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Multinationales et territoires, histoire d’investissements européens dans les ordures d’Egypte

Ce Café Géo s’est tenu le 9 octobre 2013 au Café de la Cloche à Lyon.

L’intervenante Lise Debout a soutenu une thèse en 2012 : Gouvernements urbains en régime autoritaire. Le cas de la gestion des déchets ménagers en Égypte téléchargeable ici (PDF) . Elle nous présente une partie de ce travail dans cette communication qui a pour thème la territorialisation des politiques publiques en régime autoritaire.

À travers le cas de la réforme de la gestion des déchets ménagers, les questions notamment abordées dans cette thèse sont les suivantes :

– Comment mettre en œuvre une politique publique en régime autoritaire ?
– Quelles sont les marges de manœuvre des territoires locaux pour adapter le contenu de ces politiques publiques dans un contexte d’extrême centralisation et d’absence de représentants légitime de la population au niveau local ?

Dans ce cadre, c’est aujourd’hui plus précisément l’enjeu de l’implantation des multinationales dans la gestion des déchets en Égypte qui seront analysées.
Construire son objet de recherche en Egypte : terrain et données

En entrée en matière, il faut rappeler les difficultés posées par un travail de recherche sur ces thématiques là en Egypte.
D’une manière générale, on trouve assez peu de données dans en Égypte du fait d’une part, de la difficulté d’accès à l’information et d’autre part en raison de l’absence de bases de données constituées. Cet accès aux données quantitatives est assez problématique, surtout à des échelles fines. De plus, les autorités locales sont peu visibles contrairement à des entités étatiques comme les ministères. Afin d’obtenir des données locales, il faut impérativement passer par le niveau national, trouver un interlocuteur, acquérir la confiance des gens pour enfin avoir accès à l’échelon local.
Concernant les informations disponibles sur les entreprises, cela se résout au cas par cas : certaines entreprises sont enclines à communiquer, d’autres non. La coopération dépend aussi de la nature des informations demandées. Ainsi, au-delà des classiques visites d’équipements, Veolia communiquait assez peu de documents papier. Il n’y avait pas de contacts directs avec les dirigeants mais uniquement avec le chargé de communication. De plus, chaque visite de terrain était contrôlée par un agent de Veolia.
Lors de ces phases dites de terrain, la difficulté était aussi due au statut que Lise Debout qualifie de « femme occidentale qui pose des questions ». En effet, cela a tendance à attirer l’attention surtout lors des enquêtes de terrain dans les quartiers informels ce qui rend l’enquête assez dure à mener. Néanmoins, le statut de femme a été un atout pour entrer dans la sphère privée qui peut être également une source importante d’informations et pour pénétrer les autorités publiques toujours méfiantes : les femmes paraissent plus inoffensives que les hommes et cela aide à délier les langues des interviewés.

La réforme de la gestion des déchets

Assurée par les chiffonniers sous encadrement des autorités locales, la gestion des déchets a été réformée dans les années 2000 sous Moubarak. Poussé par les bailleurs de fond, le gouvernement central a décidé de remédier au problème de gestion des déchets en faisant appel à des entreprises privées. Un appel d’offres international a été lancé pour mettre en place des partenariats public-privé. Ces démarches se sont faites très rapidement : les entreprises sélectionnées se sont installées sans même faire d’étude préalable.
Ce manque de préparation des entreprises a eu, comme cela sera développé par la suite, des conséquences plus ou moins importantes suivant les entreprises. Des densités de 300000 hab/km², des voiries étroites, 50% d’urbanisation informelle et un secteur informel (chiffonniers) bien structuré regroupant plus de 80000 personnes, sont quelques-uns des problèmes face auxquels les entreprises ont dues réagir.
Pour développer ces différents aspects, trois entreprises multinationales seront abordées au cours de cette communication : Veolia, IES et AMA ARAB. Ces trois entreprises qui ont officié sur le territoire égyptien comportent des différences (type d’actionnaires par exemple) qui impliquent des gestions et des fonctionnements divergents, en voici une présentation à grands traits. Veolia est une entreprise née d’une fracture au sein du groupe Vivendi en 2003. Veolia Environnement est une multinationale leader dans le service lié à l’environnement. Elle s’occupe de la gestion des déchets de 60 millions d’habitants dans le monde pour un chiffre d’affaire de 9,7 milliards d’Euros. Avec l’installation en Egypte, Veolia avait pour objectif de tester le marché dans le domaine de la gestion des déchets dans le monde arabe dans le but de s’implanter dans cette région où elle n’était pas jusqu’alors. AMA ARAB est une azienda municipali créée à la fin du XIXème siècle. Créées après la seconde guerre mondiale, ces entreprises s’occupaient des services liés aux infrastructures d’eau, à la gestion des déchets et à la distribution du lait en Italie. Dans les années 1990, ces entreprises à la base entièrement publiques ont évolué pour devenir des sociétés anonymes pouvant donc intégrer des parts d’investissements privés. Cela leur permet actuellement de tenir un double discours de communication : privé et public pour faire valoir la qualité de leur service. IES (International Environnement Service) est une entreprise italienne faisant parti du groupe FCC Vivendi.

L’adaptation des firmes multinationales au contexte égyptien

En Égypte, Veolia a signé son premier contrat en Afrique. C’était également, le premier contrat de délégation de service public signé en Egypte. Le gouverneur d’Alexandrie étant favorable au privé (il a développé la seconde ville d’Egypte quasiment exclusivement avec des acteurs privés), le directeur de Veolia a bénéficié d’un contexte diplomatico-économique (relations franco-égyptiennes sous le mandat de J. Chirac) favorable à une implantation au sein de la ville d’Alexandrie. Lorsque Veolia est arrivée en Egypte, l’entreprise a cherché à faire ce qu’elle savait faire sans se préoccuper du contexte local. Cela a abouti à un certain nombre de difficultés et d’incohérences :

– Dans le but de gérer le ramassage des déchets, Veolia a importé d’Europe 140000 conteneurs. Ils ont donc été pour la plupart démantelé ou utilisé en tant que matière première et donc à d’autres fins que celle de la gestion des déchets (à titre d’information la durée de vie de ces conteneurs estimée à sept ans à Paris, atteignait difficilement six mois à Alexandrie).
– Veolia a également fait installer un incinérateur de déchets médicaux alors que ce type de déchets n’est pas trié à la source en Egypte. Il fait l’objet d’un marché noir pour le recyclage du plastique. De plus, cette infrastructure gère seulement 840 tonnes de déchets médicaux par an (et demande des précautions sanitaires importantes) alors que la ville en fabrique environ 12 000 tonnes par an.
– N’ayant pas pris le secteur informel en compte, Veolia a été victime de sabotages par les chiffonniers.
– A cause des solutions techniques non adaptées à la totalité du territoire géré, la qualité du service était correcte dans les quartiers réglementaires mais très limitée voire inexistante dans les tissus informels : Veolia se contentait de mettre en place des conteneurs à disposition des habitants mais c’était à ces derniers d’amener leur déchets à l’extérieur des quartiers informels.

D’un point de vue extérieur, tout le monde pensait que Veolia réussissait bien. En effet, la communication de Veolia mettait en avant les nombreuses certifications (ISO) décernées par les organismes internationaux. Par exemple, Alexandrie a été élue ville la plus propre du monde arabe et Veolia, entreprise la plus soutenable.
Toutefois en 2011, Veolia s’est retirée du marché (alors que son contrat expirait en 2015) avec un bilan financier déficitaire très conséquent. Les actions du groupe ayant perdu plus de 52% de leur valeur en 2011 au regard d’investissements désastreux en Égypte mais aussi en Israël, dans le Sud de l’Europe, etc. Cet échec financier (qui a abouti à un recours en class action de la part des actionnaires) démontre que la capacité financière d’une multinationale n’est pas suffisante pour s’adapter au contexte égyptien : l’application de modèles économiques et techniques importés directement de l’occident semble inefficace si ces derniers ne sont pas remodelés en fonction du contexte local.

IES quant à elle s’est occupé de la gestion des déchets à Giza (Le Grand Caire). Elle a du faire face à des autorités locales hostiles à la privatisation. Cette méfiance vis à vis des entreprises privées s’explique par trois principaux facteurs :

– un sentiment nationaliste très fort hérité de la période nassérienne,
– le fait que la propreté dans cette ville constitue la dernière des très maigres responsabilités des autorités locales,
– le contrat de privatisation initial monté par les autorités locales a été modifié sans leur accord par les autorités supérieures du pays, entraînant de nombreuses démissions de personnes appartenant aux autorités locales.

Face à l’hostilité des autorités locales, IES a décidé de contourner l’échelon local (peu ou pas de dialogue) et d’aller directement régler les problèmes avec les autorités nationales en particulier pour les défauts paiements dont ils ont été victime (réclamations posées auprès de la GAFI, une autorité dépendant du ministère des finances qui traite les déconvenues existantes avec les entreprises étrangères). Ce blocage local et le fait qu’IES discute directement avec les autorités nationales aboutissent à une situation dans laquelle l’entreprise n’est pas suffisamment réactive aux besoins et aux demandes locales.
Du point de vue de la gestion, IES n’a pas fait évoluer son service par rapport au contexte local. Toutefois, la taille modeste de l’entreprise lui a permis d’être modelable et de s’adapter un peu au contexte local notamment en complétant le service offert par les chiffonniers. IES ne s’occupe donc que des quartiers réglementaires laissant les quartiers informels aux chiffonniers. Malgré ces difficultés, IES continue de mener son activité et de réaliser des bénéfices.

AMA ARAB est à la différence des entreprises précédentes, la seule à avoir produit une vraie situation de coproduction du service. Située au Caire en rive droite du Nil, cette entreprise a dès le début collaboré avec les autorités locales et s’est vite adaptée à la réalité du Caire, cela pour plusieurs raisons.
Tout d’abord, à l’instar des autres entreprises, elle n’a pas menée d’études préalables et disposait du même contrat que les autres entreprises du Caire (avec une signature après négociation). En revanche, AMA ARAB est détenue par le public et a tenu à réaliser ses emprunts en Egypte et pas à l’étranger pour s’assurer des risques liés à la fluctuation des cours. Ensuite, elle a créé le matériel motorisé qu’elle utilise sur place et en fonction des tailles de voirie présente au Caire. Concernant les conteneurs, elle en a testé plusieurs types avant de les mettre en place : AMA ARAB a pris soin par exemple d’enlever tous les éléments valorisables des conteneurs avant de les mettre à disposition dans la ville). Enfin, voyant que les chaînes de tris étaient inutiles (couteuses et peu adaptées à la culture locale), l’entreprise a préféré payer des pénalités pour non-recyclage plutôt que de mettre en place des installations sous utilisées, risquant par cela de mettre en péril une image d’entreprise « durable ».
AMA ARAB se démarque également des autres entreprises dans ses relations avec le secteur informel. En effet, AMA ARAB se sent, selon ses dires, investie d’une mission de service public. Ainsi, elle a décidé de prendre en compte à la fois l’ensemble des quartiers (formels et informels) mais aussi les chiffonniers. AMA ARAB a donc dans un premier temps tenté de recruter les chiffonniers. Cependant, ces derniers étant très attachés à leur liberté notamment parce qu’ils peuvent récupérer des déchets et les revaloriser, n’ont pas souhaité répondre favorablement à l’offre d’AMA ARAB. De plus, les salaires proposés par l’entreprise étaient bien inférieurs aux sommes que pouvaient se faire les chiffonniers en recyclant les déchets qu’ils récupèrent. Par rapport à cette situation, AMA ARAB a décidé en 2007 de sous-traiter aux chiffonniers la gestion des déchets dans les quartiers aisés puis sur 70% du territoire d’AMA ARAB. Cette délégation a permis de faire baisser les coûts d’exploitation du secteur de 50%. En effet, pour 12,5% des couts d’opération, la gestion des déchets est assurée sur 70% du territoire. Ainsi, jusqu’en 2011, AMA ARAB a donc récolté les déchets dans les quartiers informels tandis que les chiffonniers s’occupaient quant à eux des quartiers réglementaires. L’intérêt social était double : les chiffonniers continuaient de travailler et les habitants des quartiers informels avaient eux, un service de meilleure qualité, meilleur que sur les autres territoires. Pour l’entreprise, au delà du discours sur sa mission publique, il s’agissait bien entendu d’alléger ses coûts d’exploitation par cette sous-traitance opportune.
Au niveau de la communication, AMA ARAB a joué la transparence totale sur ses agissements. Cela lui a permis de communiquer sur son adaptation au territoire avec un accent mis sur l’apport bénéfique de la technologie au service du territoire. AMA ARAB, n’a pas non plus obtenu de qualification ISO ce qui ne l’empêche pas d’agrandir son marché.
Au niveau des relations avec le local, AMA ARAB a eu à faire aux exigences des autorités locales. Toutefois, AMA ARAB a fait le choix d’adapter son travail et a donc aménagé un climat de confiance en cédant sur certains points aux demandes des autorités locales. AMA ARAB a pu faire amender son contrat 2 fois et augmenter son territoire d’action. De plus, le type de contrat monté avec les chiffonniers par AMA ARAB s’est vu institutionnalisé depuis 2010 et a vocation à être élargi à toutes les entreprises en délégation. Cela constitue pour les chiffonniers, une forme de reconnaissance de la part des autorités.

Dans la gestion des partenariats public / privé, et d’autant plus dans des réalités géographiques et sociales très différentes de celles des pays d’exploitation habituels des multinationales européennes, la compétence technique ne fait pas tout. Il semble nécessaire pour les entreprises extérieures de s’adapter aux contraintes locales afin d’être efficaces et comprises de la part du public et des autorités. De leurs côtés, les autorités locales font parfois un usage abusif de leur autorité ce qui ne permet pas au système de gestion de convenablement s’adapter. Au Caire, c’est un contexte de coopération entre autorités publiques locales et entreprise qui a permis la proposition de différentes innovations : le contrat de délégation des chiffonniers, élément créé au niveau local et voué à être appliqué à l’échelle du territoire. Ce modèle proposé par les différents acteurs locaux formels et informels a été l’occasion de permettre une desserte universelle (au sens de équitable et durable sur tout le territoire quel que soit le revenu des ménages) ce qui est une exception dans la fourniture des services par délégation en Afrique voire plus largement.

La discussion avec la salle commence alors.

Pourquoi les Egyptiens ont eu besoin des multinationales alors que les chiffonniers faisaient déjà office de gestionnaires des déchets ?
L.D. Les chiffonniers offraient un service qui ne couvrait pas l’ensemble de la ville. Ceci pour des raisons d’une part, d’héritage traditionnel des « propriétés » de collecte, et d’autre part du fait que les chiffonniers sont intéressés par la matière riche et valorisable et du coup, ils ne s’intéressent qu’aux quartiers réglementaires (dans les quartiers informels, le tri se fait déjà par les ménages eux-mêmes afin de revendre les matières).

Existe-t-il des travaux de comparaison des entreprises sur un même terrain ? Il y a t-il des techniques de comparaison ?
L.D. Non, il n’y a pas vraiment d’étude sur l’adaptation territoriale d’une entreprise. Il n’existe pas non plus de démarches comparatives.

Face à la création et à l’adaptation des modèles, l’expérience plus ou moins réussie du Caire provoque t-elle des velléités d’installation aux Emirats Arabes ? En quoi l’expérience égyptienne a pu influencer cette installation ?
L.D. Veolia s’est répandue au Maghreb car elle avait cru à un potentiel économique important mais la réalité s’est avérée différente.

Véolia s’est-elle retirée avant ou après les évènements égyptiens ?
L.D. Elle s’est retirée après les événements en les utilisant pour justifier son départ, quand bien même sa décision de partir (par rapport aux résultats économiques) était déjà actée.

Lors de débordements, les multinationales sont souvent prises pour cible. Est ce que l’on voit cela en Egypte ?
L.D. Au moment des révolutions, la question de la propreté était au cœur des contestations. L’entreprise AMA ARAB a subi des dégradations de matériel. Lors du mandat de Morsi, un plan de restructuration visant à exclure ces multinationales étrangères du pays a d’ailleurs été réfléchi.

Compte-rendu réalisé par Sébastien Ah-Leung, relu et amendé par l’intervenante.