Grand Palais, Galeries nationales
17 septembre 2014- 2 février 2015

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Dolorès Sprengel Museum

 

Super Nana, Nana enragée ou Nana engagée, douze ans après sa disparition, le Grand Palais lui rend honneur. C’est l’occasion de découvrir une œuvre variée et parfois méconnue, puisque cette artiste, farouchement autodidacte, a certes produit des tableaux mais aussi des sculptures, des architectures, du design et du mobilier, des films et aussi des romans. Une œuvre aux couleurs vives, mais pertinentes, parfois « brut de décoffrage » mais toujours audacieuse.

Une artiste hors norme

 

Un Napoléon en jupons

Photo de l’artiste affiche de l’expo

Photo de l’artiste affiche de l’expo

« Puissante et libre, dingue et forte, superbe et sensible » c’est ainsi que Jean Tinguely, son mari et rival, rend hommage à Niki.

On ne peut pas parler de cette artiste sans parler de sa vie, car c’est sa vie qu’elle a sans cesse transposée, réenchantée, réécrite dans son œuvre.

Catherine, Marie-Agnès de Saint Phalle est née en 1930 à Neuilly. Son père est un aristocrate issu d’une vieille lignée qui descend des Croisés. Il est banquier et fortuné. Sa mère est Américaine. Dès sa naissance, les parents s’installent à New York. Elle y est élevée selon les codes de la bonne société new-yorkaise. Elle est d’abord mannequin. Elle est très belle et pose pour les plus grands magazines. Elle gardera de cette époque le goût des toilettes, l’art de se mettre en scène. En 1949, elle a 19 ans, elle épouse Harry Mathews. Ils auront deux enfants. Son histoire aurait pu (ou aurait dû) en rester là. En 1952 ils quittent les Etats-Unis qu’ils jugent insupportablement conservateurs, pour la France. Niki de Saint Phalle y vivra jusqu’en 1993.

Jeune femme elle écrivait des poèmes et des pièces de théâtre, elle dessinait aussi. Mais elle voulait être actrice. Elle sera mannequin ! Un caractère bien trempé, de l’audace à revendre, elle confesse : « J’ai décidé très tôt d’être une héroïne. Qui serais-je ? George Sand, Jeanne d’Arc ? Napoléon en jupons ? L’important c’est que ce fut difficile, grand, excitant ».

Des troubles psychologiques graves lui valent un internement à Nice en 1953. Elle les surmonte en pratiquant les arts graphiques, les collages. C’est ainsi qu’elle devint peintre, sans jamais avoir pris de cours. Elle expose pour la première fois en 1956 à Saint-Gall (Suisse).

En 1960 elle rencontre Jean Tinguely, elle quitte Harry et leurs enfants et s’installe avec Jean à Montparnasse dans l’impasse Ronsin. C’est le grand amour de sa vie.

Désormais très célèbre, elle expose partout dans le monde. Elle travaille de façon obsessionnelle, sans relâche. Elle ose toutes les techniques, tous les matériaux : elle est plasticienne, peintre, sculpteur. Elle sera aussi réalisatrice de films et écrira des ouvrages autobiographiques qui diront son calvaire d’avoir, à 11 ans, été violée par son père.

En 1993, elle s’installe définitivement en Californie. Elle souffre depuis toujours de graves troubles respiratoires et espère que le climat californien va alléger ses souffrances. Elle travaille cependant énormément jusqu’à sa mort en 2002. Reconnue dans le monde entier, mais un peu oubliée en France.

Cette rétrospective va nous permettre de redécouvrir une artiste : ni mineure, ni majeure, mais hors norme ! Indépendante et libre. Elle a aussi courageusement embrassé les problèmes de son temps : opposition aux guerres du Viêt-Nam, d’Algérie ; luttes contre le racisme et le sort réservé aux Noirs aux Etats-Unis ; lutte contre le sort réservé aux femmes.

L’amazone des Nouveaux réalistes

Son œuvre dénonce, non sans provocation, avec un sens aigu et joyeux de la satire et de la fête, les poncifs d’un système religieux, artistique ou bourgeois qu’elle remet sans cesse en question. Elle dit : « Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme et fournissait une structure organique à ma vie sur laquelle j’avais prise. C’était une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans mon travail et dans ma vie et cela m’aidait à me sentir responsable de mon destin ».

Dans les années 1950, elle travaille seule et cherche un moyen d’expression. Elle visite de très nombreux musées, dans un grand nombre de pays et fréquente les cercles artistiques les plus divers. Elle a découvert Antonio Gaudi et son parc Guëll et le Facteur Cheval. Elle réalise surtout des assemblages : tableaux sur bois et carton sur lesquels elle colle tout et n’importe quoi.

Dans les années 1960, elle réalise la série des Tirs. Le critique Pierre Restany, qui a assisté avec enthousiasme au premier Tir, la fait entrer dans le cercle des Nouveaux réalistes.

Ce courant artistique, représentatif des années 1960, s’épanouit surtout à Paris et sur la Côte d’Azur. Le rapport critique aux objets est l’essence même du mouvement : l’objet est travesti, exorcisé, subverti. Elle côtoie César et ses compressions ; Christo, qui emballe des monuments, Yves Klein qui fait breveter à son nom une couleur bleu-outremer. Elle observe Arman, Daniel Spoerri, Martial Raysse et bien sûr celui qui deviendra son mari, connu pour ses ironiques et improbables machines aux mouvements sans finalité, le sculpteur Jean Tinguely.

De 1960 à 1991, (date de la mort de Jean) le couple collabore étroitement pour la réalisation de nombreuses œuvres commandées par de grands musées ou pour des lieux publics.

Mais l’œuvre de Niki de Saint Phalle se développe rapidement hors du champ pictural. Peintre et sculpteur, elle inscrit aussi ses travaux dans des jardins et sur des places publiques. Les enfants, plus que les adultes parfois y retrouvent un monde magique et imaginaire, l’esprit du jeu, du rêve et de la poésie.

Il ne faut pas ignorer non plus la part américaine d’une artiste à la double culture.

Parcours de l’exposition

Le parcours compte 175 œuvres réparties sur deux étages. Huit salles thématiques se succèdent. Dans toutes les œuvres de Niki de Saint Phalle coexistent la violence et le chaos d’un côté, le jeu, la joie de vivre de l’autre.

 

Peindre la violence

Elle exécute dès la fin des années 50 une série de grands tableaux qui associent deux cultures visuelles : d’un côté celle de la vieille Europe où l’histoire se confronte aux nouvelles avant-gardes et de l’autre les avancées les plus frappantes de l’art américain

 

Pink Nude in Landscape (1956-58) Santee, Niki Charitable Art Foundation, CR. 41

Pink Nude in Landscape (1956-58) Santee, Niki Charitable Art Foundation, CR. 41

Ce tableau a la surface épaisse des « matiéristes » comme Jean Fautrier et Jean Dubuffet. Son ciel noir et blanc parsemé de tâches de peinture évoque les « drippings » de Jackson Pollock. Les objets qui y sont fixés font penser aux Américains Jasper Johns et Robert Rauschenberg.

Deux plans sont étagés, sans perspective. Une femme nue, rose, est installée au milieu du tableau. Elle a des grains de café dans la chevelure et des éclats de céramique (référence à Gaudi) soulignent ses attributs sexuels. Cette femme puissante, sans doute déesse mythologique domine une nature composée de serpent, bélier, éléphant… C’est un autoportrait !

 

Napoléon en jupons

Cette salle présente une interview filmée de Niki de Saint Phalle.

Elle dit : «  Comme la plupart des jeunes filles de bonne famille, j’ai été élevée pour le marché du mariage ! C’était un leitmotiv. Toutes les jeunes filles de ma génération devaient se marier et se marier jeunes…. La femme tire sa puissance de sa faculté de créer, d’enfanter, de donner la vie ». Comme Simone de Beauvoir dont elle a beaucoup lu Le Deuxième sexe, elle pense qu’on ne naît pas femme, on le devient.

Elle entreprend un ensemble d’œuvres traitant des rôles dévolus aux femme : la mariée, la maman et la putain. Mais elle réinterprète ces thèmes classiques en osant des parturientes en train d’accoucher, des femmes crucifiées, mais portant jarretelles aux couleurs criantes et sexe offert. Femmes victimes et femmes magnifiées, elles sont traitées dans toute leur complexité.

Cheval et la mariée (1964) Hanovre, Sprengel Museum, donation de l’artiste en 2000.

La mariée sur son cheval est blême et chétive. Elle porte son voile comme elle porterait le deuil, tandis que l’animal biblique qui lui sert de monture offre une image pleine de vie.

La série des mariées accompagne l’évolution de Niki vers la sculpture et vers de nouveaux matériaux.

 

La nouvelle société matriarcale

Niki affirme : « Le communisme et le capitalisme ont échoué. Je pense que le temps est venu d’une nouvelle société matriarcale. Vous croyez que les gens continueraient à mourir de faim si les femmes s’en mêlaient ? Ces femmes qui mettent au monde… je ne peux pas m’empêcher de penser qu’elles pourraient faire un monde dans lequel je serais heureuse de vivre ».

En 1965 émergent les premières Nanas. Elles portent les prénoms de ses amies et proches. Faites d’abord de papier collé et de laine, puis de résine, les Nanas sont le prolongement des déesses fécondes et des Accouchements. A la fois joyeuses et puissantes, les Nanas sont le manifeste d’un monde nouveau dans lequel la femme détiendrait le pouvoir.

Leur corps généreux et coloré va bientôt s’agrandir et s’ouvrir sur des Nanas-maisons qui seront autant de propositions pour vivre autrement.

Public entrant dans Hon, 1966

Public entrant dans Hon, 1966

Cette sculpture géante et éphémère a été réalisée, avec Jean Tinguely et Per Olof Ultvedt à Stockholm en 1966.

Elle s’inspire de Gaudi et aussi du Facteur cheval. La Hon a 27 m de long, 9 m de large et 6,5 m de haut. C’est un grand corps de femme allongé, jambes écartées. Le public y entre par le vagin. Elle comporte 3 étages qui se visitent comme un musée et un centre d’attraction.

Niki dit : «  C’est une cathédrale. C’est la plus belle et la plus grande femme du monde et aussi la plus grande putain du monde. Exposée pendant trois mois, des milliers de personnes y ont pénétré. Un commentateur ajoute, amusé, que la natalité a beaucoup augmenté à Stockholm l’année suivante !

 

Le Nana Power

D’où vient le nom de Nanas ? En bonne franco-américaine Niki adorait les mots d’argot et ce synonyme de « filles » ne pouvait que lui plaire.  Fait-elle aussi référence au roman de Zola, à la toile de Manet ou à sa gouvernante française nommée Nana ? Nul ne le sait.

 

Trois Grâces

Trois Grâces

Cette salle de l’exposition est vaste et plaisante. Une cohorte de Nanas s’y déploie. Elles expriment une féminité sans retenue, souriante, à l’image de l’artiste dont elle est le porte-voix. Elle dit : « Nous avons bien le Black Power alors pourquoi pas le Nana Power ? Je veux être supérieure, avoir les privilèges des hommes et en plus garder ceux de la féminité… Les Nanas sont plus grandes que nature parce que les hommes sont plus grands et il faut qu’elles le soient davantage pour pouvoir être leurs égales »

Nana noire upside down, 1656-66, Nice, collection MAMAC, donation de l’artiste en 2001.

Nana noire upside down, 1656-66, Nice, collection MAMAC, donation de l’artiste en 2001.

Engagée dans le combat des droits civiques, elle s’insurge : « Moi une sauvage ? Une femme dans la civilisation des hommes c’est comme un nègre dans la civilisation des blancs. Elle a droit au refus comme à la révolte ».

Si les Nanas triomphent dans cette salle, un mystère demeure : pourquoi ces femmes ont-elles de si petites têtes…C’est pour le moins dérangeant.

 

Mère dévorante. Père prédateur

Cette salle révèle une autre face des femmes. Niki ne les épargne pas. Elles sont ici grotesques et parfois inspirent la terreur.

Niki aborde la face sombre de sa propre vie : « il s’agit de montrer ce que personne ne veux voir : à par quelques exceptions, la famille est une arène où l’on s’entre-dévore… Nous connaissons tous dans notre vie la bonne et la mauvaise mère. J’ai représenté les bonnes mères avec les Nanas. Je me consacre désormais à son antithèse, à cette mère qu’on aimerait ne pas être ».

La promenade du dimanche, 1971, Santee, Niki Charitable Foundation.

La promenade du dimanche, 1971, Santee, Niki Charitable Foundation.

Le regard que Niki pose ici sur ses parents est d’une grande cruauté, même si filtre une pointe de compassion envers l’humanité.

Sa mère était très belle mais faisait régner un climat de violence à la maison. Le petit homme à la veste à petits carreaux est son père (Mummy eats Daddy). Mais la bestiole noire tenue en laisse est une araignée qui prend dans sa toile et dévore les vivants. Cette araignée rappelle  le caractère pour le moins libidineux du père. Bref un couple à la fois détestable et pitoyable.

La toilette, 1978, Nice, collection MAMAC, donation de l’artiste en 2001.

La toilette, 1978, Nice, collection MAMAC, donation de l’artiste en 2001.

Le coup de grâce porté ici aux femmes est sans merci ! Seule une femme pouvait le faire sans encourir les foudres de la moitié (au moins) de l’humanité.

 

L’art à la carabine

Pendant une décennie Niki effectue des Tirs publics, œuvres qui se situent entre la performance, l’art corporel, la sculpture et la peinture. La plupart ont été filmées ou réalisées expressément pour la télévision. Il s’agit de tirer (fléchettes, carabines, révolvers) sur un assemblage d’objets en plâtre (qu’elle a soigneusement composé) et de faire éclater des sachets de couleur dissimulés sous le plâtre pour qu’ils éclaboussent tout le contenu.

Elle affirme : en tirant sur moi, je tirais sur la société et ses injustices, en tirant sur ma propre violence, je tirais sur la violence de mon temps.

Tir Gambrinus, galerie Becker, Munich, 1963, photographie de Friedrich Rauch.

Tir Gambrinus, galerie Becker, Munich, 1963, photographie de Friedrich Rauch.

Cette partie de son œuvre a été très diversement appréciée. Les critiques ont affirmé que Niki était la Calamity  Jane de la peinture. D’autres, avec humour ont déclaré : ne tirez pas sur l’artiste, elle fait ce qu’elle peut.

King Kong, 1963. Stockholm, Modern Museet, donation de l’artiste en 1972

King Kong, 1963. Stockholm, Modern Museet, donation de l’artiste en 1972

Le titre du tableau renvoie au film fantastique bien connu. Cette fresque grandiose et monumentale (276 x 611 x 47 cm) est composée comme un triptyque : à gauche des femmes (amoureuses, mariées, parturientes), au centre des hommes (des hommes de pouvoir et au pouvoir) et puis à droite les immeubles de New York menacés. Nous sommes en 1963, les peurs de la 2ème GM ne sont pas encore effacées, la guerre d’Algérie est commencée et enfin nous sommes en pleine tension de la crise des missiles de Cuba. Un conflit nucléaire mondial peut être déclenché. L’artiste tire sur toutes ses peurs et sur tous les codes de la bonne société.

 

Le grand public est mon public

Aux yeux de Niki de Saint Phalle, l’une des raisons d’être de la création est d’apporter de la joie, de l’humour et de la couleur à l’existence.

La fontaine Stravinsky, Paris, 1983

La fontaine Stravinsky, Paris, 1983

Bien décidée à ne pas se couper du monde de l’enfance (en moi l’enfant et l’artiste sont indissociables) elle réalise de grands projets architecturaux publics, souvent élaborés avec Jean Tinguely comme la fontaine Stravinsky à Paris.

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Elle réalise aussi des jardins dont le plus ambitieux est le Jardin des Tarots (1978-98).

Pour financer sa construction, elle a décidé d’être son propre mécène et a créé un parfum, des bijoux et autres babioles que l’on appellerait aujourd’hui, produits dérivés…

A bas l’art de salon, vive la grandeur !

A la fin de sa vie, elle résume son étonnant parcours en disant : « J’ai eu la chance de rencontrer l’art parce que j’avais sur la plan psychique tout ce qu’il fallait pour devenir une terroriste ». Heureusement pour nous ! Car cette artiste nous apporte humour, couleur et joie de vivre.

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Maryse Verfaillie, septembre 2014