Exposé de la conférence-débat du 25 février 2017 avec Roland Courtot à l’Institut de Géographie de Paris.

La rencontre, programmée dans un des hauts lieux de la géographie française (une salle de cours de l’Institut de Géographie de la rue St Jacques à Paris) aurait pu s’appeler aussi « le Peintre et le Géographe », car l’exposé a porté autant sur les deux disciplines et leurs acteurs que sur les relations qu’elles entretiennent depuis longtemps. Cette invitation de la part de l’équipe des Cafés Géographiques s’inscrivait dans la continuité de la page web du dessin du géographe publiée le 1/2/2017 (http://cafe-geo.net/quelques-croquis-dexcursions-geographiques-au-debut-du-19eme-siecle/) et d’une rencontre antérieure avec le géographe aquarelliste Simon Estrangin (café géographique du 15 mars 2016, voir le compte rendu par Michel Sivignon : http://cafe-geo.net/simon-estrangin-et-la-geographie-sur-le-vif/).

J’ai limité ces réflexions aux rapports entre les œuvres graphiques des peintres (peintures, dessins,  fresques, etc.) et la géographie, qu’on pourrait situer dans la « géographie  des œuvres d’art », afin de la distinguer de la « géographie de l’art » telle qu’elle est définie par Boris Grésillon dans son ouvrage déclaratif de 2014 (« Géographie de l’art » Economica, 2014) comme une branche de la géographie culturelle, celle du système socio-spatial de l’art et des activités urbaines qui l’accompagnent.

On peut, en introduction, rappeler quelques parallèles entre la géographie et l’art graphique et pictural, rappeler quelques liens que ces deux « arts » entretiennent depuis longtemps, au moins dans l’histoire européenne. Ils possèdent un objet en commun, le paysage, ils l’observent sur le terrain et voyagent en remplissant des carnets de dessins, ils en construisent des images selon des techniques semblables : sur un plan, en deux dimensions, avec des points, des traits, et des surfaces. Rien d’étonnant à ce qu’ils se soient mutuellement nourris et enrichis.

Bien sûr leur finalité n’est pas la même : le peintre traduit les formes et les impressions esthétiques et sensibles du paysage, le géographe analyse les formes d’organisation de l’espace pour comprendre la façon dont les sociétés humaines l’occupent et dont les logiques naturelles le façonnent. Sensibilité d’un côté, raison de l’autre ? Ce n’est pas aussi tranché, puisqu’il existe une géographie du vécu et du sensible, et que des peintres ont introduit dans leurs paysages des logiques raisonnées pour l’interpréter (comme les formes géométriques du cubisme par exemple).

Ce que le géographe peut dire d’une œuvre d’art, d’un dessin, d’un tableau 

Partons d’un exemple récent : les « Tours vermillon » de William Turner ont été précisément localisées à l’occasion de l’exposition Turner du centre d’art Caumont à Aix-en-Provence en 2016. Dessinée à l’occasion d’un voyage entre Paris et Rome par la Provence en 1828, cette aquarelle a été identifiée par un échange avec le commissaire de l’exposition, Yan Warrell, et confirmée lorsque j’ai retrouvé, sur un carnet de voyage utilisé à Marseille (« d’Orléans à Marseille », n° CCXXIX), le croquis qui a servi de base à sa réalisation.

Fig.1 : “Tours vermillon”, Legs Turner Carnet CCXCII 18, D28965, Tate gallery Londres

Marseille : l’entrée du port entre le fort St-Jean à gauche, le fort St-Nicolas/d’Entrecasteaux et le fort Notre-Dame de la Garde à droite

Fig.2 : « Fortress », Legs Turner Carnet CCXXIX 45, « D’Orléans à Marseille », D20972, Tate Gallery Londres

Trois croquis de Turner à Marseille : 1-le fort St-Jean ; 2-le fort St-Jean, l’entrée du port, le fort St-Nicolas, le fort d’Entrecasteaux et le fort Notre-Dame de la Garde ; 3-en travers : l’entrée du port avec la tour St-Jean et le fort St-Nicolas.

Fig.3 : Vue aérienne oblique de l’entrée du port de Marseille (vers le SE), montrant la position des « Tours vermillon » dessinées par Turner et l’immense angle de vue, resserré sur son œuvre, pour embrasser le Fanal et le fort St-Jean, le fort St-Nicolas, le fort d’Entrecasteaux et le fort Notre-Dame de la Garde tout à la fois (croquis de l’auteur d’après imagerie satellitaire Google earth).

La reconstitution du champ perspectif du dessin à partir des géoportails de l’IGN et de Google Earth m’a permis de constater l’extraordinaire resserrement angulaire que Turner a pratiqué sur ce paysage, et l’observation de l’intensité des couleurs (d’où le titre de l’œuvre) a permis à Ian Warrell, de montrer que la série d’aquarelles marseillaises a constitué une étape importante dans l’évolution de Turner vers la couleur comme moyen essentiel de l’expressivité de son œuvre picturale (cf. : « Turner et la couleur », catalogue exposition Aix-en-Provence, Hazan, 2016).

Le géographe n’est pas le seul scientifique à contribuer à l’identification du contenu des œuvres de peinture : historiens, naturalistes, physiciens, astronomes, paysagistes, etc…se retrouvent dans ce champ d’investigation, ouvert dans le cas de Turner par la constitution d’un nouveau « catalogue raisonné » de son œuvre par la Tate Gallery de Londres.  Dans le cas de l’ aquarelle illustrant un incident de voyage de Turner entre Lyon et Paris en janvier 1829 (la diligence a versé dans le fossé à cause d’une tempête de neige dans la côte de Tarare entre Lyon et Moulins, cf. http://www.tate.org.uk/art/artworks/turner-messieurs-les-voyageurs-on-their-return-from-italy-par-la-diligence-in-a-snow-drift-tw0393 ), c’est un professeur de physique de l’Université du Texas qui a découvert l’endroit de l’accident, grâce à l’observation des étoiles figurées au ciel nocturne pour la date, et des cartes de la région des Monts du Lyonnais pour le lieu : D.W.Olson, in « Celestial sleuth » (Le détective du ciel, non traduit, Springer, 2014).

L’œuvre graphique comme source de corpus d’observation du réel 

Ces œuvres d’art alimentent depuis longtemps les archives de l’histoire des sociétés et sont pour leurs contemporains et pour les historiens d’aujourd’hui des imageries à but pédagogique évident :

– les enluminures des très riches heures du Duc de Berry comme documents pour la connaissance des paysages ruraux du Moyen âge français

– les fresques du « bon gouvernement » dans le palais communal de la ville de Sienne : elles ont été utilisées par le géographe André Hufty comme œuvre illustrant les relations entre la ville et la campagne dans le cadre d’un bon gouvernement et de la prospérité du système politique des villes-principautés dans l’Italie moyenne de la Renaissance. (André Hufty, “Paysage, peinture et géographie”, 6p, PDF)

– les fresques de la gare de Lyon à Paris, qui résument les paysages urbains et ruraux qui s’échelonnent au long de la ligne PLM entre Lyon et Menton (1900), et entre Paris et Lyon (1980) : invitation au voyage, roman de la France traversée. Ce que fera aussi un bon siècle plus tard J.-P. Deffontaines, depuis la fenêtre du TGV : en croquant des schémas modélisant les paysages traversés il a réalisé un résumé graphique des systèmes d’organisation de l’espace agraire au long de l’axe ferroviaire Paris-Marseille (http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/Dessin_du_Geographe_n26.pdf)

– les fresques des préaux scolaires dans l’exposition du Petit palais : « L’école en images » (22-10-2013/26-1-2014) d’après les esquisses présentées par les peintres aux concours pour la décoration des nouvelles écoles primaires de la ville de Paris entre 1880 et 1935. Preuve de la préoccupation pédagogique évidente entre la peinture et la géographie sur les murs de « l’école de Jules Ferry » (paysages de villes et de campagnes françaises).

Dans le cas de l’histoire du milieu naturel, ce n’est que plus récemment que les sciences de la terre ont fait entrer les œuvres peintes dans l’analyse des phénomènes naturels :

*L’évolution historique du niveau de l’eau dans la lagune de Venise a été étudié par D. Camuffo (in Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 2010) en utilisant les tableaux de Belloto et Canaletto pour y comparer le niveau de la ceinture d’algues visible sur les quais des canaux et les fondations des palais avec des documents de plus en plus récents :

– Dans sa construction d’un modèle numérique d’évolution historique de la Mer de Glace, Samuel Nussbauer a utilisé les nombreuses œuvres graphiques du fameux glacier pour la période antérieure à la photographie (https://www.phzh.ch/MAPortrait_Data/131444/8/Nussbaumer_et_al_2007.pdf) , voir aussi les tableaux de Viollet le Duc : http://cafe-geo.net/viollet-le-duc-geographe-des-montagnes/ )

-L’extension intercontinentale des cendres atmosphériques projetées par les explosions volcaniques a été étudiée par les vulcanologues à travers les tableaux de l’époque moderne et contemporaine, à partir du moment où ils ont constaté une corrélation chronologique forte entre les explosions connues et l’importance de la couleur rouge dans les cieux des tableaux de paysages européens, en particulier au 19e siècle (Zerefos, V. T., et al. : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00302717/document )

L’art de peindre et la construction du savoir géographique par les images 

Les structures de l’organisation géographique de l’espace sont souvent visibles dans les tableaux : dans l’œuvre de Van Eyck, « La vierge du chancelier Rollin », on peut repérer deux structures agraire très reconnaissables : un coteau viticole et un « openfield » laniéré de type «rhénan». Par ailleurs ce paysage participe, parmi les historiens de l’art, du « concours » du premier paysage peint d’après un exemple réel (http://cafe-geo.net/geographie-du-paysage-a-propos-dun-chef-doeuvre/). Il en va de même pour les formes du relief et les couches géologiques dans les tableaux de Paul Cézanne. Les formes géomorphologiques sont partout présentes dans ses tableaux : escarpements, crêts, cuestas, carrières, badlands, etc. Tal Coat (venu à Aix chez le peintre surréaliste André Masson, dont la résidence et l’atelier se trouvaient à la « carraïre des Artauds », au Tholonet, près de l’actuelle « route Cézanne » d’Aix à Saint-Antonin) a été lui aussi attiré par les couches géologiques du paysage, les plans stratigraphiques, les diaclases…

Fig. 4 : Paul Cézanne, « le Mont Sainte-Victoire, 1897-98 » (Musée de l’Ermitage, Saint-Petersbourg)

Dans cette vue rare de la Sainte-Victoire, très approchée par l’ouest (depuis le rebord du plateau de Bibemus), Cézanne a peint très précisément la rupture stratigraphique, au premier plan, entre le jurassique/crétacé dans lequel est creusée la gorge de la Cause, et le grès calcaire du Miocène (la mollasse jaune de Bibemus ou pierre d’Aix) déposé sur la surface d’érosion tertiaire bien connue.

Le croquis panoramique est directement issu de l’introduction de la perspective et de la 3e dimension dans le paysage, la profondeur, qui trouve dans la perspective l’élément principal de la construction de la charpente de la représentation paysagère.

L’œuvre de  Wyngaerde sur les villes de l’empire de Philippe II d’Espagne en est une preuve éclatante :

Fig.5 :Cette vue de la Albufera de Valence (Espagne) est construite avec une perspective circulaire (alors que la côte est rectiligne et N-S !) depuis un point de vue situé au dessus de la mer au droit du cordon littoral, à l’est de la lagune. (http://cafe-geo.net/anton-van-der-wyngaerde-une-curieuse-perspective-aerienne-sur-la-albufera-de-valencia/

Au 19e siècle, les panoramas (peints, photographiés) deviennent une véritable industrie du spectacle, comme l’a bien montré l’exposition « J’aime les panoramas » au MUCEM de Marseille en 2016. (voir aussi http://cafe-geo.net/wp-content/uploads/ Dessin du Géographe n°20 : le géorama d’Elisée Reclus, par R. Courtot)

Comme les peintres s’imprègnent souvent de la réalité d’un paysage, de ses atmosphères, des perspectives qu’il offre, des sensations qu’il procure, le géographe va sur le terrain, chemine, monte et descend, observe, trie, classe et enregistre des formes, du vécu, avant de construire des analyses graphiques : le « paysage » n’est pas pour lui comme pour le peintre un morceau d’espace terrestre vu d’un point de vue unique, mais un territoire géographiquement cohérent vu de tous les points de vue nécessaires à sa compréhension.

C’est une sorte d’image « holographique » pour laquelle il fait intervenir ses outils scientifiques, la théorie générale des systèmes, les graphes, les chorèmes, la corrélation spatiale, le structuralisme, pour construire des des schémas modélisateurs de la réalité paysagère et de l’organisation d’une région étudiée. Il rassemble les éléments signifiants du paysage observé pour en faire un modèle qui intègre et mets en relation spatiale les objets géographiques qui sont combinés dans l’espace pour former un « territoire » (par exemple un « terroir » en géographie rurale). Ce principe est partagé avec l’artiste qui construit son paysage en associant des éléments qui ne sont pas forcément disposés de cette façon dans la réalité paysagère, comme l’a certainement fait Van Eyck pour le paysage de la Vierge au chancelier Rollin.

Fig.6 : Ce croquis en vue aérienne oblique de la vallée de l’Owen, à l’E de la Sierra Nevada (Californie, USA), a été composé par l’auteur lors d’un voyage touristique dans l’Ouest des USA en 1995. Les observations du touriste-géographe ont permis de composer un schéma de ce piémont irrigué en région sèche (comme un « dir » en Afrique du Nord) qui s’est révélé assez voisin de l’image satellitaire que présente vingt ans plus tard le géoportail de Google earth pour cette même ville de Bishop.

En lisant les cours universitaires de Gilles Deleuze en 1981 (cf. « La voix de Gilles Deleuze », in site web de l’Université de Paris 8), j’ai trouvé un certain nombre de correspondances entre la création artistique du peintre et la création d’images de l’espace du géographe. En s’appuyant sur des peintres comme Turner, Klee, Matisse… Deleuze définit trois étapes :

-Un stade pré-pictural, qui est celui de la toile blanche, laquelle est en fait pleine de toutes les idées, tous les tableaux possibles que le peintre a dans la tête

-Un « chaos », un brassage d’idées, dans lequel se dessine un « diagramme », une structure qui préfigure le tableau à venir

-Le stade de la réalisation picturale, qui est fait de choix, d’élagages, qui permettent de faire « monter » la couleur et la lumière, de faire apparaître le tableau définitif, qui est une « présentation », un nouvel objet en soi.

En parallèle, le géographe réunit, après ses études de terrain (croquis, photos, etc…) les éléments qui vont permettre de figurer et de comprendre les formes d’organisation de l’espace.

La phase du « chaos » devient celle de la réflexion entre l’induction issue des inventaires et la déduction alimentée par les théories spatiales, et de l’élaboration mentale d’un schéma systémique qui permette de comprendre les logiques qui sous tendent le paysage observé.

La troisième étape est celle de la réalisation graphique, pour laquelle le géographe dispose d’un éventail de dessins possibles : bloc diagramme physique et/ou humain, coupe, croquis panoramique….

Dernières remarques :

On peut envisager trois grandes périodes historiques de convergence entre peinture et géographie, pendant lesquelles elles profitent toutes les deux des évolutions techniques et scientifiques :

  • La Renaissance : la peinture s’empare du paysage réel comme arrière plan, la géographie est construite sur les grandes découvertes, la cartographie et les débuts de l’organisation politique des espaces continentaux et mondiaux
  • Le 19e siècle : le paysage devient pour le peintre un sujet principal, plein de sens et de sensibilité ; la géographie est constituée en science avec pour objet les rapports entre l’homme et la nature à travers le paysage.
  • Aujourd’hui ? l’art contemporain relègue le paysage au second plan, mais le réintroduit aussi par des moyens autres que la peinture (art numérique, photocomposition, installations…) ; l’analyse spatiale géographique, qui a été éloignée du paysage par la révolution quantitative, y revient avec l’espace vécu et la géographie du sensible. Le sensible et le raisonné coexistent maintenant dans les deux « arts » de la peinture et de la géographie.

Roland Courtot, avril  2017