE ne propose plus que cela. Or il demeure ici un autre obstacle à l’analyse de l’urbain généralisé.

En effet, l’INSEE montre que les communes rurales sont en croissance, et non pas seulement le rural périurbain mais bien aussi le rural hors-couronnes périurbaines, et ce surtout dans les années les plus récentes (le renversement statistique débute en 1975 et se généralise en 2000 pour tout le rural). La population des espaces ruraux augmente au même rythme que l’ensemble de la population française, soit + 0,7% par an (1999-2006), un taux de croissance plus fort que celui de la croissance urbaine. L’évolution s’accélère avec +1,3% par an depuis 2006, y compris par le solde migratoire. Aujourd’hui la population rurale augmente trois fois plus vite que celle des aires urbaines en pourcentage. Les courbes d’évolution de la population des communes de moins de 2000 habitants permettent d’obtenir un résultat assez similaire. Les temporalités sont décalées mais le virage apparaît à la fin des années 1970 en gros.

En termes de comportements, on peut certes tomber d’accord avec Jacques Lévy sur la diffusion des modes de vie urbains, mais en termes de territoires, une certaine réalité doit être pointée, celle d’une reprise démographique du rural, avec la persistance de ses représentations motrices et de ses enjeux particuliers (accessibilité, distance).

Il y a un autre problème : l’urbain ne serait guère en croissance. Pourtant, tout le monde insiste sur la métropolisation et la concentration démographique au profit des plus grandes villes. Mais en ce sens, Guieysse et Rebour[9] défendent l’idée selon laquelle on se trompe en interprétant les statistiques. Le processus d’urbanisation, tout d’abord, repose sur un glissement sémantique. Ce n’est en effet pas tant une augmentation de la population sur place que l’on observe, qu’une croissance des zones périurbaines avec une logique de dé-densification des centres par agrégation des marges rurales et redistribution interne. On aurait donc affaire, selon les auteurs, à une mythologie du retour au centre. C’est peut être un vœu politique, mais la ville compacte ne s’observe pas encore statistiquement. Au contraire, la décroissance de densité des aires urbaines et les soldes migratoires parfois négatifs des centres agglomérés (il y a départ vers les zones périurbaines notamment) vont à l’encontre de l’idéologie du « tout urbain ». Ou alors, c’est une croissance centrifuge, idée plutôt originale pour définir un « pôle ».

Ce processus est le résultat d’une crise : le pouvoir d’achat limité, le renchérissement des coûts fonciers dans les villes, le processus de désurbanisation engendrent une contrainte résidentielle. Il y aurait, ainsi, croissance renouvelée des espaces ruraux et processus de dédensification voire de désurbanisation de nos villes françaises.

La raison principale à cette erreur de lecture tient au fait que les évolutions intercensitaires ne sont pas calculées à périmètre constant. Si une commune bascule dans une unité urbaine de plus de 2000 habitants, elle devient urbaine et donc modifie le résultat. Il en va de même pour l’intégration des communes rurales au périurbain, leur dynamisme étant alors crédité au profit des pôles urbains. La courbe du rural apparaît ainsi décroissante parce qu’à chaque recensement on enlève des communes pour les classer dans l’urbain alors même que l’ensemble rural est en croissance.

De ce fait, si l’on passe selon les recensements de 44 à 47 millions d’urbains entre 1999 et 2007 – soit l’annexion de l’équivalent de trois départements français – avec un déclin de 14,3 à 13,9 millions de ruraux d’autre part, c’est en fait parce que l’on inclut d’anciennes communes rurales à l’urbain. En refaisant le calcul avec une délimitation constante, selon le périmètre final de 2007, on passe en réalité de 12,7 à 13,9 millions d’habitants dans le rural. Les espaces restés ruraux sont donc bel et bien en croissance. Il s’agit seulement de ferrailler un peu avec les statistiques et de travailler avec des données les plus neutres possibles et des critères de compatibilité efficaces.

Les auteurs arguent donc du fait que la croissance urbaine analysée au filtre des aires urbaines résulte souvent d’une confusion entre le pôle pris dans son ensemble, avec son aire urbaine, et les espaces urbanisés proprement dits. Les agglomérations sont stricto sensu en dédensification, voire en décroissance. Il y aurait même « exode urbain » et désurbanisation du territoire français !

IV. Une lecture dépassionnée du rural est-elle possible ?

Au vu des débats, il reste urgent de conserver une distance scientifique sur la question. Les postures ruralistes nostalgiques sont condamnables, tout comme les lectures exagérées du tout-urbain. Sortons pour cela un instant du cadre français, dans lequel le rural a décidément une force identitaire hors du commun. Qu’en est-il ailleurs en Europe ? De 2005 à 2008, j’ai effectué un travail de comparaison des définitions du rural dans 35 pays européens[10], en tenant compte des approches parfois multiples qui peuvent coexister, à la manière de la France et de ses deux approches (ZAU et définition morphologique). Il s’agissait de construire un inventaire relativement exhaustif et cartographiable du sujet.

Il existe ainsi quelques polarités, des espaces qui définissent le rural de manière similaire. L’approche la plus administrative consiste à décider par la loi de ce qu’est une ville / un village. Un statut administratif est ainsi donné à la commune, sans se fonder sur une lecture morphologique, fonctionnelle etc. C’est le cas pour l’ancien bloc des pays d’Europe centrale et orientale. Cette définition est indépendante de tout critère, on peut ensuite faire tourner les statistiques mais ce n’est pas passionnant parce que les espaces restent hétérogènes, sans norme valable. Ces approches sont en net déclin. Le Centre et l’Ouest de l’Europe produisent quant à eux une définition attentive à la morphologie (c’est le cas de la France) et à la dimension fonctionnelle. Ces définitions sont plus riches. Par contre, parmi elles, la densité de population est un critère en émergence : elle permet la prise en compte à la fois des concentrations de population et des effets de proximité entre pôles selon les échelles de lecture. On trouve notamment ces définitions en Allemagne, en Hongrie, aux Pays Bas. D’autres espaces prennent en compte la distance au pôle et les fonctions des pôles dans une logique christallérienne : la qualité des services, les fonctions présentes sur un territoire.

Pour résumer, 73% des définitions continuent à garder un seuil de population agglomérée, mais un nombre considérable ne s’en contente pas, ou plus. Ainsi, 39% des définitions s’attachent à la densité, la concentration d’emploi, d’équipements, les migrations pendulaires. L’Europe évolue donc vers une définition de la ruralité composite, capable de croiser plusieurs critères, affichant des typologies de plus en plus fonctionnelles. En Belgique, les statistiques font même appel à la hauteur du bâti et la qualification des services urbains ! Et surtout, l’Union européenne elle-même a choisi depuis 2003 une définition inspirée de l’OCDE qui combine la densité, à l’échelle locale, puis des proportions de ruraux à l’échelle régionale, permettant de construire des régions « à dominante rurale ».

Les catégories sont, en outre, souvent relatives. Dans la plupart des pays on a bien abandonné la dichotomie pesante urbain/ rural avec l’introduction d’une catégorie intermédiaire : le périurbain, « le rural urbain », exclusif de l’une ou l’autre des deux autres catégories. Cette tripartition de l’espace, rencontrée dans un tiers des cas, permet de prendre en compte ces couronnes qui ont disparu des statistiques françaises, absorbées par le « tout urbain » ou négligées par la définition morphologique simpliste de base.

 

Enfin, on trouve également des lectures graduelles et typologiques : le rural dense, le rural agricole, le rural touristique etc. En France, les travaux de Jean-Claude Bontron et Sylvie Cabanis ont ouvert la voie en 1993 et produit une typologie des cantons ruraux français, réactivée encore en 2013 par la DATAR sur son site l’Observatoire des territoires. La cartographie statistique démontre notamment cette diversité des espaces ruraux, une fois éliminés tous les cantons urbains de plus de 500 habitants par kilomètre carré[11]. Il existe donc bien la possibilité de proposer, par les définitions et travaux statistiques, des espaces ruraux, ce que les ruralistes s’échinent à montrer depuis une vingtaine d’années avec les notions de continuum rural/urbain ou de multifonctionnalité rurale[12].

Conclusions, ouvertures :

Voici quelques idées fortes pour ouvrir le débat : il semble – et c’est un jugement forgé à l’usage – qu’au motif crédible de la part de l’INSEE de ne pas confondre ruralité et influence urbaine, on a perdu en termes d’évaluation de la qualité du rural en France.

Avant 2010, on trouvait « l’espace à dominante rurale » soit une qualification interne plus poussée, mais le risque résidait dans un amalgame urbain/aires d’influence urbaines. Désormais, on est confronté à un autre risque : donner prise à des lectures idéologiques exagérées du « tout urbain ». L’INSEE précise toutefois bien, en bas de son commentaire sur la ZAU 2010, qu’il reste à redéfinir le rural.

Pour contribuer à ce débat, il faut donc une réhabilitation claire d’une lecture graduelle du rural. Il existait des communes rurales dans l’espace urbain, des villes dans l’espace rural et des espaces à la fois ruraux et urbains, c’est cela qui manque cruellement désormais. Ensuite, pourquoi pas, il est toujours possible d’opter pour un critère plus novateur de lecture du rural, pour lequel la densité fait figure de favorite.

Autre point fort : il demeure essentiel de ne pas confondre la phase de définition statistique et la phase d’interprétation qualitative et quantitative du rural. Prêtons attention à ne pas emporter le concept scientifique avec sa critique dans le domaine idéologique. Le rural reste un terme utile pour identifier et spatialiser les binômes concentration / dispersion, enclavement / accessibilité, bâti / non-bâti, autant de notions essentielles pour comparer des réalités territoriales avant leur prise en charge par le jeu politique.

Le débat avec la salle bien remplie commence alors.

La position critique de Jacques Lévy ne fait-elle pas référence à la nature du découpage communal pléthorique français ? Peut-on expliquer uniquement par le poids des communes rurales le fait que la question de la définition du rural se pose particulièrement en France ?

Samuel Depraz : Oui, en effet, le découpage en 36000 communes est dénoncé depuis très longtemps, à travers des tentatives de réformes permanentes – mais concrètement toutes avortées pour des questions électoralistes. Jacques Lévy attribue cela au poids de la ruralité et critique en particulier le mode de scrutin qui privilégie la représentation indirecte au Sénat, ou les mandats des communes rurales au niveau des cantons et des Conseils généraux. Même à l’Assemblée nationale, les découpages électoraux des circonscriptions législatives sont régulièrement en inadéquation avec l’évolution de la population et surreprésentent le rural avant chaque mise à jour, très lente. La critique est donc fondée : la ruralité au plan politique est effectivement surreprésentée, la ruralité est choyée par les élus.

Mais le problème est-il la ruralité ou l’organisation administrative du territoire ? Pourquoi les deux doivent-ils nécessairement être liés? Il est moins nécessaire de supprimer les 36000 communes que de modifier d’abord le système de représentation. Le maire pourrait avoir un rôle proche des maires d’arrondissement. L’Allemagne, par exemple, a réussi sa réforme territoriale de manière assez autoritaire avec la création de « super-communes » qui sont en fait une réunion de communes, soit des lieux de représentation du pouvoir et de gestion du territoire, en gardant des maires sans conseil municipal pour maintenir le lien avec l’identité locale. La ruralité et la représentativité politique des communes n’ont pas forcément à être liées, il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, ni confondre les catégories d’analyse scientifique avec des postures militantes, si justes soient-elles.

Concernant le rôle des représentations, existe-t-il des enquêtes d’opinion sur le sentiment d’appartenance des populations qui pourraient jouer sur les évaluations statistiques ?

Samuel Depraz : Les travaux les plus importants dans ce domaine sont actuellement ceux faits sur le périurbain, cet espace d’entre-deux posant de nombreuses questions sur la motivation des populations pour venir dans ces espaces. La recherche d’un éloignement physique de la ville, mais dans un fonctionnement en étroite relation avec elle, crée des représentations ambigües. Pour le rural, les représentations des habitants ne sont sans doute pas en phase avec les constructions scientifiques des définitions du rural et leur lecture de l’influence permanente des villes. La perception de la ruralité est sans doute supérieure à ce que les scientifiques en disent. Il subsiste un présupposé plus favorable à la ruralité que ce que laissent voir les chiffres.

Il existe un livre, pas tout récent, intitulé Au bonheur des campagnes aux éditions de l’Aube[13], et qui pose la question suivante : « Quelles sont les valeurs que vous associez aux différents types d’espaces soit parce que vous y habitez soit parce que vous les fréquentez ? » On remarque alors qu’aujourd’hui les valeurs républicaines sont portées par les campagnes : solidarité, liberté etc. sont associées aux campagnes. Les sociologues nous sont très utiles autour de la notion de société agraire ; ce qui fait aussi le rural, c’est la propriété de la terre, ce sont les paysans.

Samuel Depraz : Cela me rappelle une idée de Jean-Paul Charvet selon lequel les espaces ruraux sont passés de sociétés « agricoles » à des sociétés « agraires », puis aujourd’hui « agrestes ». C’est à dire qu’il y a certes déprise forte de l’activité agricole, mais les représentations et valeurs qui lui sont associées demeurent et se perpétuent. Quand on se déplace vers un habitat rural, ou en tout cas pensé comme tel, on adapte ses propres représentations à ce présupposé. On épouse ainsi une attention au foncier, au travail de la terre, y compris par la légitimation d’un choix qui n’est pas forcément conforme à ce qu’on attendait, notamment dans le périurbain ou l’ambiance rurale reste toute relative. Il peut y avoir survalorisation de la ruralité en y projetant en effet toutes sortes de valeurs.

 

Je suis étonnée du raisonnement de Jacques Lévy qui produit un espace indifférencié au motif notamment de la diffusion des outils technologiques. Ce qui permet le maintien voire le regain de ruralité, ce sont justement les outils de communication, les innovations techniques. Que pensez-vous de lien entre technologies et ruralité ?

Samuel Depraz : L’usage des technologies n’est en effet pas incompatible avec le rural. J’ai vu, dans un hameau de 40 habitants, la gestion par informatique des cheptels avec des dossiers envoyés directement au ministère, un contrôle informatique des intrants, etc. La population n’a rien « d’arriérée ». Les technologies facilitent des intercommunications distantes, il n’y a plus de problème avec l’éloignement, les migrations vers la « ville » la plus proche (1600 habitants) n’étant qu’hebdomadaires. Ces espaces seraient donc urbanisés ? Même selon l’INSEE on est bien ici hors de l’influence des pôles urbains et on se vit bien comme rural. La ruralité n’est pas ce qui reste isolé, hors des échanges permis par la technologie ; elle se perpétue avec elle, sinon grâce à elle.

Existe-t-il une autonomie de l’INSEE ?

Samuel Depraz : Cette question fait référence à une possibilité de recherche sociologique intéressante. Derrière le nom « INSEE » se trouvent des personnes. L’INSEE, ce sont d’abord des statisticiens, leur objectif est de produire un outil pour travailler sur le territoire. Il serait intéressant d’aller les rencontrer pour comprendre leurs postures, leurs nominations. Non pas en vue d’une critique de la qualité scientifique de leur travail, mais plutôt afin de comprendre comment la nouvelle typologie a été construite, selon quels débats internes et par quel groupe de travail – surtout en sachant que l’INRA en faisait à nouveau partie.

Au-delà, cela permet de replacer nos interprétations dans un contexte idéologique plus global. En effet, Nicole Mathieu rappelle qu’une définition du rural ne pourra jamais être objective, qu’elle dépend de son époque et de ses producteurs. Il faut donc prêter une observation constante à la définition de la ruralité : en 1990, elle écrit qu’« une définition « objective » de l’espace rural, et  en particulier les découpages statistiques, les dénominations des types d’espace  (comme celle de rural profond), les modèles des relations ville/campagne ne sont pas sans rapport avec les préférences idéologiques des chercheurs qui les produisent ».[14] On est toujours influencé par un contexte de civilisation.

Ainsi, l’Allemagne en 2005 a-t-elle aussi décidé de l’abandon du terme de rural dans les typologies fédérales d’analyse du territoire. De même, la politique de l’Union Européenne (UE), et notamment la stratégie de Lisbonne (2000) peuvent influer en ce sens. En effet, ce texte a représenté un changement de cap, il ne privilégie plus des mesures de péréquation régionale dans la mise en œuvre des fonds structurels, mais plutôt une priorité à l’innovation et la compétitivité dans les territoires. L’UE délaisse alors une optique interventionniste sur l’ensemble des territoires, pour verser dans un discours légèrement plus libéral avec une priorité donnée aux pôles les plus dynamiques pour innerver le reste du territoire.

Le nouveau zonage de l’INSEE n’est donc pas vraisemblablement une commande politique, mais il n’est pas exclu qu’il s’inscrive inconsciemment dans ce discours néo-libéral sur la compétitivité des territoires, postérieur aux années 2000, et visible jusqu’au niveau européen.

Bien des gens qui s’occupent de la ruralité ont un mode de vie urbain. Quelle influence cela a-t-il sur le débat autour de la fin du rural ?

Samuel Depraz : Cet élément pourrait en effet jouer dans le sens d’une survalorisation de la ruralité. Mais on observe, à l’inverse, un effet d’autocensure ou de neutralisation : les chercheurs sont aussi des esprits critiques qui se méfient de leurs propres représentations. Les ruralistes, en outre, cherchent à se démarquer de toute nostalgie d’une ruralité perdue. Le phénomène joue donc dans les deux sens.

Finalement la géographie n’est pas une science, comme la sociologie mais plutôt une sorte de  mélange ?

Samuel Depraz : J’espère qu’il n’y a pas de sociologues dans la salle… Je les laisse apprécier la remarque ! Attention, la présence de débats idéologiques dans une discipline ne la disqualifie pas pour autant en tant que science ! Certes, consciemment ou non, il existe en effet bien des postures militantes en géographie : Jacques Lévy, par exemple, analyse l’espace au travers de sa volonté de réformer le fonctionnement administratif des territoires pour une démocratie plus efficace, c’est ce filtre qui motive sa recherche. Mais cela n’empêche pas une mise en perspective scientifique. Il faut simplement s’entendre sur ce qui constitue le principe d’une démarche scientifique : la science, c’est d’abord une manière d’énoncer le cheminement par lequel on arrive à un résultat, selon la conception poppérienne de la science et le principe de falsifiabilité. Il faut donc rester critique sur les démarches afin de pouvoir bien décrypter les différentes postures des chercheurs.

Compte-rendu réalisé par Elsa Sanial,

Relu, corrigé et amendé par l’intervenant.



[1] Bonnamour J. (1973), « Le malaise de la géographie rurale », in idem, Géographie rurale, méthodes et perspectives, Masson, Paris, 168 p. ; Sautter G. (1986), « La géographie rurale en crise », in Études rurales n°103-104, p. 259-274 et le colloque de l’ Association des ruralistes français (1986), Les études rurales sont-elles en crise ?, L’Harmattan, Paris, 81 p.

[2] INSEE (2011), Insee Première n°1374, « Le nouveau zonage en aires urbaines de 2010 », complété par le n°1375 du même mois : « Poursuite de la périurbanisation et croissance des grandes aires urbaines ».

[3] Dumont G-F. (2012), « Exclusif. Un meurtre géographique : la France rurale par Sherlock Holmes »  Population  et avenir n°707, Éditorial – n° 707 mars-avril 2012

[4] Levy J. (1994), « Oser le désert ?  Des pays sans paysans », in Sciences Humaines, hors-série n°4, p. 6-9.

[5] Levy J. (2013), « Nos communes sont des fossiles » Interview au magazine L’Express publiée le 12/08/2013, en ligne : http://www.lexpress.fr/actualite/politique/jacques-levy-nos-communes-sont-des-fossiles_1272957.html

[6] Juillard E. (1961) , « L’urbanisation des campagnes en Europe occidentale », in Études rurales n°1, p. 18-33, et le numéro thématique d’Études rurales n°49-50 (1973) consacré à « L’urbanisation des campagnes ».

[7] Cailly L., Vanier M. (dir.) (2010), La France. Une géographie urbaine, Armand Colin coll. « U », 368 p., chapitre 3 rédigé par Jacques Lévy.

[8] Charmes E. (2011), La Ville émiettée. Essai sur la clubbisation de la vie urbaine, Paris : PUF et Rougé L. (2009), « L’installation périurbaine entre risque de captivité et opportunités d’autonomisation  », Articulo – Journal of Urban Research n°5/2009, en ligne : http://articulo.revues.org/1440.

[9] Guieysse J-A., Rebour T. (2012) « Territoires ruraux, déclin ou renaissance ? », in Population et Avenir n° 710 (2012/5) p 4-8 et p. 24 ; Guieysse J-A., Rebour T. (2012), « Le dynamisme démographique rural et la périurbanisation », Actes du colloque ASRDLF 2012 de Mons, en ligne :

[10] Depraz S. (2009), « Vers une définition internationale du rural en Europe ? », in Chevalier P., Cortes G., Dedeire M. (dir.), Héritages et trajectoires rurales en Europe, vol. 1, l’Harmattan, Paris, p. 85-108 ; et Depraz S. (2009), « Differenciating between Rural Areas : Indicators and typologies », in Gajdoš P. (dir.), Regional Disparities in Central Europe, Académie des Sciences / Comité slovaque de l’UNESCO, Bratislava, p. 24-36 ; Depraz S. (2008), « Czy powstanie międzynarodowa definicja obszaru wiejskiego w Europie ? » (Will an International Definition of Rural Areas in Europe be formulated ?), in Wies I Rolnictwo vol. 139 n°2, Académie des Sciences de Pologne, publication semestrielle de l’Institut d’études rurales et régionales, Varsovie, p. 26-42.

[11] Bontron J-C., Cabanis S. (1993), Essai de typologie socio-économique des cantons français, SEGESA / DATAR, Paris, 18 p. ; et Bontron J-C., Cabanis S., Velard L. (1992), Nouvelle approche de la diversité des agricultures régionales, SEGESA, Paris, 89 p.

[12] Perrier-Cornet P. (dir.) (2002), Repenser les campagnes, Éd. de l’Aube, La Tour d’Aigues, 280 p.

[13] Hervieu B., Viard J. (1996), « Au bonheur des campagnes (et des provinces) », Marseille : éd. de L’aube, 160 p.

[14] Mathieu N. (1998), « La notion de rural et les rapports ville/campagne en France : les années 1990 », Économie Rurale  n°247, p. 11-20.